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comme un sentiment. J'ai peur que Voltaire n'ait aimé que son .esprit... >>

Il ne serait pas besoin d'avoir beaucoup vu M. Nisard pour reconnaître ici plus et mieux qu'un auteur, pour sentir l'homme et son cœur tout entier dans cette page.

Le dernier chapitre, consacré aux principaux auteurs du dix-neuvième siècle, et qui condense un si grand nombre de jugements en termes frappants et concis, prouverait, une fois de plus, s'il en était besoin, la parfaite sincérité de l'auteur, sa bienveillance unie à ce fonds de sévérité qu'elle corrige bien souvent et qu'elle tempère même jusqu'à la faveur, dès qu'il y entre un peu d'amitié; son scrupule à ne tirer son impression que de lui, de son propre esprit, et de l'écrivain à qui il a directement affaire, sans s'amuser aux accessoires et aux hors-d'œuvre; son attention à choisir, à peser chaque mot dans la sentence définitive qu'il produit. C'est à cause de cette rigoureuse recherche d'exactitude que je me permettrai de remarquer qu'en appréciant si bien André Chénier et en rendant à ce jeune et nouveau classique la part entière qui lui est due, il l'a un peu trop appareillé en tout, et même pour la destinée, avec cet autre charmant poëte de nos jours, Alfred de Musset. André Chénier, mort bien plus jeune que ce dernier, n'a pas été seulement un aimable et poétique génie, c'a été un caractère. Il a aimé la liberté, il l'a voulue et comprise au sein de l'ordre; il l'a défendue de sa plume avec habileté, vigueur et courage; il est mort sur l'échafaud en la confessant, et non sans avoir auparavant transpercé les bourreaux barbouilleurs de loix de son ïambe vengeur. Le citoyen, chez Musset, était absolument absent: il s'en est vanté lui-même : si deux noms, par hasard, s'embrouillent sur sa lyre, il

veut, et il a bien soin de nous le dire, que ce ne soit jamais que Ninette ou Ninon. Je n'insiste pas. Il n'y a, à cet égard, entre eux, aucune parité à établir. Et même, à ne parler qu'élégies, il ne faut pas oublier que dans l'intervalle d'André Chénier à Musset, Byron est venu. André Chénier, quand il chante l'amour, est le disciple des Anciens et de son cœur; Musset est le disciple de son cœur et de Byron.

Si le livre de M. Nisard, terminé ainsi qu'il a été conçu et sans que l'auteur ait jamais dévié de sa ligne principale, peut être considéré, d'après le point de vue didactique et moral qui y domine, comme une protestation contre le goût du temps, il en est à la fois un témoignage, et il en porte plus d'un signe par la nouveauté du détail, par la curiosité des idées et de l'expression ce dont je le loue. Il rend surtout témoignage du caractère et du talent de l'auteur, un caractère

ami du bien et jaloux du mieux, un de ces esprits comme il y en a peu, fixés et non arrêtés, défendus par des principes, et qui restent ouverts aux bonnes raisons; un esprit qui a en soi son moule distinct, et qui imprime à tout ce qu'il traite ou ce qu'il touche un certain composé bien net de sagacité, de savoir, de moralité et de style, - qui y met sa marque enfin.

Lundi, 15 juillet 1861.

Correspondance de Voltaire avec la duchesse de SaxeGotha et autres Lettres de lui inédites, publiées par MM. ÉVARISTE BAVOUX et ALPHONSE FRANÇOIS (1).

Œuvres et Correspondance inédites de
J.-J. Rousseau,

Publiées par M. G. STRECKEISEN-MOULTOU (2).

Encore un peu de Voltaire, encore un peu de Rousseau ! Il fut un temps où cette seule annonce aurait mis en émoi le public partagé en une double rangée d'admirateurs enthousiastes. Aujourd'hui ce public est dissous, et nous sommes rassasiés. Il en est de ces mets de l'intelligence comme de ceux du corps : il vient un moment où même les plus excellents, à force de reparaître et de nous être servis sous toutes les formes, lassent le goût; il n'était pas jusqu'à Beuchot, l'éditeur passionné de Voltaire, qui sur la fin, lorsqu'on lui apportait des lettres nouvelles de son auteur favori, ne criât grâce et ne répondit: << Assez, j'en ai assez ! » Pourtant les lettres de Voltaire ne ressemblent jamais à celles d'un autre. Ce nouveau volume, composé de toutes sortes de glanures, en est, s'il le fallait, une dernière preuve. La partie principale consiste en une série de lettres adressées à la duchesse de Saxe-Gotha, l'une de ces princesses, amies de l'esprit, que Voltaire avait conquises dans

(1) Didier, quai des Augustins, 35.

Michel Lévý, rue Vivienne, 2 bis.

son séjour en Allemagne et qui lui étaient restées fidèles après sa brouille avec Frédéric. C'est pour elle et par son ordre qu'il écrivit les Annales de l'Empire, le seul ouvrage peut-être de sa façon qui soit décidément ennuyeux. Il en a bien un peu conscience, et au moment de lâcher les volumes dont il s'est acquitté comme d'une tâche, il écrit à la princesse : « Tout est fini et j'ai environ dix siècles à mettre à vos pieds; j'aimerais mieux y être moi-même. Je ne vois, dans toutes les sottises qu'on a faites depuis Dagobert, aucune balourdise comparable à celle que j'ai faite de m'éloigner de votre paradis Thuringien... Je joins encore une grande peur à mes regrets, et cette peur est de vous ennuyer. Neuf ou dix siècles en sont bien capables. J'ai fait ce que j'ai pu pour les rendre aussi ridicules qu'ils le sont... » Il n'y a pas réussi cette fois à son ordinaire. Le long Abrégé chronologique n'est pas du tout saupoudré d'esprit ni de malice autant qu'il s'en flattait, et les lettres où il en parle si gaiement promettaient beaucoup mieux. Il continua de correspondre avec cette princesse depuis 1753 jusqu'en 1767, presque jusqu'à l'année où elle mourut. C'est une Correspondance toute de compliments, de politesse, non d'étroite et entière liaison. Il lui envoie ses ouvrages; il lui raconte en courant quelques nouvelles; il se met sans cesse à ses pieds: les quinze jours qu'il a passés dans son palais, et où il a été traité avec une bien flatteuse distinction dans la chambre des Électeurs, lui sont un thème de reconnaissance éternelle qu'il varie en mille façons. Mais que le tour de ces moindres billets est facile, rapide, agréable, d'une galanterie naturelle, d'une familiarité qui se joue aisément sous le respect! Que ce poëte est de bonne compagnie! Et quand la princesse veut lui envoyer un millier de louis pour prix de ses travaux historiques, quelle manière délicate et fine de repousser les bienfaits

sous cette forme déjà surannée, sous cette forme qui n'est déjà plus française à cette date! Écoutez-le, sans morgue, sans emphase, et tout en badinant, il va insinuer l'égalité de l'esprit en face des Puissances; il va, sans dire les grands mots, avertir qu'il y a là aussi un ministère de la pensée à respecter, et, comme nous dirions, un sacerdoce: « Mais, Madame, faut-il que la fille d'Ernest-le-Pieux veuille par ses générosités me faire tomber dans le péché de la simonie? Madame, il n'est pas permis de vendre les choses saintes.... » Il fait comprendre que les distinctions si particulières dont il a été l'objet et qui, dans le plus gracieux des accueils, se sont adressées en lui à l'homme, à la personne, ont été et sont sa plus digne récompense, et qu'elles n'en permettent plus d'autre. Jean-Jacques, en pareil cas, se serait redressé et aurait répondu: « Madame, on ne paye pas l'esprit, on l'honore. » Voltaire a dit la même chose, mais que c'est différemment!

Les autres lettres adressées à divers correspondants, et qui sont le restant du panier, le surplus de la collection précédemment donnée par MM. de Cayrol et Alphonse François, nous montreraient Voltaire sous ses vingt autres aspects dès longtemps connus, mais avec une vivacité toujours nouvelle : il y a, de par le monde, des redites plus fastidieuses que celles-là. Tantôt, avec Thieriot, son correspondant littéraire à Paris, il est en veine et comme en verve de corrections sans fin pour ses vers passés et présents, pour OEdipe, pour la Henriade, pour ses discours en vers; il fait la guerre aux mots répétés, il est docile comme on ne l'est pas; il ne se donne, dans l'Épître morale, que pour le successeur modeste de Boileau: « L'objet de ces six Discours en vers, dit-il, est peut-être plus grand que celui des Satires et des Épîtres de Boileau. Je suis bien loin de croire les personnes qui prétendent que mes vers sont d'un ton

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