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Sa présence dans cette maison fut signalée par un incident que nous nous garderons d'omettre, parce qu'il y apporta le trouble & qu'il eut une grande influence sur l'avenir de dom Vaissete. Un de ses confrères, dont le nom rappelle l'un des plus violents, des plus tenaces opposants à la constitution Unigenitus, & les persécutions qu'il s'attira, le P. François Louvard venait d'être relégué dans cette maison par ses supérieurs.

Personne n'ignore que les bénédictins de Saint-Maur, ou du moins la majeure partie, s'étaient prononcés dès le principe contre la bulle de Clément XI, qui censurait cent une propositions du livre des Réflexions morales de l'oratorien Quesnel, comme entachées de jansénisme, & avaient signé l'appel au futur concile. Les partisans de la bulle ou constitutionnaires, forts de l'appui de Louis XIV & de la cour, combattaient vigoureusement leurs adversaires à coups d'arguments théologiques. Aux violences de la controverse se mêlaient les rigueurs du bras séculier. L'opposition était devenue un danger. Le P. Charles de l'Hostallerie, supérieur général de Saint-Maur, homme doux & prudent par caractère, avait cédé; mais Louvard, inflexible dans son âpre rudesse, ne craignit pas de tout braver. Il administra les derniers sacrements à un malade sans avoir exigé qu'il signât auparavant le formulaire d'Alexandre VII, qui condamnait Jansenius.

Il fut dénoncé aussitôt à son supérieur qui ordonna au coupable de quitter l'abbaye de Saint-Denis & d'aller se renfermer à Corbie. Le 24 juin, le prieur de Corbie ayant convoqué ses moines pour leur communiquer la censure du livre de Quesnel & les lettres patentes du roi, dont le père général lui avait envoyé une copie, ainsi qu'à toutes les maisons de l'ordre, Louvard, avant de laisser commencer cette lecture, déclara hautement que sa conscience ne lui permettait pas d'y assister, & que l'entendre seulement serait faire acte d'adhésion; & à l'instant il sortit de l'assemblée, entraînant sur ses pas quatre à cinq religieux qui partageaient ses convictions & parmi lesquels était dom Vaissete '.

Cette incartade ne fit point éloigner de Corbie notre étudiant en théologie; il continua à y résider & à suivre ses cours; mais dans sa fréquentation de dom Louvard, il avait noué & conserva dès lors, à l'exemple des plus illustres membres de la congrégation, des attaches avec le parti proscrit. Nous dirons, quand l'heure en sera venue, les désagréments que ces relations lui suscitèrent & comment, après la publication de son deuxième volume, elles faillirent interrompre subitement cet ouvrage & en priver à jamais la postérité.

On n'a point oublié qu'en 1715 dom Devic fut mandé de Rome à Paris par le P. Charles de l'Hostallerie & substitué, ainsi que dom Vaissete, aux PP. Auzières & Marcland. Dom Vaissete reçut en conséquence l'ordre de cesser

'Nouvelles ecclésiastiques, table raisonnée, depuis 1728 jusqu'en 1760 inclusivement. Paris, 1767. 2 vol. in-4°; article Dom Vaissete. Voyez ibid.

celui de François Louvard & la Notice de M. Barthélemy Hauréau sur ce religieux, dans son Histoire littéraire du Maine, t. 2, p. 175-219.

ses études théologiques & de rentrer à Saint-Germain des Prés. Les deux nouveaux collaborateurs furent présentés à l'archevêque de Narbonne qui était venu dans la capitale pour son voyage annuel à la cour de Versailles, par le P. Charles d'Isard, premier assistant de la congrégation, accompagné de deux religieux bien dignes de leur servir de parrains littéraires, dom Edmond Martène & dom Ursin Durand.

Si la bonne opinion que les PP. Devic & Vaissete avaient inspirée par leur savoir à leurs supérieurs détermina le choix qu'ils firent d'eux, une autre raison, toute de convenance & d'à-propos, leur origine méridionale, y contribua également; tous deux étaient en effet natifs du Languedoc, familiarisés avec les dialectes & les traditions de ce pays, préparés mieux que personne à remonter par la connaissance du présent à celle des siècles passés, & en position de découvrir les anciens titres & d'en obtenir la communication.

Ce choix fut sanctionné immédiatement par les États qui prirent en même temps toutes les dispositions propres à assurer à l'entreprise le concours actif & permanent de ces habiles ouvriers & à en préparer le succès. Ils leur accordèrent une pension annuelle de mille livres, divisible par moitié entre eux. Cette pension était inscrite, comme le furent depuis tous les frais relatifs à l'impression du livre, au chapitre des dépenses extraordinaires du comptereau (budget) provincial, & leur était payée par le trésorier de la bourse des États à Paris, sur la présentation d'un mandement signé par l'archevêque-président; de leur main cette somme passait dans la caisse de la congrégation, comme indemnité pour la permission qui leur avait été accordée de vaquer à un labeur particulier en dehors des obligations prescrites par la règle commune.

La part que prirent les syndics de la Province à la publication de notre Histoire, & leurs rapports continuels avec les auteurs ramenant à chaque instant leurs noms dans les documents dont notre récit est appuyé, ainsi que dans ce récit lui-même, le lecteur aura sans doute le désir de connaître ceux qui portèrent ces noms honorables, & c'est pour nous un devoir de donner satisfaction à ce sentiment.

Leur charge faisait d'eux le pouvoir exécutif de l'assemblée & les ministres du président, &, en les plaçant de pair avec les membres des deux premiers ordres, le clergé & la noblesse, exigeait qu'ils fussent aussi de haute condition; ils étaient au nombre de trois, ayant chacun dans ses attributions l'une des trois grandes sénéchaussées qui constituaient la Province: Toulouse, Carcassonne, Nimes & Beaucaire.

Le souvenir des Montferrier & des Joubert, les coopérateurs aussi empressés qu'affectueux de dom Devic & dom Vaissete, est inséparablement lié à celui de ces deux religieux.

* C'est l'expression dont se servent habituellement nos Bénédictins en parlant d'eux-mêmes.

Introd.

3

La famille Duvidal de Montferrier tenait à la noblesse de robe; JeanAntoine, consul de Montpellier en 1687, acquit une charge de conseiller à la cour des comptes, aides & finances de cette ville. Son fils, nommé Jean-Antoine comme lui, héritier de cette charge, la résigna en 1712 pour prendre celle de syndic. Son petit-fils, appelé aussi Jean-Antoine, marquis de Montferrier, admis par les États à la survivance de son père par lettres du 15 janvier 1707, lui succéda à sa mort survenue en 1733; à son tour il transmit le syndicat à son fils qui le conserva jusqu'à la suppression des États' en 1790.

Celle des Joubert, originaire de Crest en Dauphinė, remontait par des titres authentiques jusqu'au seizième siècle. Laurent, son chef, vint s'établir à Montpellier, où il fut nommé régent & chancelier de la faculté de médecine. Ce fut par son petit-fils Antoine-Baptiste que le syndicat entra dans cette famille, en 1642; il passa en 1689 à André, fils d'Antoine-Baptiste, qui s'y maintint pendant cinquante-trois ans, & à sa mort, en 1721, le laissa à son fils Laurent-Ignace 2. Ce dernier, forcé par des raisons de santé de renoncer à ces fonctions qui étaient très-fatigantes, abdiqua en 1732, en se ménageant comme retraite la présidence de la cour des comptes. Pour le récompenser de ses loyaux services, les États votèrent en sa faveur une gratification de vingt-quatre mille livres & agréèrent pour son successeur RenéGaspard, son frère, avocat du roi au sénéchal de Montpellier, jadis incarcéré à la Bastille 3 pour un motif qui est aujourd'hui un secret pour nous.

Un troisième nom à enregistrer ici est celui des Lafage, l'une de nos anciennes familles capitulaires de Toulouse; mais il ne commence à paraître que tardivement dans la correspondance de dom Vaissete, en 1743 seulement, après la publication du quatrième volume, & lorsque les efforts persévérants des Montferrier & des Joubert avaient conduit l'ouvrage presque à son couronnement. Celui qui portait alors ce nom était Joseph, seigneur de Saint-Martin & autres lieux, qui fut pourvu du syndicat le 22 décembre 1738 en remplacement de M. Favier; il s'en démit le 4 mars 1762 en faveur de son fils Henry-Joseph, baron de Pailhès 4. Après avoir vu figurer le père dans la liste des correspondants de dom Vaissete, nous rencontrerons le fils parmi ceux qui furent en relation avec dom Bourotte, continuateur de notre historien.

'Armorial des Etats de Languedoc, par Gastelier de Latour. Paris, de l'imprimerie de Vincent, imprimeur-libraire des États de Languedoc, 1767. In-4°, p. 229-230. Voyez aussi Armorial de la noblesse de Languedoc, généralité de Montpellier, par M. Louis de la Roque. Paris. 2 vol. in-8°. 1860; t. 2, p. 169.

Armorial des États de Languedoc, p. 213; & Armorial de la noblesse de Languedoc, généralité de Montpellier, t. 2, p. 80.

3 Lettres du 1er janvier 1731 (fonds de Languedoc, t. 184, fol. 262), & du 4 janvier 1733 (ibid. fol. 282). Lettres de M. de Montferrier à dom Vaissete, du 22 décembre 1732, & de l'archevêque de Narbonne à dom Devic, du 26 du même mois; dans nos Pièces justificatives, Correspondance, nos 84 & 85.

* Armorial des États de Languedoc, par Gastelier de Latour, p. 233-236.

III

Commencement & progrès du travail de dom Devic & dom Vaissete.

Rivalité de dom Marcland.

Polémique de dom Vaissete contre lui. [1715-1726.]

Dès que la nomination des PP. Devic & Vaissete, comme historiographes du Languedoc, eut été confirmée par l'assemblée des États de 1715, ils se mirent aussitôt en quête des matériaux de l'œuvre projetée. Les circonstances étaient des plus favorables pour leurs recherches. De grands dépôts de livres imprimés ou manuscrits avaient été formés dans la capitale; la bibliothèque du roi avait reçu, sous Louis XIV, d'immenses accroissements auxquels s'ajoutèrent encore les acquisitions faites dans les premières années de la Régence. Le trésor des chartes du roi renfermait quantité de titres originaux apportés du Languedoc depuis l'annexion de la Province. Le goût de ces sortes de collections s'était propagé, & plusieurs amateurs, grands personnages ou savants de profession, en possédaient de très-remarquables. La plus riche de ces collections particulières était la bibliothèque de Colbert dont les manuscrits enrichirent, en 1732, la bibliothèque du roi, & où étaient conservés les documents qu'il avait fait rassembler par le président Doat dans les archives du Béarn, du Languedoc & de la Guienne '; elle appartenait alors au marquis de Seignelay, petit-fils du grand ministre. Dans la Préface de leur tome premier nos auteurs passent en revue les sources dont l'accès leur fut ouvert & où ils puisèrent abondamment pendant les huit années comprises dans l'intervalle de 1715 à 1723, aidés par des copistes aux gages de la Province. Ce dépouillement leur procura une masse de titres qu'ils estimaient équivaloir à plusieurs volumes in-folio 3.

Pour faire trêve à ces arides & fatigantes investigations, dom Vaissete entreprit de traiter une question d'une haute importance historique, encore enveloppée d'obscurité, & sur laquelle Leibnitz s'était déjà essayé 4, la question de l'origine des Francs. Il prouva contre l'opinion du P. Tournemine la descendance germanique de ce peuple, & démontra qu'il n'est pas sorti, comme le prétendait le docte jésuite, des anciens conquérants gaulois, de ces Tectosages dont les courses aventureuses & fréquentes les conduisirent à s'établir sur les bords du Rhin 5.

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A mesure que la récolte des deux cenobites s'entassait dans leurs portefeuilles, ils rendaient compte de leurs progrès à l'archevêque de Narbonne & aux syndics dans des mémoires ou rapports qui étaient lus dans les séances des États. M. de la Berchère y répondait par des exhortations à persévérer dans leur zèle, par des paroles flatteuses & des témoignages de satisfaction; il leur recommandait expressément de ne pas laisser passer plus de trois mois sans lui donner de leurs nouvelles'. Les mémoires envoyés par eux depuis 1718 jusqu'à 1726 sont au nombre de şix; nous en avons choisi quatre encore inédits, pour les reproduire, suivant leur ordre de date, dans nos Pièces justificatives2. Il est curieux d'y voir les découvertes que la visite des archives amène de jour en jour, les développements successifs de la synthèse historique auxquels ces découvertes ont servi de base, à partir de sa naissance jusqu'à son complet développement, les procédés d'une érudition qui parcourt d'un pas sûr & guidée par le flambeau de la critique le vaste domaine dont elle s'est emparée.

Dans le premier de ces mémoires 3, les phases principales de l'histoire du Languedoc sont déjà reconnues & les divisions qu'elles déterminent, indiquées, quoique non encore ramenées au système général & d'ensemble adopté dans le plan définitif de l'ouvrage.

La seule modification essentielle que ce plan nous révèle est l'élimination de la neuvième division tracée dans le mémoire en question, division qui comprend la guerre des camisards, & de la dixième qui a pour sujet les événements accomplis jusqu'à l'époque où vivaient les auteurs, c'est-à-dire la fin du règne de Louis XIV, la Régence & les premières années de Louis XV; des raisons de prudence qui s'imposaient à eux leur interdisaient de s'expliquer sur des faits contemporains, & dom Vaissete, dans l'Avertissement de son cinquième volume, fait clairement allusion aux difficultés qui lui prescrivaient une réserve absolue 4.

Le deuxième mémoire 5 reproduit les mêmes grandes lignes chronologiques; il a pour but surtout de faire ressortir tout ce que le dépouillement des archives a donné de neuf pour la période de l'histoire de la Province, la plus obscure, la plus négligée par les écrivains antérieurs, la période du moyen âge. Dom Devic & dom Vaissete annoncent l'intention qui devait plaire aux États de faire l'histoire de ces assemblées, en remontant jusqu'à Auguste & aux empereurs, ses successeurs. Ils se proposent aussi d'écrire celle des cours souveraines & des siéges de judicature si nombreux dans le Languedoc; mais le premier de ces deux projets fut différé, & le second abandonné tout à fait

'Lettre de M. de la Berchère du 7 janvier 1716; Correspondance, n. 2.

Pièces justificatives, 2" série, nos 6, 7, 8 & 10. 3 Mémoire des vues que l'on se propose & du dessein que l'on s'est formé dans la recherche des titres & autres pièces qui peuvent servir à l'Histoire du Languedoc, & dans la composition de cet ouvrage, dont les Etats de cette Province nous ont fait l'hon

neur de nous charger depuis quelques années. Voyez Pièces justificatives, 2o série, n. 6.

4 Premier alinéa de l'Avertissement du tome V de l'édition originale.

5 Mémoire pour Nosseigneurs des Etats du Languedoc, touchant le travail qu'ont fait les PP. Bénédictins, chargés de l'Histoire de la Province. Voyez Pièces justificatives, 2o série, n. 7.

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