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morts,» sont vivantes d'une vie qu'elles ne sauraient perdre; c'est la vie qui fait qu'on appelle les âmes immortelles, et sans laquelle elles ne pourraient communiquer la vie aux corps, mais qui n'empêche pas qu'il ne soit vrai de dire que les âmes sont mortes, quand elles ont perdu la justice qui est leur véritable vie, et, pour ainsi dire, la vie de la vie de ces substances d'ailleurs immortelles, et incapables de perdre cette autre sorte de vie qu'elles communiquent à leurs corps, qui ne sauraient vivre par eux-mêmes. Comme donc de ce que le corps n'est vivant que par l'âme, en sorte qu'il meurt dès qu'elle l'abandonne, il s'ensuit que l'âme ne saurait être sans avoir toujours en elle-même quelque sorte de vie; ainsi, de ce que les âmes elles-mêmes tirent leur véritable vie de la justice, en sorte que l'on traite de mortes celles qui l'ont perdue, quoiqu'elles ne cessent pas pour cela de vivre d'une autre sorte de vie, il s'ensuit, et à bien plus forte raison, que cette justice qui fait vivre les âmes est en elle-même quelque chose de vivant.

Or, cette justice qui est vivante en elle-même, et d'une vie immuable et inaltérable, n'est autre chose que Dieu. Et de la même manière que ce Dieu, qui est vie par luimême, devient notre vie lorsque nous participons en quelque sorte à son essence, ainsi ce même Dieu, qui est justice par lui-même, devient notre justice, lorsqu'étant unis à lui nous menons une vie juste et sainte; et nous sommes plus ou moins justes, selon que nous lui sommes plus ou moins unis. Aussi est-il dit du Fils unique de Dieu, qui est la justice et la sagesse du Père toujours subsistante en elle-même, qu'il nous a été donné de Dieu pour être notre justice et notre sagesse, notre sanctification et notre rédemption, afin que, comme il est écrit, celui qui se glorifie, ne se glorifie que dans le Seigneur."

Et c'est ce que vous avez vous-même entrevu, lorsqu'après ce que je viens de rapporter de votre lettre, vous

ajoutez : Mais peut-être que ce qu'il peut y avoir de justice dans les hommes n'est point justice, et que Dieu est la seule véritable justice. C'est sans doute ce Dieu souverain qui est la véritable justice, ou, ce qui est la même chose, c'est ce vrai Dieu qui est la souveraine justice; et comme notre justice dans ce pèlerinage, où elle n'est que commencée, est d'avoir faim et soif de cette souveraine justice, la consommation de notre justice dans l'éternité sera d'en être rassasiés. Ne concevons donc pas Dieu comme quelque chose de semblable à notre justice, mais concevons plutôt que nous serons d'autant plus semblables à Dieu, que nous serons plus justes, par une plus grande participation de cette souveraine justice.

Que si nous devons bien nous garder de concevoir Dieu comme quelque chose de semblable à notre justice, puisque la lumière primitive, dont toutes les autres lumières empruntent tout ce qu'elles ont de clarté, doit être sans comparaison plus excellente que tout ce qui en est éclairé, combien plus nous devons nous garder de concevoir Dieu, comme quelque chose de moins noble et de moins excellent que notre justice? Quand cette justice est en nous, ou quelque autre vertu que ce soit, qui nous fait vivre selon les règles de la sagesse, n'est-ce pas ce qui produit la beauté de l'homme intérieur, selon laquelle il est vrai de dire, plutôt que selon la beauté extérieure du corps, que nous avons été faits à l'image de Dieu, comme l'Apôtre nous l'explique par ces paroles : « Ne vous conformez point au siècle présent; mais qu'il se fasse en vous une transformation par le renouvellement de votre esprit, afin que vous reconnaissiez ce que Dieu demande, ce qu'il y a de bon, d'agréable à ses yeux, et de parfait.

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Si donc nous faisons consister tout ce que nous appelons beauté de l'âme, et tout ce que nous en pouvons concevoir et désirer pour nous-mêmes, non dans une masse de parties étendues et séparées les unes des autres, comme sont celles des corps que nous voyons ou

que nous imaginons, mais dans une certaine excellence à quoi la seule intelligence peut atteindre, et si c'est en revenant à cette sorte de beauté que nous sommes « transformés et renouvelés, » et que l'image de Dieu se retrace en nous, évidemment la beauté de ce Dieu qui nous a créés, et qui nous crée de nouveau à son image, ne consiste pas non plus dans rien de massif ni de corporel; et si cette beauté est incomparablement plus grande que celle de l'âme des justes, il faut croire que ce n'est qu'en ce que la justice qui y luit est incomparablement plus juste que tout ce qui l'est le plus. Mais c'est assez discourir, et peutêtre plus que vous ne l'espériez; plus même que la mesure ordinaire des lettres ne le comporte, quoique ce soit bien peu pour l'importance et l'étendue de la matière. Je ne prétends pas, néanmoins, que cela suffise pour votre instruction mais je crois qu'en y joignant ce que vous pourrez lire et apprendre d'ailleurs, vous serez en état de corriger yous-même ce que vous avez écrit de contraire à cette doctrine. C'est ce que vous ferez d'une manière d'autant plus parfaite, que vous y apporterez plus d'humilité et de foi.

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(Saint Augustin. Lettre CXX*.)

XXVII. DE LA PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE.

AUGUSTIN A DIOSCORE.

Quand vous m'auriez cru sans affaires, et en pleine liberté, comment avez-vous eu le courage de me charger, ou plutôt de m'accabler d'un aussi grand nombre de questions; et quelque loisir que j'eusse, comment pourrais-je vous les résoudre toutes dans le peu de temps que peut avoir un homme aussi pressé de s'embarquer que vous l'êtes? Le seul nombre des questions ne me le permettrait pas, quand elles seraient très-simples; et elles sont en outre si difficiles et si embarrassées, que quelque peu qu'il y en eût, ce serait assez pour lasser l'esprit, et consumer le loisir de l'homme du monde qui aurait le plus de l'un et de l'autre. Oh! combien souhaiterais-je de vous retirer de toutes ces recherches inutiles, et qui ne vont qu'au plaisir, et de vous plonger dans la multitude des travaux qui m'accablent, pour vous apprendre à renoncer à toutes ces frivolités, ou du moins à ne pas charger du soin de repaître votre curiosité ceux dont un des principaux soins est d'éteindre et de réprimer la curiosité: car s'il faut passer quelques heures à vous écrire, combien ne vaut-il pas mieux les employer à combattre et à éteindre en vous une cupidité vaine et trompeuse, qui est d'autant plus capable de vous séduire, qu'elle est couverte du prétexte spécieux de faire du progrès dans des connaissances qui paraissent louables et dignes d'un honnête homme? Et ne dois-je pas prendre ce parti-là, plutôt que celui de me rendre le ministre, ou, si j'ose parler ainsi, le satellite de cette malheureuse cupidité qui vous domine, et contribuer à lui asservir de plus en plus un aussi bon esprit que le vôtre ?

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Car enfin dites-moi à quoi vous sert d'avoir lu tous ces dialogues de Cicéron, puisqu'ils ne vous ont été d'aucun secours pour vous découvrir ce qui doit être le but de toutes vos actions, et qu'ils ne vous ont point appris à les diriger toutes vers cette unique fin? Et c'est ce qui ne paraît que trop par votre lettre, qui montre clairement quel but vous vous proposez dans vos études, où vous vous portez avec une ardeur si inutile pour vous, et si incommode pour moi. Voici en effet ce que vous me dites pour m'obliger à répondre à vos questions : « J'aurais pu vous les adresser par quelqu'un de vos meilleurs amis mais je connais votre cœur, et je sais que vous ne cherchez pas à vous faire prier, et que vous êtes prêt à donner à tout le monde, pourvu qu'il n'y ait rien dans ce que l'on vous demande qui ne convienne à un homme comme vous. Or, ce que je sollicite de vous pour moi est de cette nature. Mais enfin, quoi que ce soit, ne me le refusez pas au moment de mon départ. » C'est une opinion favorable que vous avez de moi, quand vous dites que je suis prêt à donner à tout le monde, pourvu que dans ce qu'on me demande il n'y ait rien qui ne convienne à un homme comme moi, mais je ne trouve pas que dans ce que vous me demandez il n'y ait rien qui ne me convienne.

Car lorsque je me représente un évêque qui, tout accablé qu'il est du fardeau de son ministère, oublie tous ses devoirs et toutes ses affaires pour expliquer à un amateur de belles-lettres les difficultés des dialogues de Cicéron, je ne vois pas que ce soit une chose qui convienne; et quoique l'ardeur que vous avez pour vos études vous empêche de vouloir remarquer combien cela convient peu, vous ne laissez pas de le sentir; et vous le témoignez assez, lorsque, après avoir dit que dans ce que vous me priez de faire pour vous, il n'y a rien qui ne me convienne, vous ajoutez, «mais enfin, quoi que ce soit, ne me le refusez pas au moment de mon départ. » Cela en effet signifie proprement que selon vous il n'y a rien dans ce que vous

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