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l'époque, ni subordonner les faits aux idées qu'ils développent. Il suit péniblement l'ordre chronologique et chemine à tâtons dans les destinées du siècle, en s'appuyant sur chaque année. On sent que l'histoire touche encore aux mémoires qui l'environnent: elle ne s'en détache que par sa grandeur, sa science, son impartialité.

Elle s'en sépare encore par la langue qu'elle parle. Pour rendre dans toute sa majesté cette grande symphonie de l'histoire, de Thou manquait d'instrument: la France n'avait pas encore de langue noble. Il eut recours à l'idiome antique qui avait revêtu tant de chefs-d'œuvre, et qui, rendu désormais à la vie, servait de lien à toute l'Europe savante. Loin d'être un retour au passé, l'emploi de la langue latine dans une histoire universelle était une généreuse aspiration. vers l'avenir, un noble appel à l'unité future. Mais si l'intention était louable, le succès était impossible. L'usage d'une langue ancienne, outre qu'il a nui à la popularité de l'œuvre, a même altéré en quelque chose la vérité de l'expression et la naïveté de l'image. L'originalité de la pensée ne se conserve qu'à demi dans ce style d'emprunt qui l'interprète plu tôt qu'il ne l'exprime. On sent quelque chose de contraint et de gêné qui arrête le libre mouvement de l'éloquence; et les événements semblent perdre leurs formes et leurs couleurs naturelles au contact toujours glacé d'une langue morte 1.

L'histoire nous ramène donc, avec le président de Thou, au point où nous avaient déjà conduits les pamphlets avec la Satire Menippée nous touchons, sans y entrer encore, à cette époque heureuse pour les arts, où tous les éléments de la civilisation moderne, unis enfin dans une harmonie parfaite, vont produire de véritables chefs-d'œuvre; où l'expression, où la langue elle-même, assouplie par les longues études de l'âge précédent, ne sera plus qu'un voile souple et transparent, propre à accuser toute la richesse et toute l'originalité

1. Voyez, Sur la Vie et les OEuvres de J. A. de Thou, les discours de MM. Patin et Ph. Chasles, qui ont partagé le prix d'éloquence de l'Académie française en 1824.

des idées. Avant d'aborder cette période unique dans notre histoire, nous devons exposer les efforts des poëtes artistes du seizième siècle pour créer à la pensée la forme qui lui manquait; nous devons suivre dans son cours parallèle l'histoire de l'élocution, jusqu'au jour où les deux fleuves, idées et paroles, réunis pour un temps, donnèrent à la France son grand siècle.

CHAPITRE XXVI.

LA POÉSIE AU SEIZIÈME SIÈCLE.

Besoin d'une réforme littéraire; Marot; Saint-Gelais. français; Marguerite de Navarre; Despériers.

Les Novellieri

Besoin d'une réforme littéraire ; Marot; Saint-Gelais.

La poésie française s'ouvre, au seizième siècle, par le nom de Clément Marot1. Cet aimable poëte absorbe et résume en lui, sous une forme plus pure, toutes les qualités de notre vieille poésie, il en possède tous les charmes, mais il en a aussi toutes les limites. Il n'élargit point le cercle qu'avaient tracé ses prédécesseurs, il est Gaulois comme eux, mais il l'est mieux et plus vivement; il l'est seul autant qu'eux tous à la fois. On retrouve en lui la couleur de Villon, la gentillesse de Froissart, la délicatesse de Charles d'Orléans, le bon sens d'Alain Chartier, et la verve mordante de Jean de Meung: tout cela est rapproché, concentré dans une originalité piquante, et réuni par un don précieux qui forme comme le fond de cette broderie brillante, l'esprit. Marot est le premier type véritable de l'esprit français dans son acception la plus. restreinte, mais la plus distinctive. Il semble que la poésie du quatorzième et du quinzième siècle, sur le point de s'é

1. Né à Cahors en 1495; mort en 4554,

clipser devant l'éclat nouveau de la Renaissance, ait ramassé toutes ses richesses pour en douer cet heureux héritier des trouvères.

Le hasard, qui donna Marot pour page à la sœur de François Ier, semblait conspirer à ennoblir les inspirations naïves de notre vieille muse. Villon quittait enfin les rues de Paris pour la cour de France. Toutes les délicatesses d'une société noble et galante, toutes les intrigues d'un monde ingénieux et désœuvré, mais jeune encore et naïf, et où le plaisir supplantait l'étiquette, vinrent se refléter dans les vers du jeune poëte de vingt ans, qu'un jeune roi de dix-neuf ans, plein d'amour pour les arts et la gloire, daignait lire et encourager.

Clément Marot eut au seizième siècle, comme Boileau à l'époque la plus brillante de notre littérature, le bonheur ou le bon sens de s'enfermer dans le cercle des idées et des sentiments qu'il était apte à rendre, et de les exprimer d'une manière parfaite. L'un et l'autre sont au premier rang dans des genres secondaires. Après quelques compositions de jeunesse, où il payait tribut à la mode des allégories morales, et ressuscitait, quoique avec plus d'esprit, Dangier et Bel-Accueil, Marot s'abandonna tout entier à son heureuse fantaisie.

Nous ne parlons point de sa traduction des Psaumes, composition tardive et peu inspirée, œuvre de parti plutôt que de sentiment, et dont le succès fut aussi l'ouvrage d'une secte. On sent assez que ni le caractère de l'homme ni celui de la langue ne se prêtaient encore à une pareille tentative : « Marot avait, comme dit Pasquier, une veine grandement fluide, un vers non affecté, un fort bon sens.... Il fit plusieurs œuvres tant de son invention que traduction avec un très-heureux génius mais, entre ses inventions, je trouve le livre de ses épigrammes très-plaisant.

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De spirituelles et gracieuses épîtres, des élégies où la sensibilité ne sert que d'assaisonnement à l'esprit, des épigrammes enfin pleines de verve et de malice, tels sont les genres poétiques qu'affectionne sa légère pensée. L'instrument dont il pouvait disposer suffisait à de pareilles œuvres; la poésie des fabliaux, polie par l'usage d'une cour brillante, n'est ja

mais en défaut sous sa main; le vers de dix syllabes, ce mètre qui semble né pour les piquants et joyeux récits, lui fournit une richesse étonnante de coupes et d'effets poétiques, dont Voltaire seul a su lui dérober le secret. La Fontaine luimême n'a point surpassé l'excellent conte du Rat et du Lion Nos poëtes du grand siècle, réduits si souvent à implorer les secours de leurs riches protecteurs, ne l'ont pas fait avec tant d'esprit que Marot, dans l'épître où il se plaint au roi d'avoir été dérobé par son valet de Gascogne,

Gourmand, ivrogne et assuré menteur,
Pipeur, larron, jureur, blasphémateur,
Sentant la hart à cent pas à la ronde,
Au demeurant le meilleur fils du monde.

La poésie familière, ingénieuse et sensée, l'un de nos trésors les plus précieux du moyen âge, venait donc de trouver dans la personne de Marot son expression définitive; mais cette poésie embrassait-elle toute l'étendue de l'esprit français au seizième siècle? N'y avait-il rien au delà? Les doctes élèves de la Renaissance, les écoliers du nouveau Collège de France,

De la trilingue et noble académie,

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après avoir lu dans leurs langues sacrées Virgile, Horace ou Pindare, ne devaient-ils pas trouver un peu maigres ces braves formes de s'exprimer, qui ne pouvaient s'élever audessus des plus humbles sujets? Il leur semblait, suivant l'expression de l'un d'entre eux, « passer de l'ardente montagne de l'Etna sur le froid sommet du Caucase. » En vain Mellin de Saint-Gelais, cet abbé mondain de l'école de Marot, avait-il joint à la fluidité de son maître la grâce un peu maniérée des sonnets italiens. Il n'avait produit, malgré tout son soin à « peu et gracieusement écrire, que de petites fleurs et non des fruits d'aucune durée; c'étoient des mignardises qui couroient de fois à autres par les mains des courtisans et des dames de la cour. Après sa mort, on fit imprimer un

recueil de ses œuvres, qui mourut presque aussitôt qu'il vit le jour1. »

Saint-Gelais, digne de Marot seulement dans ses licėncieuses épigrammes, fut toujours médiocre dans les sujets sérieux. D'ailleurs, épicurien pratique, vivant à l'aise de sa grasse abbaye de Notre-Dame des Reclus, et ensuite de sa charge de bibliothécaire du roi, il se bornait à chanter périodiquement les mariages des princes et les petits événements des cours, laissant la carrière libre à des poëtes plus actifs et plus aventureux.

Les Novellieri français; Marguerite de Navarre; Despériers.

Cependant la prose littéraire, celle qui aspirait à produire des œuvres d'art, parvenait, comme la poésie badine, à une perfection analogue, sous la double influence de l'Italie et de la cour. Le Fabliau devenait la Nouvelle, le récit populaire faisait place au conte aristocratique, qui n'en était pour cela ni plus noble ni plus grave. Dans les cours, dans les châteaux, commençait à s'introduire le talent si français de la conversation, on y passait les longues soirées à raconter des anecdotes ou des histoires. Puis quelquefois un des familiers de la maison recueillait et faisait imprimer, sous le nom du maître, les souvenirs les plus piquants de ces longues causeries. C'est ainsi que furent attribuées soit à Louis XI, soit au duc de Bourgogne, les Cent Nouvelles nouvelles écrites par de nobles seigneurs de leur cour. La traduction de Boccace et les rapports politiques de la France avec l'Italie augmentèrent la vogue des Nouvelles. La cour de François Ier vit paraître de semblables recueils; l'un d'eux, l'Heptameron, porte le nom de sa sœur Marguerite, reine de Navarre. A en croire Brantôme, la reine les composa et les écrivit elle-même. « Elle fit en ses gaietés un livre qui s'intitule: les Contes de la reine de Na« varre.... Elle composa ses Nouvelles la plupart dans la litière, en allant par pays; car elle avait de plus grandes occupations étant retirée. Je l'ai ouï ainsi conter à ma mère,

«

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4. Et. Pasquier, Recherches, liv. VIII, chap. v.

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