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Et de cette même ville de Trente, après des succès auxquels il ne manquait plus que la seconde expédition dans le Tyrol allemand pour atteindre à leur plein éclat, il écrivait à son père encore, plus ambitieux que lui et qui le poussait à tous les genres d'ambition :

« J'ai reçu votre lettre; vous m'y supposez bien des qualités que je n'ai pas. Pour être homme de pouvoir, il faut de l'ambition et je n'en ai pas. Pour désirer des places, il faut une science approfondie du cœur humain, et une conduite politique à l'avenant; je dédaigne tant de prudence. Malgré tout ce que vous m'en dites, je suis décidé à quitter une carrière dont je ne voulais parcourir que les degrés moyens et où je me trouve au faîte, sans l'avoir désiré. Je n'ai accepté avec plaisir que le grade d'adjudant-général chef de brigade (comme qui dirait colonel), et c'était là ma place. J'ai été porté plus haut contre mon gré. A présent j'ai trois divisions sur les bras, et je suis décidé à les quitter. J'aime rendre des services; qui ne serait sensible à la joie d'en rendre? Mais je préfère un poste, une position où l'homme jouit de lui-même, à l'éclat d'une grande place où l'on ne vit jamais pour soi. D'ailleurs ce qu'on appelle réputation dépend toujours des événements, et encore une fois je serais un fou de courir de nouvelles chances sans ambition. >>

Je pourrais multiplier les aveux de ce genre. La disposition ici est trop persistante pour qu'on puisse douter de sa profondeur et de ses racines dans la nature même de l'homme. Décidément Joubert aime les postes en second et s'y sent plus à l'aise que dans les premiers. D'autres aspirent à monter; lui, il aspirerait plutôt à descendre. Personne n'est moins enivré après la victoire, personne n'est plus méfiant que lui de l'avenir.

Sans doute un homme, un guerrier mort à trente ans n'a pas donné sa mesure: il ne l'a pas donnée pour tous ses talents et ses mérites, pour tout ce qui s'acquiert par l'expérience; mais comme génie, comme jet naturel, il s'est montré dans sa force d'essor, dans sa portée et sa visée première, s'il est à l'œuvre depuis déjà cinq ou six années. Je me risquerai donc, à propos

de cette singulière modestie de Joubert, à rappeler la pensée d'un moraliste de l'école de La Rochefoucauld: <«< Une modestie obstinée et permanente est un signe << d'incapacité pour les premiers rôles, car c'est déjà << une partie bien essentielle de la capacité que de por<< ter hardiment et tête haute le poids de la responsa<«<bilité; mais de plus cette modestie est d'ordinaire << l'indice naturel et le symptôme de quelque défaut, de << quelque manque secret: non pas que l'homme mo<< deste ne puisse faire de grandes choses à un moment << donné, mais les faire constamment, mais recommen<«< cer toujours, mais être dans cet état supérieur et << permanent, il ne le peut, il le sent, et de là sa mo<< destie qui est une précaution à l'avance et une sorte << de prenez-y-garde. On ne se contient tant que parce << qu'on a le pressentiment de ne pouvoir aller jusqu'au << bout. >>

Ce qui ne veut pas dire au moins, en prenant pour vrai le signe inverse, qu'il suffit de ne douter de rien et de se croire propre à tout, pour être en réalité capable de tout. Entendez tout cela comme il convient, c'est-àdire sobrement, et dans la juste application à notre sujet.

Le malheur du jeune général que nous verrons sortir si brillamment victorieux, si intrépide et si habile dans les luttes prochaines où il n'était que lieutenant et en second, ce fut, à une certaine heure, d'avoir été poussé au premier rang, d'y être arrivé dans tous les cas trop tôt, et par le jeu des partis qui s'inquiètent peu de vous compromettre et de vous briser, pourvu que vous leur serviez d'instrument un seul jour. Mais que de qualités charmantes et pures en lui! que de vertus aimables, ornement du guerrier! Énumérons un peu : Sentiment de famille, on l'a vu; fidélité au pays, je ne parle pas du grand pays, de la patrie et de la

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France, mais du pays de Bresse et de tous les camarades qui en sont :

« (Avril 1795.) Nous souffrons tous les maux, couchés sur la paille, buvant de l'eau, très-souvent réduits à 12 ou 14 onces de pain rempli de pierres et noir comme du temps de Robespierre. J'ai vu passer mon troisième bataillon de l'Ain. Pannetier, Soulier, Boisson sont venus me voir et ont partagé ma misère. Rien n'était si risible que de voir l'approche de ces deux jeunes gens; ils avaient fait une lieue pour nous voir. Je les ai reconnus qui se tenaient à vingt pas de moi, détournant la tête quand je les regardais, en s'extasiant sûrement de voir des pays si loin. Nous avons joui un moment de leur embarras bressan. Enfin, pour en finir, mon frère est allé les chercher. >>

Autre vertu sentiment touchant de confraternité d'armes, sainte amitié des camps, qu'il ressent vivement et qu'il a inspirée. Ainsi après une affaire malheureuse, l'attaque des positions en avant de Saorgio, sous Brunet, il écrivait (juin 1793):

«De notre côté, nous avons à pleurer bien des braves. Un capitaine de mon régiment, M. Langlois, mon intime ami, blessé en tête de sa colonne, et la balle dans le corps, élevait encore son épée en avançant et en excitant le soldat, jusqu'au moment où il est tombé de faiblesse. Je l'ai vu en passant à Sospello, une amie le soignait; et comme tout le monde longtemps m'avait cru mort, il avait, dans ses douleurs, souvent parlé de moi et souvent envié mon sort. Trois heures après que je l'eusse vu, il était plus gai et beaucoup mieux. Il croit que puisque je vis, il ne mourra pas. Dieu le veuille! >>

Superstition du guerrier si naturelle, si nécessaire, au milieu de cette vie de hasards! Mais ici, et dans ce mot échappé du cœur, on reconnaît plutôt encore la religion de l'amitié.

La probité enfin, la pureté et le désintéressement sont les vertus ordinaires de Joubert. Le lendemain de la victoire de Loano, il se trouve dépourvu de tout. Ce général de brigade, qui vient de prendre les chariots et les bagages de l'ennemi, se voit dans la nécessité d'écrire à son père :

« Un peu de numéraire pour changer mes habits et harnacher mes chevaux me serait nécessaire. Vous savez que je ne demande que quand j'ai besoin. Faites encore un effort, mon père, et un bon mariage raccommodera cela. >>

Les fruits de cette victoire de Loano furent à peu près nuls; l'habileté supérieure avait fait défaut. On resta sur place en définitive. Cinq mois après (19 mars 1796), Joubert écrivait de Finale, dans la rivière de Gênes :

« Le Gouvernement, tout occupé du Rhin, nous laisse sans argent, à la merci des fripons qui nous administrent.

« Il n'y a de beau ici que le courage infatigable du soldat et de l'officier, et la patience imperturbable de tous deux. La France frémirait si on comptait tous ceux qui sont morts d'inanition, de maladies. Le pauvre volontaire, en se traînant, s'arrête où il se trouve, s'affaisse sur la terre et meurt. Mon père, si la campagne n'est pas offensive, je prévois des horreurs, et, plutôt que d'assister à l'enterrement d'une armée, je donne ma démission. »>>

Mais Bonaparte, nommé général en chef, arrivait à Nice le 27 mars et venait prendre en main cette armée de braves, sans habits, sans pain et sans souliers, qui n'attendait qu'un tel chef pour faire ses prodiges.

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Je voudrais bien établir et déterminer en traits précis cette figure sympathique du jeune général, sans lui faire tort et sans la surfaire. Je n'ai pour cela qu'à profiter des documents mêmes que me fournit la publication nouvelle, en tirant un peu moins du côté de l'éloge que ne l'a dû faire naturellement l'estimable biographe (tout biographe devient aisément un apologiste ou un panégyriste), et en me tenant d'ailleurs dans les lignes exactes du récit de Napoléon, le premier des juges, ainsi que dans les termes des meilleurs témoins, auteurs de Mémoires. La juste mesure et la proportion dans un portrait sont la première loi de la ressemblance.

Nous n'en sommes encore qu'au rôle militaire et au début des grades supérieurs. Joubert, général de brigade à vingt-six ans, au moment de l'entrée en campagne (1796), est un des bras les plus actifs de cette jeune et déjà vieille armée d'Italie. Il commence à se signaler et à être nommé dans les faits de la première

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