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Au moment où Pascal se retira à Port-Royal (1654), le parti avait besoin d'un si puissant appui. Arnauld allait être condamné en Sorbonne, et le monde qui ne lisait pas les obscures discussions des théologiens, risquait de s'en tenir à la chose jugée et d'accorder gain de cause aux jésuites. Pascal changea l'ordre de bataille. Il s'adressa au public, en appela de l'autorité au sens commun, prétendant qu'il était plus facile de trouver des moines que des raisons. Alors pour la première fois les gens du monde, les femmes furent constitués juges de ces hautes questions. La nécessité de se faire lire et goûter d'un pareil tribunal fit des Provinciales (1656) un chef-d'œuvre. « La brièveté, la clarté, une élégance inconnue, une plaisanterie mordante et naturelle, des mots que l'on retient, en rendirent le succès populaire.... J'admirerais moins les Lettres provinciales, si elles n'étaient pas écrites avant Molière. Pascal a deviné la bonne comédie. Il introduit sur la scène plusieurs acteurs, un indifférent qui reçoit toutes les confidences de la colère et de la passion, des hommes de parti sincères, de faux hommes de parti plus ardents que les autres, des conciliateurs de bonne foi partout repoussés, des hypocrites partout accueillis : c'est une véritable comédie de mœurs1. »

Dans les trois premières Provinciales, Pascal traite la difficile question de la grace, sujet d'autant plus épineux pour lui que son parti défendait le côté étroit et dur du problème, et n'avait en sa faveur que sa franchise, sa logique inflexible et les ambiguïtés tortueuses de ses adversaires. Jusqu'alors ses antagonistes ne sont pas encore précisément les jésuites, mais plutôt leurs complaisants et inconséquents alliés, les dominicains. A partir de la quatrième lettre, Pascal transporte habilement la lutte sur un autre terrain plus favorable pour son parti et plus accessible à tous. C'est la morale des casuistes qu'il attaque, et dès ce moment le bon sens public est entièrement avec lui. Alors se déroule cette liste terrible de propositions jésuitiques, où tous les vices, tous les crimes. même trouvent leur justification, où partout le cri de la con

4. Villemain, Discours et Mélanges littéraires; Pascal,

science est étouffé sous la décision d'un docteur. Tour à tour ironique et véhément, Pascal parcourt toute l'échelle de l'éloquence. Il rappelle tantôt l'excellente satire des dialogues de Platon contre les sophistes, tantôt les puissantes philippiques de Démosthène et de Cicéron. « Les meilleures comédies de Molière n'ont pas plus de sel que les premières Lettres provinciales: Bossuet n'a rien de plus sublime que les dernières 1. »

Toutefois les Lettres à un provincial n'étaient pas l'œuvre de prédilection de Pascal. 11 préparait en silence les matériaux d'un grand ouvrage que la mort ne lui laissa pas le temps d'achever, et dont les débris épars suffisent pour assurer à leur auteur l'admiration de la postérité. Pascal voulait aller plus loin que Descartes, et, prenant un lecteur dans l'indifférence et le doute, l'amener docile et fidèle aux pieds de la religion3. Élève de Montaigne, tout plein de son esprit et de son style, héritier de Saint-Cyran, dont Singlin et Sacy lui avaient transmis la sombre doctrine, il combine ces deux influences de la façon la plus extraordinaire. Il prétend, par une manœuvre hardie, tourner le scepticisme de son premier maitre contre la métaphysique rationnelle, au profit de la foi du second.

Il n'y a pour lui ni raison, ni justice, ni vérité, ni loi naturelles. La nature, depuis la chute originelle, est profondément pervertie. La grâce est la seule ressource; la foi, le seul asile de la raison convaincue d'impuissance. Ainsi Pascal passe violemment de Montaigne à Jansénius, sans s'arrêter à Descartes. Mais ce n'est pas chez lui le froid calcul d'un sectaire c'est la conviction douloureuse d'une âme désolée.

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4. Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. xxxvII.

2. Publiés d'abord avec des changements nombreux par la famille et les amis de Pascal, ils ont été recueillis avec exactitude et donnés au public sous leur forme véritable par M. P. Faugère. La nécessité d'une nouvelle édition des Pensées de Pascal avait été démontrée par M. V. Cousin dans un Rapport digne du nom de son illustre auteur.

M. Havet a donné en 1852 une édition des Pensées de Pascal avec une excellente Étude et un très-utile commentaire.

3. Voyez le plan de Pascal dans l'édition de M. Faugère, t. I, p. 372, et l'analyse remarquable du dessein de Pascal par M. Sainte-Beuve, Port-Royal, t. III, p. 336.

L'intérêt immense de son travail, c'est que la vie intime de l'auteur y éclate à chaque pas par des accents d'une vérité profonde. Ses doutes, ses déchirements, ses dédains pour lui-même et pour la raison, ses terreurs religieuses s'y trahissent tour à tour par une éloquence sublime. On a dit justement que c'est avec le sang de son cœur qu'il écrit. Aussi quels éclairs de pensée et de sentiment sillonnent sans cesse ces magnifiques débris ! combien cet homme, qui méprisait la poésie ainsi que la philosophie et les sciences, est poëte lui-même par l'éclat de son style! Soit qu'il anéantisse l'homme entre les deux infinis, soit que ce roseau pensant se redresse noblement sous l'univers qui l'écrase, soit que levant les yeux vers le ciel, Pascal se sente tout à coup effrayé par le silence éternel de ces espaces infinis, on reconnaît à chaque page le libre et sincère essor d'une grande âme vers Dieu, et l'on suit l'écrivain avec une anxiété pleine de terreur, à travers ce long drame religieux, dont l'expression morcelée et énigmatique semble encore augmenter la puissance. C'est par l'âme que Pascal est grand comme homme et comme écrivain; le style qui réfléchit cette âme en a toutes les qualités, la finesse, l'ironie amère, l'ardente imagination, la raison austère, le trouble à la fois et la chaste discrétion. Ce style est, comme cette âme, d'une beauté incomparable1. »

4. V. Cousin, des Pensées de Pascal, avant-propos, p. vn.

CHAPITRE XXXII.

LOUIS XIV ET SA COUR.

Caractère général de la littérature sous Louis XIV.- Tableau de la cour; Madame de Sévigné.

Caractère général de la littérature sous Louis XIV.

Corneille, Descartes, Pascal remplissent la première moitiẻ du dix-septième siècle. Malgré la diversité qui fait leur génie, ces grands hommes ont entre eux une certaine parenté d'intelligence. Élan spiritualiste, simplicité dans la grandeur, verve contenue dans le sublime, tels sont les principaux caractères qu'ils possèdent en commun: on sent qu'une grave et majestueuse harmonie tend à s'établir entre les plus illustres représentants de la pensée française. Mais s'ils avaient déjà un lien d'unité dans l'esprit du siècle, ils n'avaient pas encore un centre dans le gouvernement. Cependant grandissait, au milieu des sanglantes frivolités de la Fronde, l'homme qui le premier devait donner à la France ce qu'elle désirait le plus, l'unité sévère qui fait sa force et sa gloire. La royauté, cette personnification matérielle d'un peuple, était alors la seule forme sous laquelle la nation pût se voir et se comprendre elle-même : Louis XIV fut l'expression la plus glorieuse de la royauté.

Sa personne semblait faite pour son rôle : sa taille, son port, sa beauté et sa grande mine annonçaient le souverain; une majesté naturelle accompagnait toutes ses actions et commandait le respect. Il suppléait par un grand sens au défaut de son éducation. Il avait surtout l'instinct du pouvoir, le besoin de diriger, la foi en soi-même, si nécessaire pour commander aux autres. Aussi prit-il possession sans défiance de toutes les forces vives de la nation. Il entra dans son siècle comme chez lui. Sa maxime fut toute contraire à celle

des tyrannies vulgaires; il voulut unir pour régner. Il concentra au pied de son trône tout ce qui était influence ou éclat noblesse, fortune, science, génie, bravoure, vinrent comme autant de rayons briller autour de sa couronne. Le peuple, fatigué de la guerre civile, s'attacha au roi comme à son défenseur; la bourgeoisie aima volontiers ce maître de ses maîtres, qui lui garantissait, à défaut d'autres égalités, celle de l'obéissance.

L'aristocratie abandonna encore une fois, comme sous François Ier, ses ennuyeux châteaux pour l'élégante domesticité de la cour. Mais cette fois sa présence ne fut plus menaçante pour le pouvoir royal. Richelieu avait brisé pour jamais son orgueil; et la réaction avortée de la Fronde, cette révolution parlementaire dont la noblesse fit une émeute, lui avait prouvé à elle-même son impuissance. Désormais elle ne sera plus rien qu'avec et par le roi. Elle devenir pour pourra la France un fardeau : du moins elle ne sera plus un danger. C'est de la cour, c'est des marches du trône qu'il faut envisager le mouvement intellectuel du règne et en embrasser l'ensemble. L'homme qui dit : l'État, c'est moi, put dire aussi Les lettres, les arts, la pensée de mon époque, c'est moi. Non que le siècle eût abdiqué en faveur des goûts et des opinions personnelles du monarque; mais parce que ce monarque représentait de la manière la plus frappante, dans une brillante personnalité, les opinions, les goûts, les aspirations de son époque.

D'abord cette royauté nouvelle veut se développer à l'aise, se créer à elle-même son enveloppe, et, pour ainsi dire, sa forme. Elle abandonne le Louvre, qu'elle vient pourtant de marquer de son empreinte, et où le médecin Claude Perrault a élevé cette imposante colonnade, à la fois si noble et si correcte c'est à Versailles qu'elle va étaler toutes ses splendeurs. Le Louvre n'est qu'un palais, enveloppé et comme englouti par la grande cité populaire, où la royauté croit encore entendre les derniers murmures de l'émeute qui outragea son enfance; il lui faut une ville, et une ville qu'elle fasse, qu'elle remplisse seule. « Saint-Germain, remarque Saint-Simon, offrait à Louis XIV une ville toute faite et que

LITT. FR.

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