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gneur? Le luxe et la superfluité veulent passer pour richesse et pour abondance; mais vous êtes seul la source abondante et inépuisable d'une douceur toute céleste et incorruptible. La profusion veut paraître libérale et magnifique; mais c'est vous qui répandez toute sorte de biens sur les hommes avec une libéralité et une magnificence vraiment divines. L'avarice veut posséder de grands trésors; et vous les possédez tous. L'envie dispute de la prééminence et de l'excellence; et qu'y a-t-il d'éminent et de sublime qui ne soit bas en comparaison de vous? La colère veut se venger; mais vous seul savez vous venger avec une souveraine justice.

La crainte se trouve surprise à la vue d'un accident subit et inopiné; elle tremble pour ce qu'elle aime, et elle tâche de s'assurer contre les maux en prévenant les périls; mais pour vous, mon Dieu, que vous peut-il arriver qui vous surprenne? Qui peut vous ôter ce que vous aimez? Et où trouvera-t-on, hors de vous, un ferme repos et une pleine assurance? La tristesse se dessèche et se consume dans le regret des choses qu'elle a perdues, et que le cœur avait aimées avec passion, parce qu'elle voudrait qu'on ne lui ôtât rien de tout ce qu'elle possède, comme il est impossible de vous rien ôter de ce que vous possédez. Ainsi, l'âme devenant adultère, se sépare de vous, qui êtes son époux unique, pour s'abandonner à l'affection des créatures, et elle s'efforce de trouver hors de vous les biens qu'elle ne peut posséder tout purs et sans mélange que lors qu'elle retourne à vous.

En cette sorte, mon Dieu, ceux même qui s'éloignent de vous et qui s'élèvent contre vous par leurs péchés, ne laissent pas de s'efforcer, au milieu de leur déréglement, de vous devenir semblables en quelque chose, quoique d'une manière criminelle. C'est ce qui montre clairement que vous êtes le principe et l'auteur souverain de tout l'être, puisque votre créature ne peut s'écarter tellement

de vous, qui êtes la beauté suprême, qu'elle n'en conserve quelque ombre, et qu'elle ne fasse paraître dans sa difformité même quelques traits confus qui marquent le doigt de son Créateur.

(Saint Augustin. Confessions, livre II, chap. v11.)

V. DES SENS.

C'est par les cinq sens que, comme par des fenêtres, les vices entrent dans l'âme. La métropole et la citadelle de notre être ne peuvent être forcées tant que l'armée ennemie n'a pas fait irruption par ses portes. Les troubles des sens accablent l'âme, qui se laisse prendre par la vue, par l'ouïe, par l'odorat, par le goût, par le toucher. Si on . se délecte des jeux du cirque, du combat des athlètes, de l'agilité des histrions, de la beauté des femmes, de la splendeur des perles, des vêtements, des métaux et des autres objets de cette sorte; par les fenêtres des yeux est prise la liberté de l'âme, et cette parole prophétique s'accomplit: « La mort est entrée par vos fenêtres. » L'ouïe, à son tour, est charmée par les sons variés des instruments et les modulations des voix, et les vers des poëtes et des comédies, et les plaisanteries des mimes et les strophes. Or, tout ce qui entre par les oreilles, énerve l'àme et lui ôte sa virilité. Que les odeurs suaves et les parfums de toute espèce, l'amome, le ciphy, l'oenanthé, le musc que l'on extrait de la peau de la gazelle, ne conviennent qu'aux dissolus, il n'y a qu'un homme dissolu qui le puisse nier. Qui ignore, d'ailleurs, que l'amour de la table engendre l'avarice, appesantit l'homme et l'attache à la terre comme par des entraves? Afin de satisfaire aux fugitifs plaisirs de la bouche, on parcourt les terres et les mers; et pour qu'un vin mêlé de miel et des mets rares passent par notre gosier, nous suons toute la vie dans un dur labeur. Que dire des jouissances de la chair? Ne sont-elles pas voisines de la démence? Ce sont elles, pourtant, qui nous enflamment de désirs, nous irritent, nous émeuvent, excitent en nous l'envie et la rivalité, nous pressent sans relâche de leur aiguillon, et nous

poussent à faire ce qui nous pénétrera de repentir, quand nous l'aurons fait. Lors donc que par ces portes, les agitations, comme des bataillons, seront entrées dans la citadelle de notre âme, où sera sa liberté, où son courage, où la pensée de Dieu? surtout puisque l'imagination nous retrace même les plaisirs passés, et, par le souvenir des vices, oblige l'âme à compatir et à se livrer, en quelque sorte, à des pratiques qui sont loin d'elle.

Touchés de ces considérations, beaucoup de philosophes quittèrent les villes tumultueuses et les retraites qu'ils s'étaient ménagées aux environs, où un champ doucement arrosé, l'ombrage des arbres, le gazouillement des oiseaux, le miroir d'une fontaine, le murmure d'un ruisseau, charmaient leurs yeux et leurs oreilles ; ils craignaient que ce luxe et cette abondance n'amollit la vigueur de leur âme, et n'en souillât la pureté. Il est dangereux, en effet, de voir souvent les choses par lesquelles on peut se laisser prendre, et de s'habituer à celles dont la privation fait souffrir. C'est pourquoi les Pythagoriciens, évitant tout commerce, avaient coutume d'habiter dans la solitude et les lieux déserts. Les Platoniciens aussi et les Stoïciens fréquentaient les bois sacrés des temples et les portiques, afin qu'avertis par la sainteté de ces modestes asiles, ils n'eussent d'autres pensées que celles de la vertu. Platon lui-même, quoiqu'il fût riche et que Diogène foulât ses lits de ses pieds boueux, Platon, pour vaquer à la philosophie, choisit l'Académie, villa éloignée d'Athènes, non-seulement déserte, mais pestilente, afin que la crainte des maladies et leur perpétuité brisât en lui les impétuosités de la convoitise, et que ses disciples ne ressentissent d'autres plaisirs que ceux des vérités mêmes qu'ils apprendraient. On rapporte que quelques-uns se sont crevé les yeux de peur que l'usage de ces organes ne les détournât de la contemplation de la philosophie. C'est pourquoi encore Cratès le Thébain, jetant dans la mer une grande quantité d'or:

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« Allez dans l'abîme, dit-il, passions mauvaises, c'est moi qui vous submergerai, afin de n'être pas submergé par vous. Que si quelqu'un estime qu'il peut jouir des douceurs que procurent une nourriture succulente et des boissons variées, et en même temps vaquer à la sagesse, c'est-à-dire vivre parmi les délices et n'être pas la proie des vices que les délices produisent, il se trompe luimême. Souvent, en effet, au milieu même des privations, la naturé nous entraînant nous oblige à désirer ce qui n'est pas en notre pouvoir. Combien donc ne seronsnous pas encore plus asservis, si, enveloppés dans les rets des voluptés, nous croyons être libres! Notre sens est occupé de ce qu'il voit, de ce qu'il entend, de ce qu'il sent, de ce qu'il goûte, de ce qu'il touche, et ses appétits le portent avec violence vers les objets dont la volupté le séduit. Ce que l'âme voit, il faut aussi que l'âme l'entende; et que d'ailleurs nous ne puissions rien voir, ni rien entendre, si le sens n'est attentif à ce que nous apercevons et entendons, c'est aussi une maxime fort ancienne.

Nos sens sont comme des chevaux qui courent aveuglément; mais l'âme, à la manière d'un cocher, gouverne le frein des coursiers. Et de même que des chevaux sans conducteur se précipitent, ainsi le corps, sans la direction et le commandement de l'âme, est emporté vers sa perte. Les philosophes établissent aussi entre le corps et l'âme une autre comparaison; ils disent que le corps est un enfant et que l'âme en est le précepteur. De là ces paroles de Salluste « C'est plutôt l'âme qui commande, dit-il, et le corps qui obéit. L'âme nous est commune avec les dieux, et le corps avec les bêtes. » Si donc les vices du jeune homme et de l'enfant n'ont été redressés par la prudence du précepteur, de toutes ses forces et de tout son élan il se jette dans le désordre.

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(Saint Jérôme. Contre Jovinien, livre II.)

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