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La seconde version, qui dans le manuscrit suit immédiatement la première, est conduite avec plus d'art; on y aperçoit une intention dramatique qui ne manque pas d'effet.

« Beau fils, lui dit Élie, moult avez bien agi,
Qui reconquis m'avez tous mes héritages.

J'étais pauvre hier soir, aujourd'hui je suis puissant.
Mes armes, mon cheval, rendez-moi à cette heure,
Qu'autrefois vous donnai dans le bois au départ.

Sire, ce dit Aiol, je n'ouïs onques telle demande.
L'heaume et le blanc haubert n'ont pu durer si longtemps,
La lance et l'écu, je les perdis au jouter.

Et Marchegay est mort, à sa fin est allé.

Dès longtemps l'ont mangé les chiens dans un fossé.
Il ne pouvait plus courir, il était tout lourdaut. »
Quand Élie l'entend, peut s'en faut qu'il n'enrage:
« Glouton, lui dit le duc, mal l'osâtes vous dire
Que Marchegay soit mort mon excellent destrier,
Jamais autre si bon ne sera retrouvé.

Sortez hors de ma terre: n'en aurez onc un pied. >
Lors les barons de France se mettent à plaisanter,
Le roi Louis lui-même en a un ris jeté.
Quant Aiol vit son père, à lui si courroucé,
Rapidement et tôt lui est aux pieds allé.

Sire, merci pour Dieu! dit Aiol le brave,

Le cheval et les armes vous puis encore montrer.
Il les fait toutes alors sur la place apporter,
Il les a richement toutes fait bien orner,
Et d'or fin et d'argent très-richement garnir.
Et devant lui il fit Marchegay amener.
Le cheval étoit gras, pleins avoit les côtés,
Car Aiol l'avait fait longuement reposer.
Par deux chaines d'argent il le fait amener.
Élie écarte un peu son vêtement d'hermine
Et caresse au cheval les flancs et les côtés. »

Nous surprenons ici la main d'un nouveau poëte, qui reprend en sous-œuvre et développe avec plus d'art une donnée déjà traitée par ses prédécesseurs. Puis vient le rédacteur, le diascévaste qui réunit deux traditions diverses, en négligeant cette fois de choisir et de fondre.

Il est donc certain, comme l'a avancé Fauriel, qu'à l'époque où l'imagination poétique commença à s'épuiser, où les compositions originales et isolées devinrent plus rares, il y eut

des hommes auxquels vint l'idée de lier, de coordonner dans un même tout, celles de ces productions qui avaient entre elles le plus de rapport. Ces grandes épopées, amalgame ou fusion de plusieurs autres, forment de véritables cycles, et reproduisent quelque chose d'analogue à ce qui se passa autrefois dans la Grèce1.

L'histoire des poëtes concorde ici avec l'aspect des œuvres. Aux jongleurs primitifs, dont la vie dissipée et souvent avilie commençait à obtenir peu d'estime, succédèrent par degrés les poëtes qui écrivaient, les savants, les clercs, les trouvères. Les jongleurs n'eurent désormais que le soin de chanter des vers qu'ils ne faisaient plus, et d'amuser l'auditoire par des tours d'adresse ou même par l'exhibition de leurs ménageries.

Les trouvères s'emparèrent des traditions et des chants répandus dans le public; ils leur donnèrent une nouvelle forme, et décrièrent leurs devanciers pour les mieux dépouiller. Ils débutaient en disant :

Or écoutez, seigneurs que Dieu bénie,
Une chanson de moult grand seigneurie;
Jongleurs la chantent et ne la savent mie.
Un clerc en vers l'a mise, et rétablie.

ou bien encore :

Ces jonglieurs qui ne savoient rimer

Firent l'ouvrage en plusieurs lieux fausser,
Ne surent pas les paroles placer.

Entre les mains des trouvères, les Chansons de Geste gagnèrent sans doute en élégance et même d'abord en intérêt.

4. M. F. Génin, dans l'introduction de son édition de la Chanson de Ro land (1850), a tâché de renverser le système de Fauriel, et n'a voulu voir dans ces nombreuses variantes, où la même idée est reproduite trois ou quatre fois en termes analogues et avec des détails quelquefois contradictoires, que l'œuvre d'un seul poëte, et qu'un procédé de composition. Il nous semble que le trop ingénieux critique n'a point ébranlé les solides raisons de son devancier. Bien plus, M. Génin lui-même, quelques pages plus loin, est forcé par l'évidence d'admettre en quelque sorte ce qu'il vient de combattre, quand il a sous les yeux, comme pour la Chanson de Roland, plusieurs manuscrits du même poëme, mais de différents âges, et que les plus récents lui montrent le texte primitif gâté par des surcharges, des altérations et des refontes.

Ces hommes, lettrés pour la plupart, appliquant un esprit plus cultivé à l'invention des incidents et au style, firent sans doute faire à la langue poétique de rapides progrès. Mais ce perfectionnement produisit bientôt un nouveau mal. Quand les poëtes eurent cessé de chanter eux-mêmes leurs vers, ils perdirent, avec le contact de l'auditoire, le sentiment délicat de ce qui doit lui plaire. C'était perdre toute leur poétique. Ils ne sentirent plus à leurs côtés cette curiosité ardente qu'il fallait sans cesse aiguillonner et satisfaire, ce bon sens des masses qui préserve l'homme qui leur parle de toute recherche, de toute oiseuse digression, ce silence fragile d'une grande foule, cette attention qu'on n'achète qu'à force d'intérêt et de vérité. Les poëtes qui écrivirent au fond de leur cabinet n'eurent plus pour guide que les inspirations de leur goût individuel, souvent faussé par les préoccupations de leur état.

Nous venons d'étudier la formation des chants épiques; nous allons en parcourir les espèces diverses, exposer avec quelques détails les trois cycles auxquels appartinrent succes sivement la vogue et l'intérêt public.

CHAPITRE VIII.

PREMIER CYCLE ÉPIQUE.

Trois sujets d'épopées.

Cycle français ou carlovingien.

Caractère

religieux des chansons de Geste. Chanson de Roland; chronique de Turpin. Caractère féodal. Analyse du roman des Loherains.

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Trois sujets d'épopées.

Un des préjugés les plus extraordinaires, c'est celui qui refuse aux Français le génie de l'épopée. C'est par l'épopée que se manifesta la naissance de l'esprit français. Les récits, ou plutôt les chants héroïques dans toute leur naïveté originale, souvent aussi dans toute leur grandeur, sont la gloire la plus brillante de notre ancienne poésie. Loin que la France

ait manqué d'épopées, elle en a inondé l'Europe: l'Italie, l'Angleterre, l'Allemagne se sont inspirées du souffle de nos trouvères; et nous, comme des fils prodigues et ingrats, nous avons laissé dilapider l'héritage et la réputation de nos pères.

La muse épique de la France au moyen âge avait trois sujets favoris, les Français, les Bretons, les anciens : elle n'en connaissait guère d'autres, comme elle le proclame elle-même avec l'auteur du poëme de Guiteclin de Saissoigne :

Ne sont que trois matières à nul homme entendant :
De France, de Bretagne et de Rome la grand.

Charlemagne, Arthur et Alexandre sont les héros qu'elle & choisis et autour desquels sont venus se grouper, avec leurs flottantes bannières et leur mille gonfanons divers, comme autour de leurs droits suzerains, tous les récits de l'épopée chevaleresque. Chacun d'eux est devenu le centre d'un cycle particulier.

Cycle français ou carlovingien.

Au milieu des malheurs et des ténèbres du dixième siècle, la France avait conservé la mémoire d'une époque merveilleuse où la puissance de ses chefs s'était élevée à une incomparable grandeur. Sous Charlemagne, les Francs avaient étendu leurs conquêtes de l'Oder à l'Ebre, de l'Océan du nord à la mer de Sicile. Musulmans et païens, Saxons, Lombards, Bavarois et Bataves, tous avaient été soumis au joug ou effrayés par les armes du roi des Francs. Créateur d'un nouvel empire romain, restaurateur des sciences et des arts, l'immensité de ses plans, la vaste portée de son génie n'avaient sans doute pas été entièrement comprises par ses contemporains; mais il en était resté dans l'imagination des peuples ce qu'y laisse toute chose sublime, un souvenir confus, mais profond, impérissable, et pour ainsi dire un long ébranlement d'admiration. La faiblesse de ses successeurs, les calamités et les hontes de l'invasion normande durent encore accroître le respect du peuple pour les grands hommes qui n'étaient plus. Dans les misères

du présent, la magnificence des souvenirs était à la fois une consolation et une vengeance.

Les poëmes qu'embrasse ce cycle ne se rapportent pas tous à l'époque de Charlemagne. Il y en a qui remontent aux temps de Clovis et de Dagobert', d'autres descendent à Charles le Chauve et même aux rois de la troisième race2. Il semble que la gloire de Charles le Grand ait exercé sur les critiques la même fascination que sur le peuple; de même que celui-ci lui avait attribué une foule d'exploits étrangers, ainsi les littérateurs ont marqué de son nom ce grand cycle de héros français de tous les âges, et l'ont créé en quelque sorte monarque de ce vaste empire de poésie.

Les plus remarquables de ces compositions épiques paraissent avoir été écrites dans le cours du douzième et du treizième siècle. Mais on ne peut douter qu'avant d'être fixées par l'écriture sous la forme où nous les avons aujourd'hui, elles n'aient été longtemps chantées et répétées avec mille variantes. Nous trouvons déjà un jongleur à la tête de l'armée de Guillaume le Bâtard, en 1066; il chante les exploits de Roland, le paladin de Charlemagne, ou peut-être du duc Rollon, le conquérant de la Normandie, et engage ainsi la bataille de Hastings'. Robert Guiscard se faisait suivre jusqu'en Italie par les jongleurs de sa chère Normandie, qui lui répétaient déjà à clère voix et à doux sons les prouesses des guerriers de la France. Les poëtes lyriques du douzième siècle, dont nous aurons bientôt occasion de parler, les Coucy, les Blondel, les Quesne de Béthune, citent sans cesse les héros de nos poëmes épiques. Une tradition non interrompue rattachait donc la croyance et l'intérêt des auditeurs aux événe

-

4. Par exemple: Parthénopex de Blois ; — Florient et Octavien ; — Ciperis de Vignevaux.

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2. Comme Hugues Capet; Le Chevalier au Cygne;

bourg;

- Le bastard de Bullion.

3. On lit dans Robert Wace, Roman de Rou:

Taillefer qui moult bien chantoit,

Sur un cheval qui tôt alloit,
Devant le duc alloit chantant
De Charlemaigne et de Rolland
Et d'Olivier et des vassaux
Qui moururent à Ronceveaux.

Baudoin de Se

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