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dans la suite qu'elle fut érigée en véritable colonie. Celle de Narbonne fut appelée Narbo Martius, nom qu'elle emprunta, non pas de Marcius Rex, sous

>> cette mesure

ville latine ou italienne' sortaient, comme point de lépart, les colons qui allaient transporter Rome sur rette côte encore barbare, & à quel chiffre montait le ban des émigrants qui avaient donné leur nom ou qui s'étaient laissé inscrire d'office sur les registres ouverts par les recruteurs3. Tout se réduit ici à quelques détails, plutôt littéraires qu'historiques, sur l'éloquence précoce du jeune Licinius Crassus, dont Cicéron parle avec enthousiasme comme de beaucoup d'autres choses oubliées de son temps, & sur l'habileté avec laquelle il avait défendu, au sénat, « dans un discours plus mûr que son âge, libérale que le parti aristocratique espérait étouffer sous un ordre du jour déguisé 1. Le sénatus-consulte qui autorisait la fondation de la nouvelle colonie avait dû être ratifié à son tour par le peuple pour être définitivement converti en loi (lex), & ce ne fut qu'en l'année 636 (118 avant notre ère) que les émigrants, partis de Rome en bon ordre sous l'étendard de la colonies, allèrent s'embarquer au port d'Ostie, où des vaisseaux les attendaient. Le commandement de l'expédition avait été confié au jeune orateur lui-même (il avait alors vingt-deux ans), assisté probablement de deux autres triumvirs (tresviri ou triumviri coloniae deducendae, ad coloniam deducendam), & ce fut sous ses ordres que la flottille jeta l'ancre aux embou

Est autem [colonia] pars civium aut sociorum missa... (SERV. ad VIRG. En. 1, 12.)

Nomen dare... nomina dare (Liv. 1, 11 & 10, 21). lussi nomina dare qui agrum accipere vellent adeoque pauci... nomina dedere ut ad explendum numerum coloni Volsci adderentur (Liv. 3, 10). Les inscrits d'office étaient désignés sous le nom d'adscripti (V. PAUL DIAC. V. adscripti, p. 13, LIUD.).

3 La tribu Papiria, à laquelle appartenait, à ce qu'il paraît, la majeure partie des émigrants (Voyez, au tome II, les Inscriptions de Narbonne), ne prouverait pas le moins du monde qu'ils fussent originaires du Latium & de la ville antique de Tusculum, regardée comme le chef-lieu de la tribu. (V. STRAB. & DION. HALIC, 1. 10, c. 20.) Quant au nombre des colons, il était rare à cette époque qu'il excédât trois mille hommes mariés ou célibataires, & il restait souvent au-dessous de ce chitfre.

4 Les plus importants des passages de Cicéron auxquels nous faisons ici allusion sont celui du pro Cluentio : « In dissuasione rogationis quae contra coloniam Narbonensem ferebatur, quantum potest de auctoritate senatus detrahit (c. 51, 140) » & celui du Brutus : « Voluit adolescens in colonia Narbonensi causae popularis aliquid attingere, eamque coloniam, ut fecit, ipse deducere. Exstat in eam legem senior, ut ita dicam, quam illa aetas ferebat, oratio (BRUTUS, c. 43, 160), » le seul probablement des discours de l'orateur que l'on possédât en entier au temps de Cicéron, car on n'avait, dit-il, que des fragments de sa harangue pour la vestale Licinia (1. 1.). Voyez aussi de Oratore, l. 2, c. 51, 223; de Officiis, 1. 2, c. 18, 63, & QUINTIL. Institut. orator. 1. 6, c. 3.

5 ... vexillum... signum itineris & pugnae. (Liv.)

6 Narbo autem Martius, in Gallia, Porcio Marcioque consulibus... deducta colonia est. (VELL. PATERC., l. 1, c. 15.)

I

chures de l'Atax, entourées alors de vastes lagunes, Si la ville de Narbo existait depuis longtemps à cette époque, comme nous l'attestent des témoignages irrécusables, il est à peu près certain qu'elle avait déjà son enceinte de murailles, construite, comme nous allons le voir, de grands blocs appareillés sans ciment, à la manière des villes étrusques ou latines, que l'on imitait déjà en Gaule & en Ibérie. Les triumvirs, qui présidaient à l'établissement de la colonie, n'auraient pas eu besoin ici de lui mesurer & de lui tracer eux-mêmes une enceinte suivant les formes consacrées par le rituel étrusque'. Leur tâche se serait bornée cette fois à surveiller l'installation matérielle des colons & le partage des terres dont les agrimensores avaient pris possession au nom de la République, & qu'ils soumettaient à un arpentage minutieux. Ce serait eux aussi qui auraient, suivant l'usage, rédigé ou tout au moins publié la charte municipale de la nouvelle ville (lex coloniae, lex civitatis, pass.), qui ne faisait le plus souvent que reproduire dans ses dispositions essentielles la loi récemment promulguée à Rome, sur laquelle reposaient les titres & les droits des colons, à commencer par leur droit de propriété. Mais on ne voit pas trop ce que devenait au milieu de tout cela la population indigène, forcée d'évacuer, pour faire place aux nouveaux venus, tel ou tel quartier de la ville regardé comme plus salubre ou plus agréable, & de leur céder en même temps les terres les plus rapprochées de ses murailles, sur lesquelles portaient de préférence les assignations des agrimensores 1o.

Quelques-uns des plus maltraités en furent pro

7 Oppida condebant in Latio, Etrusco ritu, multa; iuncteis bubus, tauro & vacca, interiore aratro circumagebant sulcum. (VARRO, de Ling. lat. I. 4, c. 32.)

• De là leurs noms de triumviri agrarii, triumviri agro dando, agro metiundo, dividundo (pass.).

9 Ils la faisaient graver sur des tables de bronze que l'on exposait dans le Forum ou dans quelque autre lieu fréquenté de la ville (in civitatis celeberrimo loco). C'est ainsi que nous sont parvenues, incomplètes il est vrai, les lois (leges) des deux municipes de Malaca & de Salpensa, découvertes en Espagne il y a près de vingt ans (1851), & qui ont fourni tant de renseignements précieux à la science du droit et à l'histoire. Ailleurs on se contentait de reproduire textuellement la loi générale qui réglait ou réformait pour l'avenir la constitution municipale des villes romaines. C'est ainsi que l'on a retrouvé à Héraclée, dans la grande Grèce, en 1732, le texte incomplet de la célèbre lex Julia municipalis (SAVIGNY, Vermischte Schriften, 3, 279-412), gravé aussi sur deux tables de bronze chargées au revers de deux inscriptions grecques, antérieures de trois ou quatre siècles à l'inscription romaine & fort intéressantes aussi pour l'histoire religieuse & politique de cette ancienne ville grecque. (Voyez MAZZOCHI, In Aenaeas tabulas Heracleenses commentatio Neap. 2 vol. in-f 1754-1755.)

1 C'est à cette terre, confisquée par la République au nom

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le gouvernement duquel elle fut établie, comme quelques-uns l'ont cru mal à propos, mais plutôt du dieu Mars ou des vétérans de la légion Martia, qui peuvent y avoir été envoyés dans la suite pour l'augmenter; car il est constant, par les auteurs & les anciennes inscriptions, qu'elle fut appelée Narbo Martius', & non pas Marcius. Elle portoit déjà ce nom longtemps2 avant l'entrée de César dans les Gaules; ce qui détruit l'opinion d'un moderne 3, qui prétend faire dériver ce nom des vétérans que ce conquérant envoya pour renouveler cette colonie soixante-dix ans après son établissement. C'est seulement depuis ce

bablement réduits à aller chercher un asile sur les
terres incultes ou sans maître, qui étaient restées
en dehors du terrain assigné ou du terrain mesuré11.
Mais la plupart ne purent se résigner à quitter
pour toujours la ville où leurs enfants étaient nés
& où reposaient les ossements de leurs pères sous
les tumuli qui bordaient les grèves de l'Atax. A dé-
faut de terres cultivables, dont les riches avaient
seuls sauvé quelque chose, il restait aux plus pauvres
eux-mêmes une masure & une échope, où ils con-
servaient le droit de travailler & de vendre cher
(aux nouveaux venus surtout), sans parler du fleuve
qui leur ouvrait la mer & de cette mer elle-même,
dont le sillon est plus fertile que celui de la terre
ferme pour les gens des ports. Savait-on d'ailleurs
si les étrangers, quoique impatronisés par la force,
ne seraient pas à l'avenir des maîtres équitables,
comme le promettaient les lois qu'ils avaient pro-
posées dans leur forum futur, moins capricieux à
tout prendre que les chefs des tribus celtiques ou
gauloises qui levaient dans le port des péages vexa-
toires & rançonnaient de plus riches & pauvres à
l'occasion ?

C'est au-dessus de ce fond obscur, grossi de spé-
culateurs, d'industriels & de gens de métier attirés
toujours par la fondation d'une nouvelle ville,
qu'allait se constituer la commune romaine, dont
les indigènes faisaient partie, il est vrai, mais

du pouvoir souverain (imperium) que lui donnait la con-
quête & attribuée par elle aux colons en vertu d'une loi ré-
gulièrement rendue, que s'appliquait le nom sacramentel
d'ager. La loi qui en disposait était elle-même, & essentiel-
lement, une lex agraria. Les formulaires des agrimensores,
dont quelques-uns nous sont parvenus (V. RUDORFF: Grom.
vet., pass.), nous apprennent avec quel soin & suivant quels
procédés religieux & géométriques il devait être limité (com-
prehensus), divisé intérieurement (dirisus) & partagé (assi-
gnatus) entre les colons par lots égaux que l'on tirait au sort
(de là leur nom de sortes: lex thoria, 5.-Voir la Note CXIII
sur l'organisation des colonies romaines.). L'étendue de
ces sortes, qui formaient la propriété des colons, paraît avoir
varié suivant les temps ou les circonstances de deux à dix ju-
gera.

11 Ces terres, vagues & souvent sans maîtres, étaient dési-
gnées par les agrimensores sous le nom pittoresque d'arcifi-
nius (a finibus arcendi ), parce qu'elles n'étaient plus mesu-
rées du tout (ager arcifinius, qui nulla mensura conti-
netur, FRONTIN, p. 1; RUDORFF, Grom. vet.).

"De là les noms de res publica & même de colonia, appl

sans jouir des droits civils & politiques qui avaient suivi les émigrants dans leur nouvelle patrie, fille & sœur de l'ancienne. Le nom d'Atacini, sous lequel les désigne un géographe romain du premier siècle 3, semblerait indiquer que cette population se recrutait depuis longtemps dans la vallée de l'Atax, dont la ville de Narbôn n'était en réalité que la tête & le port. Ce que l'on peut au moins affirmer c'est que les noms barbares que nous offrent en assez grand nombre les inscriptions romaines de Narbonne sont franchement celtiques, à de très-rares exceptions **, & qu'ils rappellent exactement ceux que l'on rencontre dans les vallées des Cévennes, envahies très-anciennement comme celles des Pyrénées par des populations de langue celtique. L'épithète d'Atacinus, qui a embarrassé & qui embarrasse encore les érudits, figure plusieurs fois, comme surnom, à la suite des noms romains qui se substituent de très-bonne heure ici aux noms indigènes. [E. B.]

15

'Sidoine Apollinaire, Carm. 22, & Adrien de Valois, Notitia Galliarum. - Voir, au tome II de cette édition, aux Preuves, Inscriptions de la ville de Narbonne.

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qués, sans distinction d'origine & de droits, à toutes les classes de la population, comme le dit Pomponius Mela en parlant de Narbonne elle-même : Atacinorum Decumanorum que colonia, Narto Martius, lib. 2, c. 5.

13 Voir suprà le texte de Pomponius Mela.

14 Nous citerons parmi ces noms ou ces surnoms d'apparence celtique, qui forment ici la presque totalité des noms barbares, ceux de Ruerius, Giaria, Togiacus, Irpiena, Giamillus, Biccus (= Beccus= Becco), Camulius (lia). Camurius (ria), Atepomarus, Gaienna, Excingus, Excingillas (la), Magidius Boiscus, Magidia Boisca, Iulius Congennicus. Falius Solimarus, &c. - Polybe ne nous affirme-t-il pas que la ville de Roschinon, dont le nom paraît phénicien & celle d'lliberis (Helena, Elne depuis), qui est incontestablement ibérienne d'origine, comme celle de Caucoliberis (Collioure), étaient toutes les trois habitées de son temps par des populations celtiques de race & de langue?

15 Dans ce texte, par exemple, où il a passé inaperçu comme dans plusieurs autres viv. | P. ALBIUS. 3. L. | ... CINUS. PROPOLA | &c. &c. Vivit Publius Albius, Caiae Libertus, Atacinus, propola, &c. &c. (E. Sched. mss. meis.)

renouvellement qu'on joignit à son ancien nom de Narbo Martius celui de Colonia Julia Paterna, parce que Jules César, père adoptif d'Auguste, la fit renouveler, & qu'on l'appela aussi Narbo Decumanorum à cause des Decumans ou soldats de la dixième légion qui la repeuplèrent; on en a des preuves dans plusieurs anciennes inscriptions qui nous restent'. Cette colonie fut établie

Rien n'indique que l'établissement de la nouvelle colonie ait provoqué à Narbonne le mécontentement & les rancunes qui suivaient souvent ces actes de souveraineté. Chassés de leurs terres & quelquefois de leurs maisons, pour faire place aux nouveaux venus, les anciens habitants, comme les appellent les jurisconsultes romains (veteres), s'étaient vus dépossédés en même temps de l'administration & du gouvernement de leur ville, devenue comme un prolongement & un faubourg de Rome'. Mais il ne faut point oublier que cette population assez peu homogène, suivant toute apparence, était beaucoup plus préoccupée ici de commerce d'outre-mer & de spéculations mercantiles que de ses libertés politiques ou municipales, ébréchées probablement par des usurpations ou des conquètes antérieures.

A Vienne, une autre ville de la Narbonnaise, où les colons romains s'étaient trouvés en présence d'une aristocratie guerrière (celle des Allobroges) fiere du grand rôle qu'elle avait joué & encore jalouse de ses droits, les choses s'étaient passées tout autrement, & l'antipathie des deux populations réunies dans les mêmes murs avait de très-bonne heure dégénéré en querelles qui ensanglantèrent à plusieurs reprises les rues & le forum de la nouvelle colonie. Chassés une première fois de la ville qu'ils avaient essayé de surprendre par un coup de main hardi, les mécontents étaient parvenus à y rentrer on ne sait trop comment & ils avaient fini par en chasser à leur tour les colons romains, qui se réfugièrent au delà du Rhône sur le territoire des Segusiavi, dans le village celtique de Condate, situé au confluent du Rhône & de la Saône . Ils y attendirent longtemps la décision & les ordres du sénat, au

...... Ex civitate quasi propagatae sunt (coloniae) & jura instituta que omnia populi Romani... habent. (A. GELLIUS, l. 16. c. 13.)

2 ..... καὶ οἱ μὲν ἄλλοι (Αλλοβρίγες) κωμηδόν ζῶσιν, οἱ δ' Ἐπιφαν νέστατοι τὴν Οὐξινναν έχοντες, κώμην πρότερον οὖσαν, μητρόπολιν... katesxeváxasi módiv. (Strab. 1. 4, c. 1, § 11.)

3 Le territoire des Segusiavi, un petit peuple de la Gaule Chevelue, comme on l'appelait toujours, était séparé de celut des Allobroges par le fleuve du Rhône, qui formait de ce côté la limite de la Province romaine. Le pagus condatensis, qui occupait, comme son nom l'indique, la presqu'ile alluvionale & montagneuse formée par le confluent du Rhône & de la Saône, était situé au-dessous de la chaîne riante de collines qui bordent la rive droite de la Saône (... du bus imminens fluviis jugum : SENEC. Apokol. c. 7), sur les croupes & les flancs de laquelle allait s'élever la ville célèbre de Lugdunum.

quel les deux partis avaient soumis leurs griefs. Mais ils n'eurent pas même la consolation d'être rétablis d'autorité dans leur ancienne patrie, car ce fut avec ces exilés que le triumvir Marc-Antoine bâtit & peupla, quelque temps après, sa ville de Luglunum (municipium Marci, SENEC.), dont Vienno se trouvait & resta ainsi longtemps la rivale.

Fondée à une époque beaucoup plus ancienne, la colonie de Narbonne paraît avoir échappé à ces réactions que rien ici ne laisse même supposer. Sa constitution, dont nous connaissons au moins les principaux traits, grâce aux indications que nous fournit l'épigraphie locale, différait à plus d'un égard de celle des colonies militaires fondées en grande partie dans les derniers temps de la République. Elle rappellerait plutôt celle des anciennes colonies romaines de la Sicile & de la grande Grèce, qui traitaient avec ménagement la population indigène de ces grandes villes longtemps florissantes & les réconciliaient plus ou moins sincèrement avec leurs nouveaux maîtres. Mais il arriva ici ce qui arrivait souvent à ces petites garnisons romaines transplantées ainsi loin de la ville-mère, sur un sol & sous un ciel étrangers. Aux anciennes familles des colons éteintes, dispersées ou appauvries en quelques générations, succédait une population d'affranchis (liberti, libertini), qui ne conservait plus que les noms de ses anciens maîtres, affublés de surnoms ou de sobriquets serviles. Des lots de terre assignés par le sort à chacune d'elles (sortes) les uns restaient en friche, faute de

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τὸ

Voir le court passage de Dion Cassius, le seul des historiens anciens qui nous ait conservé le souvenir de ces révolutions oubliées : Εκέλευσαν αὐτοῖς (οἱ βουλευταὶ τοὺς ἐκ Ουιέννης... ὑπὸ τῶν ̓Αλλοβρίγων ποτέ ἐκπεσόντας... ἱδρυθέντας συνοικίσαι... Abuyoúdouvav piv dvopaoliv. (DIO CASS. 1. 46, ap. dom Bouquet, t. 1, p. 518.) Le premier livre des Annales de Tacite fait aussi allusion aux mêmes faits : Veterem inter Lugdunenses & Viennenses discordiam proximum bellum accenderat. Multae invicem clades, crebrius infestiusque quam ut tantum propter Neronem Galbamque pugnaretur. (VxCIT. Hist. 1. 1, c. 65.)

5 Voir à ce sujet l'excellente dissertation de M. Ernst Herzog sur les praetores municipales de Narbonne (Lipsiae, 1862, & Gall. Narbonens. Hist. p. 56 & seq.) que nous résumons dans la Note CXII du tome 11 sur les colonies romaines de la Gaule, & les textes toujours graves des écrivains anciens sur les rapports légaux des indigènes & des colons, qui paraissent avoir varié de ville en ville & d'âge en âge par une foule de dérogations légales elles-mêmes, dont les légistes ne paraissent pas tenir suffisamment compte.

6 Praesidium... specula... propugnacula imperii (Cic pro Font. & pass.)

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An de Rome 636

par un décret du sénat, avantage qu'elle partagea avec peu d'autres colonies des Gaules, puisque la plupart de celles-ci furent des colonies militaires, uni

bras ou de maîtres, les autres avaient passé entre des mains étrangères par des aliénations que les chartes d'institution communale (leges) cherchaient vainement à empêcher. Les magistratures municipales, dont les indigènes se trouvaient exclus à leur titre d'étrangers (peregrini) ou de provinciaux (provinciales), devenaient l'apanage d'un certain nombre de familles dont les chefs vivaient souvent

à la campagne dans de grands domaines (fundi, latifundia) qui prenaient leur nom & qui les ont gardés quelquefois 7. Fort supérieure en droits & en rang à la population indigène au milieu de laquelle elle s'était établie d'autorité, la com mune des citoyens romains, comme elle s'appelait avec orgueil (colonia civium nostrum, civium romanorum, Cic.), lui redevenait de fait inférieure par le nombre, avec lequel il faut compter tôt ou tard, par la richesse ou l'aisance, filles légitimes du travail. Elle aurait fini par n'être plus, à son tour, qu'une fiction légale, si Rome ne s'était trouvée en mesure d'envoyer à Narbonne une nouvelle colonie chargée d'y raviver sa langue, ses mœurs & son pouvoir en déclin.

Ce fut en l'année 46 ou 45 avant notre ère, deux ans avant la mort de Jules César, que fut décidé l'établissement de cette nouvelle colonie. Suétone, le seul des historiens anciens qui nous ait conservé le souvenir de cet événement oublié au milieu d'événements bien autrement graves, se contente de désigner par son nom le personnage considérable aussi (Tiberius Claudius Nero,, auquel fut confiée cette mission, qui n'était pas elle-même sans importance, car elle paraît s'ètre étendue à plusieurs des grandes villes de la Province, à celle d'Arelate notamment. Mais il est certain cette fois que le

7 Voir, à l'appui de ces assertions, l'épigraphie de la ville de Narbonne, dont nous ne pouvons point citer & discuter ici tous les textes.

Pater Tiberii, quaestor C. Caesaris, Alexandrino bell› classi praepositus plurimum ad victoriam contulit. Quare & pontifex in locum P. Scipionis substitutus & ad deducendas in Galliam colonias in queis Narlo & Arelate erant missus est. (SUETON. Tiber. c. 4.) C'est de lui que descendent, comme on le sait, les empereurs Tibère (son fils), Caligula (son arrière-petit-fi's), & Claude (son petit-fils).

9 La plupart des historiens ajoutent à ces deux villes celles de Baeterrae (Béziers), Arausto (Orange), & Forum-lulii (Fréjus), dont les colonies paraissent avoir été fondées vers le même temps, & qui l'auraient été par le même personnage. Les noms de légion que chacune de ces nouvelles colonies ajoutaient à leur nom & qu'elles ont conservés pendant plusieurs siècles comme des titres honorifiques (Narbo Martius Decumanorum, Arelate Sextanorum, - Baeterrae Septimanorum, Arausio Secundanorum, Forum Iulii Octavanorum) prouveraient seuls, quoi qu'en dise un historien moderne (M. MOMMSEN. Roem. Gesch. t. 3), qu'elles étaient toutes militaires d'origine, comme l'ont été du reste, à partir

sénat n'eut plus à intervenir dans l'établissement de la nouvelle colonie, puisqu'elle était exclusivement militaire, comme toutes celles dont nous venons de parler, & que les vétérans dont elle était composée n'avaient d'ordre à recevoir que du général qui commandait les armées, devenues les arbitres de la République. Des documents contemporains nous les montrent entrant militairement dans leur nouvelle patrie comme dans une ville prise de vive force, précédés de leurs tribuns & de leurs centurions 1°. Ils étaient toujours suivis d'une nuée d'agrimensores, transformés en officiers publics depuis les guerres civiles, & qui pouvaient cette fois arpenter, mesurer & assigner tout à leur aise; car les colonies militaires n'ayant plus rien de religieux, comme les colonies civiles, fondées toujours sous les auspices (sub auspiciis, auspicatim), n'étaient tenues à d'autres ménagements, même envers les anciens colons, qu'à ceux qu'elles voulaient bien s'imposer. Elles étaient, comme le pouvoir dont elles émanaient, un fait essentiellement révolutionnaire, le contre-coup lointain d'une sorte de dictature née elle-même de la force & devant laquelle il ne restait guère aux dépossédés d'autre parti à prendre que d'aller chercher for tune ailleurs :

Nos patriae fines & dulcia linquimus arva. (VIRG. Eclog. 1, V. 3.)

On a remarqué avec raison que le nom ou les noms de la ville, car elle en avait plusieurs à la fois, comme la plupart des colonies romaines, reflètent & rappellent assez exactement les révolutions que nous venons de résumer. Au temps de Cicéron, à la suite de l'établissement fondé par l'orateur Licinius Crassus, elle n'avait encore que deux noms, celui de Narbo (Narbonis) qui a traversé presque sans altération toutes les péripéties de son histoire", quoiqu'il remonte, comme nous l'avons dit, à une très-haute antiquité, & celui de Martius, qui n'est & ne peut être qu'une épithète divine

des guerres civiles, toutes les colonies fondées par les Romains, même en Italie.

19 Universae legiones deducebantur cum tribunis & centurionibus & sui cuiusque ordinis militibus. (TACIT. Ann. 1. 14, C. 27.)

Autour des agrimensores, qui recevaient eux-mêmes les ordres du curator coloniae, comme on l'appelait dans ces derniers temps, se groupait toute une hiérarchie d'employés spéciaux désignés sous les noms de pullarii, apparitores, scribae, librarii, praecones, architecti, finitores, &c.

Surtout si on l'écrit avec un seul n, comme l'éty.nologie l'exigerait.

quement établies pour récompenser les soldats vétérans, au lieu que la colonie de Narbonne fut d'abord peuplée de citoyens romains pris de Rome même '.

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Narbonne fut la première colonie romaine établie dans l'étendue de la province de Languedoc, mais elle ne fut pas la seule ; quelques autres villes du même pays eurent dans la suite le même honneur. C'est ce qui nous détermine à faire connoître ici en peu de mots les prérogatives de ces colonies & à y joindre celles dont jouissoient les villes qui participoient à leurs priviléges, & qui avoient l'usage du droit latin. Ces dernières étoient en grand nombre2 dans

(a Marte) puisque les inscriptions antiques l'écrivent constamment par un t1a. A ce nom déjà complexe la seconde colonie ajouta les épithètes tout officielles cette fois de Julia & Paterna, qui remontent au moins au temps d'Auguste, car on les trouve déjà dans l'inscription du célèbre autel dont nous reparlerons plus loin, & celle de Claudia, qui rappelait à la fois le nom de Tiberius Claudius Nero & celui de l'empereur Claude, son petit-fils, dont beaucoup de villes gauloises avaient reçu des faveurs ou des bienfaits. Ces noms & ces surnoms, que les inscriptions écrivent en sigles le plus souvent, sont disposés dans l'ordre suivant sur les monuments épigraphiques du premier & du second siècle C. I. P. C. N. M. (Colonia Iulia, Paterna, Claudia, Narbo Martius.)

Le nom de Decumani que l'on trouve associé en manière d'épithète à celui de Narbonenses (Decumani Narbonenses ou Narboneses, comme on le prononce encore aujourd'hui), & même employé tout seul en manière de nom propre (Voir au tome II l'Epigraphie de Narbonne), était une allusion à la célebre dixième légion, le corps préféré de Jules César, d'où sortaient, comme on le sait, les vétérans établis à Narbonne par Tiberius Claudius Nero. [E. B.]

13 Les colonies, presque contemporaines de Carthage & de Corinthe, avaient été surnommées l'une Veneria & l'autre Junonía: ce qui me ferait croire que le Mars gaulois (Camul) ou l'un de ses congénères locaux était, avant la conquête, le dicu national de la ville, comme l'indiquent d'une autre manière les noms de Camulius & Camulia (Al. Camurius, Camuria) aussi communs à Narbonne que dans les autres grandes villes de la Gaule. (Voir, au tome II, le Recueil des Inscriptions de Narbonne.) M. Herzog croit y voir une allusion à la guerre heureuse qui venait de soumettre aux Romains le pays & la ville (in honorem dei Martis qui provinciam Romanis comparaverat : HERZOG, Gall. Narbon. p. 50).

14 Les érudits du seizième siècle, qui n'avaient point remarqué cette particularité, en étaient venus à supposer une troisième colonie distincte suivant eux de celle de Licinius Crassus, & établie à Narbonne par le consul Q. Marcius Rex (636 de Rome. 118 av. J.-C.), dont elle aurait pris le nom. (Voir notamment la Cosmographia de Sébastien Munster, traduite & arrangée par le Commingeois Belleforest; Paris, 575, p. 350.)

'M. Astruc [Mémoires pour l'Histoire naturelle du Languedoc, p. 30], dans sa description géographique de la Narbonnoise, où il a employé beaucoup d'érudition & de sagacité, croit que le nom de la famille Marcia, dont étoit Q. Marcius Rex, fondateur de la colonie de Narbonne, a été souvent écrit par un t, & que c'est même ainsi qu'on devoit l'écrire, puisque cette famille prétendoit descendre d'Ancus Marcius, quatrième roi de Rome, dont le nom a toujours été écrit par un t, comme venant de Mars, Martis. Cet habile critique se trompe le nom d'Ancus Marcius, quatrième roi de Rome, dont la famille Marcia prétendoit descendre, est écrit avec un c & non avec un t, dans Tite-Live & dans tous les anciens auteurs de l'histoire romaine: ainsi la difficulté subsiste toujours de savoir si ce fut Q. Marcius Rex, qui étoit de cette famille, qui donna l'épithète de Martia, écrite avec un t, à la colonie de Narbonne. M. Astruc remarque fort bien que cette épithète ne peut avoir été donnée à Narbonne à cause des vétérans de la légion Martia, qui l'auroient repeuplée, puisque cette légion ne fut établie que sous l'empire d'Auguste, & que l'épithète de Martia étoit donnée à la colonie de Narbonne longtemps auparavant. Ainsi l'épithète aura tiré son origine du dieu Mars, & de ce que cette colonie fut établie par les Romains, comme le dit M. Astruc, pour être une place d'armes qui les mît en état de conserver sous leur obéissance les peuples voisins, & de pousser plus loin leurs conquêtes; ou bien, comme il le propose lui-même dans la suite de cet ouvrage [page 439], cette épithète lui aura été donnée de ce que le nom de Narbo, dans le langage celtique, signifioit la ville forte, la ville belliqueuse, la ville martiale.

[Cette addition sur la colonie de Narbonne a été placée par Dom Vaissete à la fin du tome V de son édition; nous l'avons rapportée ici pour obéir à la règle que nous nous sommes imposée de ne rien retrancher du texte des Bénédictins.] [E. M.] Pline, 1. 3 n. 5.

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An de Rome 636

Éd. origin.

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