Images de page
PDF
ePub
[ocr errors]

souffrances obscures et de misères, l'école, après tout, du bon soldat (1). A Kellermann a succédé Schérer; il se décide à agir. Son plan est bien conçu: il veut séparer les Autrichiens des Sardes; tenant ceux-ci en échec par la division Serrurier, il attaquera les Autrichiens de front aux environs de Loano, sur le littoral, par la division Augereau, tandis que, dans l'entredeux, Masséna, chargé d'occuper et de couronner les cimes des Apennins, devancera l'ennemi par les hauteurs, aux défilés où il aura à passer en se retirant. Il faut entendre le cri d'enthousiasme de Joubert, à l'annonce de cette campagne; il a secoué tous ses ennuis; il écrit à son père, le 28 octobre (1795):

« Ce n'est plus de repos qu'il faut que je vous parle, mais bien d'une nouvelle campagne que nous allons commencer dans quatre ou cinq jours avec l'hiver. 40,000 hommes s'ébranlent pour attaquer l'armée austro-sarde, retranchée jusqu'aux dents; 12,000 grenadiers et chasseurs, commandés par le général Laharpe, commenceront la trouée; je figurerai avec cette brave division. Vous voyez, mon père, que ce n'est plus à Pont-de-Vaux qu'il faut songer à aller; aussi je n'ai plus que Milan ou la paix devant les yeux.

<«< Tandis que la Convention triomphait (en vendémiaire), on y parlait de nous; je commandais en effet, sous les ordres du général Miollis, la colonne qui brûlait le camp austro-sarde. Eh bien, on en parlera encore pendant l'établissement du nouveau Gouvernement (le Directoire) dont nous attendons notre bonheur. Toute l'armée demande le combat à grands cris. L'enthousiasme est tel qu'au commencement de la Révolution; et les ennemis, en apprenant nos triomphes, trembleront dans l'intérieur comme à l'extérieur. J'attends, moi, la paix pour résultat de notre campagne d'hiver, et, dans cet espoir, je m'y livre tout entier. Vous ne serez sûrement pas fàché d'apprendre que je commanderai une des têtes de colonnes de 12,000 (?) grenadiers et chas

seurs. >>

Nobles sentiments, confiance inaltérée au génie de la Révolution ! renouvellement d'espérance que partageait alors toute cette armée! Mais il y a ceci de particulier

(1) Mémoires de Napoléon, Guerre d'Italie, chap. V, 2.

en Joubert, que s'il fait la guerre avec tant d'ardeur, il a en vue la paix. Cette idée reviendra souvent jusque dans ses lettres les plus belliqueuses; tout son feu n'exclura jamais la modération. Il y a du citoyen uni en lui au guerrier; il a dans les camps les qualités civiles.

Le plan de Schérer, admirablement servi par les généraux divisionnnaires, a réussi; la victoire de Loano, des 2 et 3 frimaire (23 et 24 novembre 1795), vient saluer d'un présage heureux l'inauguration du Directoire. Joubert a été l'un des héros de ces combats. Toujours à l'avant-garde de Masséna, le 23 et le 24, il s'est porté en dernier lieu, avec une poignée d'hommes, les meilleurs marcheurs de sa troupe harassée, au point le plus avancé des crêtes sur les derrières de l'ennemi, et par son audace il l'a étonné, épouvanté, forcé d'abandonner dans les gorges chariots et pièces. Il raconte vivement, mais sans vanterie, sa conduite en ces deux journées, dans une lettre qui vient expliquer et confirmer les récits donnés par les historiens militaires. Lire à ce propos Jomini (1), si lumineux, si judicieux, et qui nous fait si bien voir le nœud stratégique d'une action, est un plaisir qui n'est pas réservé aux seuls militaires et que tous les esprits critiques savent apprécier.

Joubert, qu'il nomme souvent dans sa relation de Loano, dut à sa belle conduite d'être nommé général de brigade. Il eut un moment d'hésitation avant d'ac- cepter; il le dit à son père dans une lettre datée de quelques jours après, et où il se montre bien à nous dans l'élan et la poursuite de la victoire :

• Sous Ceva, 30 novembre 1795.

«Nos fatigues et nos victoires ne cessent point. Je viens encore, après avoir battu les Autrichiens, d'être chargé, avec ma brigade, de

(1) Histoire critique et militaire des Guerres de la Révolution, tome VII, pages 307-321.

talonner les Piémontais, et je leur ai enlevé 19 pièces de canon. Je ne sais si mon physique y résistera. Ma marche est si rapide, que j'ai perdu aides de camp, domestiques, chevaux. Je suis à pied; tout est derrière moi.

« J'avais eu des scrupules d'accepter le grade de général de brigade; mais mes camarades et les généraux, le représentant Ritter lui-même, m'ont paru si contents de cette promotion, et je suis chargé d'entreprises si intéressantes (1), que mon refus aurait passé pour refus de service. Je laisse donc aller l'eau sous le pont. »

Ardeur et modestie! arrêtons-nous un moment: car c'est surtout le caractère moral de Joubert que nous étudions. Voilà les scrupules qui commencent. Quoi! ce jeune guerrier si intrépide, si intelligent, si actif et si infatigable, hésite à accepter le grade de général de brigade qu'il vient de mériter et de gagner, au vu et su de tous! Et bientôt, quand il sera nommé par Bonaparte, à la veille de Rivoli, général de division, ce sera bien pis! son premier mouvement sera non de joie, mais pour décliner l'honneur, le fardeau; il écrira à son père pour le consulter, pour lui demander s'il doit ou non accepter. « Je ne saurai trop vous répéter, général, écritil à Bonaparte lui-même, qu'une division de 9,000 hommes est pour moi un fardeau qui m'accable. Une brigade est mon fait, et tout en obéissant au général en chef, je ne puis m'empêcher de le lui représenter. » Et plus tard, quand il sera général en chef, donc! que ne dira-t-il pas, que ne sentira-t-il pas du poids accablant dont il voudrait bien se démettre, dont il se démit même une première fois! Qu'il y ait eu un peu de faiblesse physique, de la mauvaise santé dans cette disposition à se méfier de soi-même, je le crois; mais il y a autre chose encore; on est obligé d'y voir un trait essentiel de son caractère qui reparaîtra en toute occasion déci

(1) Du côté des Piémontais contre qui l'on s'était retourné sur l'autre versant des Apennins.

sive de sa vie, et que Saint-Cyr nous a révélée s'accusant et redoublant avec une persistance étrange dans la nuit de perplexité qui précéda la glorieuse mort du jeune général.

Joubert se rendait compte mieux que personne de la responsabilité d'un chef de troupe, et dans un de ses jours d'inquiétude il la résumait ainsi :

« A chaque heure répondre de la vie de plusieurs milliers d'hommes; hasarder à propos la vie de ses soldats pour la leur sauver; ne négliger aucune précaution pour se défendre des embuscades et des surprises de nuit; voir dans cette lutte continuelle succomber ses amis, ses connaissances, par les blessures ou les maladies : il y a là de quoi tourmenter un homme. Et moi qui ne sens rien faiblement, je m'affecte d'autant plus profondément que dans notre état il faut avoir l'art de cacher aux autres ses affections particulières. Il faut paraître confiant quand on est inquiet, dur envers le soldat, quand souvent il n'inspire que de la pitié; il faut enfin avoir un visage qui ne soit point le miroir de son cœur. >>

Touchantes et humaines paroles, et dignes d'un Vauvenargues dans les camps! Dans tout ce que je vais dire, que l'on me comprenne bien, je suis loin de vouloir infirmer le mérite de Joubert, je ne le diminue point. Cette modestie qu'il a, non pas seulement extérieure et apparente, mais intime et sincère, le marque et le distingue entre tous; ce coin de faiblesse (car il y a un peu de faiblesse) me le fait aimer; c'est une grâce de plus, c'est comme un pressentiment, si on le rapproche de sa fin prématurée. Je veux pourtant suivre la veine et la dessiner nettement aux yeux pour qu'il n'y ait pas doute ni incertitude. J'anticiperai donc sur les faits pour embrasser tout le caractère. Ainsi, simple général de brigade quand il se définissait de la sorte la responsabilité, à peine sera-t-il général de division qu'il dira (22 novembre 1796):

<< Avec mon avant-garde, j'étais joyeux; avec une division, la tristesse me saisit, je crains les événements. Cependant il faut servir... >>

Entre Arcole et Rivoli (toujours dans ses lettres à son père):

« Vous ne me croyez occupé que de gloire : vous vous trompez, mon père; je ne soupire qu'après le repos. Il m'est impossible, dans l'occasion, de ne pas suivre l'impulsion naturelle; il faut se montrer. Mais je vous assure que je désire n'avoir plus occasion de guerroyer, et encore une fois que le repos seul est l'état que je désire et dont j'ai besoin. >>

A l'entendre, ne dirait-on pas vraiment qu'il n'est soldat que comme Nicole prétendait être controversiste? malgré lui. Il faut rabattre de ces paroles, je le sais; mais rabattez ce que vous voudrez, il en restera encore assez pour déceler le symptôme que nous y cherchons.

Après Rivoli, où il s'est couvert de gloire, où il a justifié hautement sa promotion de divisionnaire, et à la veille de sa première expédition dans le Tyrol, dont il vient d'être chargé :

<< Plus je réfléchis, moins je me trouve à ma place; tout, jusqu'au succès, me désespère. Encore une fois, dès que je vois jour, je me débarrasse de tout ce fardeau et je quitte le métier. Je suis né pour les armes et non pour le commandement. Je maudis l'instant où je fus fait caporal; et je voudrais avoir l'apathie de ceux qui finiront par s'établir bourgeoisement. C'est là où est le bonheur, et c'est là sûrement où, s'il est possible, j'irai le chercher. En attendant je vais, en faisant mon devoir, faire taire encore la cabale. »>

On n'est pas plus héros et plus sceptique à la fois. - Et arrivé à Trente, après avoir réussi :

« Je me livre à la fortune, mais je m'en défie; et si la chance est favorable, je m'en défierai plus encore et rechercherai les postes secondaires que vous prétendez que je ne dois plus accepter. Un soldat se bat dans tous les rangs. Dans une république, on n'est général qu'un temps. J'ai sous mes ordres le brave Dumas, qui a commandé en chef cinq armées; je lui ai confié mon aile droite, et nous sommes intimes. Pourquoi ne pourrai-je pas me trouver dans le même cas? »>

« PrécédentContinuer »