Images de page
PDF
ePub

Après ces paroles, le prince se retira pour aller instruire l'Empereur de tout ce qui s'étoit passé. En même temps il donna ordre qu'on fit venir incessamment tous les Missionnaires des trois églises de Pekin. J'ai admiré, et je ne cesserai d'admirer toute ma vie, que la colère de ce prince idolâtre ne lui fit jamais dire une seule parole contre la loi chrétienne, quoique nous n'eussions point d'autres raisons à apporter que la crainte de la violer : preuve évidente de l'estime qu'il fait de notre sainte religion.

Comme il étoit fort tard, on nous renvoya dans notre logis, le seul père Bouvet eut ordre de rester. Il demeura donc comme prisonnier, et passa toute la nuit, qui fut extrêmement froide, sous une cabane de nattes, où on lui permit de se retirer.

Le lendemain matin, quelques personnes me vinrent trouver, pour me dire que le père Bouvet étoit condamné au châtiment des esclaves. Je leur répondis que ce père seroit heureux de mourir pour n'avoir pas voulu trahir sa conscience; mais que si on le punissoit, la faute étant commune à trois, il étoit de la justice que trois fussent punis.

J'aperçus en même temps l'eunuque du prince, qui venoit nous demander de sa part, si le sceptre de Salomon, gravé sur la boîte de sa montre, n'étoit pas la même chose que le sien? « Vos rois ont un » pien, nous dit-il ; vous n'en êtes pas scandalisés, » et celui du prince vous fait peur; d'où vient cette » différence? Je lui appris ce que c'étoit que le sceptre de nos rois, et je lui expliquai l'histoire du jugement de Salomon, qui étoit gravé sur cette boîte. Enfin, les Missiounaires des trois églises arrivèrent sur les huit heures, déjà instruits de toute cette affaire par le père Gerbillon.

Le mandarin nommé Tchao, qui a tant contribué à l'édit qui permet l'exercice de la religion chré

[ocr errors]

tienne dans tout l'Empire, nous assembla tous dans un lieu éloigné des appartemens du prince. Là, en présence du premier eunuque, et de plusieurs autres personnes, il nous parla à peu près en ces termes : «Vous avez irrité contre vous le meilleur de tous » les princes: il m'ordonne de poursuivre vivement » la faute du père Bouvet comme un crime de lèzemajesté. Si vous ne lui faites satisfaction, j'irai >> moi-même accuser le coupable à la cour des >> crimes, pour y être jugé et puni selon la sévérité » des lois. Vous êtes des étrangers; vous n'avez d'appui que la bonté de l'Empereur, qui vous protége, qui permet votre religion parce qu'elle est bonne, et qu'elle n'ordonne rien que de rai» sonnable. De quels biens, et de quels honneurs >> ne vous a-t-il pas comblés à la cour et dans les

>>

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

provinces? Cependant le père Bouvet a eu l'inso» Îence de contredire le prince héritier, et malgré >> les assurances et les éclaircissemens qu'il a eu la » bonté de lui donner, il a voulu soutenir son >> propre sentiment contre celui du prince, comme » s'il se fût défié de sa droiture et de sa bonne foi. » Je vous fais les juges de son crime, et de la peine qu'il mérite. Qu'en pensez-vous? Répondez, père Grimaldi, vous qui êtes le supérieur de tous. » Le père qui s'étoit attendu à tous ces reproches, et qui, après avoir tout examiné, avoit désapprouvé la résistance opiniâtre du père, Bouvet, répondit que ce père avoit eu grand tort de ne pas déférer au témoignage et à l'autorité du prince; et que par là il s'étoit rendu indigne de paroître jamais devant Sa Majesté, et devant son Altesse.

Le mandarin, sans répondre au père Grimaldi, s'adressa au père Bouvet, et lui dit que le prince héritier juroit, foi de prince, que l'instrument dont il s'agissoit, n'étoit point le sceptre de Fo, ni des génies; que s'il savoit le contraire, il fit une croix

[ocr errors]
[ocr errors]

sur la terre, et qu'il jurât sur cette croix. Le père Bouvet répondit qu'il soumettoit son jugement à celui du prince. « Si vous reconnoissez votre faute, reprit le mandarin, frappez donc la terre du front >> comme coupable. Le père obéit sur le champ, et le mandarin alla faire son rapport à l'Empereur.» Nous louâmes Dieu du témoignage public que ce mandarin venoit de donner à notre sainte religion, au nom de l'Empereur et du prince son fils (car nous savions bien qu'il ne disoit pas un mot de luimême), témoignage que nous aurions acheté au prix de tout notre sang. Ce courtisan que le seul respect humain retient dans l'infidélité, fit bien valoir ce témoignage, auquel il savoit que nous étions infiniment sensibles : il ne se contenta pas de le dire une fois, il le répéta bien haut et le prononça d'un ton et d'un air à lui donner toute l'autorité que nous désirions.

Quelque temps après, ce témoignage du prince, si avantageux à la religion, nous fut encore confirmé par un autre officier, qui vint nous dire de sa part ces paroles bien consolantes pour nous : << Est-il possible qu'on m'ait soupçonné d'avoir » voulu vous tromper, en vous faisant violer votre » loi que je juge bonne? Sachez qu'un tel dessein » est indigne d'un prince comme moi, et que dans » tout l'Empire vous trouveriez peu de personnes

[ocr errors]

capables de ce procédé, qui ne peut convenir » qu'à un mal - honnête homme. Si je suis si fort irrité, ce n'est pas pour le sceptre dont il s'agit, » car je m'en mets fort peu en peine ; c'est à cause de l'outrage qu'on me fait, et auquel je suis d'au>> tant plus sensible, qu'il me vient de personnes, » que j'avois honorées de mon estime. »

[ocr errors]

Malgré tant de déclarations du Prince, qui étoient suffisantes pour lever entièrement notre doute, nous examinâmes encore, et nous fimes examiner atten

tivement tous les différens rapports que pouvoit avoir ce sceptre; mais nous n'y trouvâmes pas l'ombre de superstition; c'est un instrument dont le prince et l'Empereur lui-même se servent pour se dénouer les bras à la façon des Tartares.

Cependant le bruit se répandoit que le père Bouvet auroit le cou coupé. Les pères Grimaldi, Thomas Gerbillon et Pereyra, après avoir conféré ensemble, et avec quelques mandarins de leurs amis, allèrent trouver l'Empereur pour lui témoigner leur chagrin sur le peu de déférence que le père Bouvet avoit eu pour le prince.

Sa Majesté leur répondit, qu'il étoit bien aise qu'ils reconnussent leur faute; que depuis quarante ans qu'il se servoit des Missionnaires, il n'avoit jamais eu la pensée de leur rien ordonner qui fût contraire à leur loi qu'il jugeoit bonne ; que quand il avoit exigé d'eux quelque service, il s'étoit informé auparavant s'ils n'auroient pas de peine à faire ce qu'il souhaitoit ; qu'il avoit même porté les choses jusqu'au scrupule : « J'ai dans mon palais, dit Sa » Majesté, une femme qui joue excellemment bien » de la harpe ; je voulus faire juge de son habileté » le père Pereyra, qui touche bien les instrumens: >> mais faisant attention à la délicatesse des Mission»> naires, je craignis que le père ne fût tenté de me » refuser. Il me vint en pensée, qu'en tirant un ri» deau entre les deux, le père n'auroit peut-être plus la même difficulté: cependant je craignis >> encore que cet expédient ne lui déplût. Alors quelques courtisans me proposèrent de faire ha» biller cette femme en homme, et me promirent sur » cela un secret inviolable. J'étois fort porté à le » faire, afin de contenter ma curiosité. Mais après » quelques réflexions, je jugeai qu'il étoit indigne » de tromper un homme qui se fioit en moi: ainsi je me privai du plaisir que je m'étois proposé,

[ocr errors]

>>

ע

[ocr errors]

» pour ne point faire de peine au Missionnaire sur » les devoirs de sa profession.

>>

Sa Majesté ajouta que le grand Lama, qu'il considéroit si fort, l'ayant prié de faire tirer son portrait par M. Gherardini, il l'avoit refusé, dans la crainte qu'il avoit que ce peintre étant chrétien, n'eût de la répugnance à faire le portrait d'un prêtre des idoles. Il dit ensuite qu'il y avoit parmi nous des gens défians et soupçonneux, qui craignent tout, parce qu'ils ne connoissent pas assez la Chine, et qui aperçoivent de la religion où il n'y en a pas même l'apparence. Enfin, il conclut que, puisque le père Bouvet reconnoissoit sa faute, il suffisoit, pour le punir, qu'il ne servît plus d'interprète chez le prince son fils; que du reste il pouvoit demeurer tranquille

dans notre maison.

Les pères fléchirent les genoux et se courbèrent neuf fois jusqu'à terre, selon la coutume, en action de grâces. Ils firent ensuite la même cérémonie devant la porte du prince héritier. Ainsi se termina cette affaire, après nous avoir donné durant cinq jours de cruelles inquiétudes.

Malgré cette alarme passagère, notre mission est, grâces à Dieu, dans un état à nous faire espérer dans la suite de grands progrès pour la conversion des Chinois, si l'oeuvre de Dieu n'est point traversée. Des trente Jésuites que vous y avez laissés, il y en a douze qui n'ont plus besoin de maîtres dans les caractères, et qui lisent le chinois avec une facilité surprenante. M. l'évêque d'Ascalon, vicaire apostolique de Kiang-Si, est si étonné des progrès que font dans les lettres les pères de sa province, qu'il en a écrit à plusieurs personnes avec éloge.

Ce prélat a prié le père Supérieur-général de lui accorder un des plus anciens pour son provicaire, afin de se décharger sur lui d'une partie du soin de cette province, une des plus belles de la Chine.

« PrécédentContinuer »