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de Maistre un jugement froid et des paroles mesurées : il a sur ces terribles combats dont l'issue tient le monde en suspens, sur ces grands revers et ces désastres inénarrables dont il est témoin, des attentes, des transes, des espérances et des cris de joie, qui nous étonnent, qui nous blessent. On souffre involontairement de voir un homme qui parle un si beau français exprimer des sentiments qui sont si peu nôtres; mais enfin, pour peu qu'on y réfléchisse, il est dans son rôle, il est bien lui, le représentant d'un souverain à demi dépouillé, l'homme de l'ancien droit divin et l'ennemi de la Révolution, sous quelque forme qu'elle se montre. Et pourtant que de contradictions traversent ces jugements si absolus et si tranchants, à y regarder de près! lui qui reproche à d'autres de s'être laissés séduire par Napoléon, n'avait-il pas désiré un moment se mettre à cette rude épreuve, et s'exposer au péril d'être séduit à son tour en se flattant de le persuader! N'avait-il pas, en 1807, désiré obtenir par l'entremise du général Savary, alors envoyé extraordinaire à Pétersbourg, de venir à Paris pour y entretenir en particulier l'Empereur des Français? n'avait-il pas compté (quel plus grand hommage d'esprit à esprit!) sur l'effet de sa parole et sur le choc électrique direct qu'il aurait pu produire dans ce tête-à-tête, que dis-je? dans cette espèce de duel à armes égales avec le suprême antagoniste? n'avait-il pas espéré tirer de lui je ne sais quelle étincelle sympathique? On s'expose fort soimême à être entamé quand on se flatte si fort de gagner les autres. Mais tout cela était bien loin en 1811; de Maistre était redevenu irréconciliable, et, à le prendre pour tel, rien ne saurait être plus intéressant que de saisir ses vues, ses impressions de chaque jour dans la terrible partie qui se joue sous ses yeux et où luimême est en cause. « Depuis vingt ans, dit-il, j'ai assisté

aux funérailles de plusieurs souverainetés; rien ne m'a frappé comme ce que je vois dans ce moment, car je n'ai jamais vu trembler rien de si grand. » On tremblait, en effet, à l'heure où il écrivait cela, on faisait ses paquets là où était de Maistre, et la joie bientôt, et l'ivresse fut en raison de cette première crainte. En rabattant tout ce qu'on voudra des impressions de de Maistre, qui varient d'ailleurs au jour le jour au gré des nouvelles et des bruits divers, mais qui n'excèdent pas (car rien ne saurait les excéder) de pareilles réalités, il reste trèscurieux d'observer avec lui cette grande et unique année par le revers russe, de passer par toutes les vicissitudes d'émotions qui, là-bas, répondaient aux nôtres en sens inverse, et de connaître autrement que par nos bulletins ces physionomies singulières et expressives des Kutusoff, des Tchitchagoff, du Modenais Paulucci et de tant d'autres; de comprendre enfin le génie russe dans son originalité, dans sa religion nationale et sa foi inviolable. De Maistre le sent presque comme ferait un patricien de vieille race moscovite, et il a de ces mots qui ne sont qu'à lui pour le caractériser, ne fût-ce que par contraste : « Qu'est-ce que Pétersbourg en comparaison de Moscou? s'écrie-t-il quelque part : une grande maison de plaisance, pas plus et même moins russe que parisienne, où tous les vices dansent sur les genoux de la frivolité. » Il dira comme un boyard de vieille roche « J'en veux toujours à Pierre Ier qui a jeté cette nation dans une fausse route. »

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La convenance, le sentiment patriotique interdisent de détacher, dans les pages toutes palpitantes où il les faut chercher et où il les sème à poignées, les mots perçants qui, sous une autre plume que la sienne, seraient outrageux et cruels. Encore un coup, il a des droits dans sa passion, dans sa haine. Cette haine même a des élans qui nous honorent. Oh! comme il nous

craint! comme il redoute l'homme que le destin a marqué d'un signe au front et qui obsède toutes ses pensées! Comme il a peur, même au milieu des résultats les plus implacables et du triomphe aveugle des éléments, que la grande proie ne s'échappe! Un seul s'échappant, malheur ! tout est remis en question, tout recommence. Et puis, tout d'un coup, car nul esprit n'est plus sincère quand il est dans son premier bond, il a des hommages imprévus et des admirations pour cette nation française dont il est lui-même, bon gré, mal gré, avec son élément gaulois, et à laquelle il fait honneur. « Ce qui est étonnant, dit-il, parlant des Français faits prisonniers dans cette héroïque et lamentable retraite, c'est l'inébranlable fidélité de ces genslà nous ne voyons pas qu'un seul général ait, comme on dit, tourné casaque; les simples soldats mêmes faits prisonniers sont très-modérés sur le compte de Napoléon; ils lui reprochent l'ambition, mais sans outrages et sans récriminations. C'est une étrange nation, qui fait depuis deux cents ans, par un instinct aveugle, tout ce que la plus profonde sagesse dicterait aux plus profonds philosophes, c'est-à-dire d'être fidèle à son Gouvernement, quel qu'il soit, et de répandre tout son sang pour lui, sans jamais lui demander compte de ses pouvoirs... »

Il peut haïr, il peut maudire, exécrer son grand adversaire, mais ce n'est pas lui qu'on pourra jamais soupçonner de le mépriser. M. de Maistre n'a rien de l'émigré en cela; il voit l'ennemi en plein, dans toute sa grandeur : « Jamais, écrit-il en 1813, Napoléon n'a été plus grand militaire que dans la manière dont il s'est tiré de la catastrophe de 1812. » Mais ce qui le préoccupe le plus, c'est le tour et la trempe de l'esprit français il revient à diverses reprises sur ce qu'il a dit tout à l'heure et qu'il a peine à s'expliquer :

:

« Personne peut-être n'a été plus à même que moi de faire des observations directes ou indirectes sur l'esprit français. Jamais je n'ai pu découvrir un seul signe de révolte contre Bonaparte: « Il est trop ambitieux, ou ambitionnaire, comme disait un soldat; s'il veut que nous nous battions, il faut bien qu'il nous nourrisse.» Voilà ce que j'ai pu connaître de plus fort; mais jamais un mot ni un geste contre sa souveraineté. L'impression que cet homme fait sur les esprits est inconcevable. I... (un Piémontais prisonnier), qui était présent à la revue qui se fit avant de sortir de Moscow, m'a fait peur à moi-même en me disant : « Lorsque je le voyais passer devant le front, mon cœur battait comme lorsqu'on a couru de toutes ses forces, et mon front se couvrait de sueur, quoiqu'il fit très-froid. »>

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Ici nous touchons au grand problème que de Maistre se pose sans cesse, mais qu'il ne résout pas, ou du moins qu'il ne résout jamais que dans un sens exclusif, celui du passé. Il ne paraît pas supposer qu'il y ait des souverainetés qui recommencent, des dynasties nouvelles qui prennent racine, quand les anciennes dépérissent et sont rejetées. Il estime que ces anciennes souverainetés sont inviolables, immortelles, qu'elles doivent se considérer comme telles par nature, et ne pas trop faire pour se retremper. Dans un entretien confidentiel qu'il a avec l'empereur Alexandre, en mai 1812, il déconseille à ce monarque de faire la guerre en personne; il faut laisser cela à l'usurpateur, dit-il : << Un usurpateur ne peut être tel qu'en vertu d'une volonté de fer et d'une force qui tient du miracle. Au contraire, un souverain légitime, en voulant combattre de sa personne, amènera à l'armée la Cour, c'est-à-dire l'intrigue, les passions et la multiplicité des pouvoirs. >> Dans le cas présent, le conseil pouvait être bon, Alexandre n'étant pas précisément un général; mais la raison que donne de Maistre n'est point toujours et partout applicable. Il avait, d'ailleurs, des manières de l'exprimer qui étaient piquantes. Ce n'est pas un désavantage, remarquait-il, ni une preuve d'infériorité pour un souverain légitime de ne pouvoir faire en cela

ce que peut l'usurpateur : « L'or ne peut couper le fer, est-ce parce qu'il vaut moins? C'est parce qu'il vaut plus.»— «< Ah! que cela est bien dit! » s'écriait à ce mot l'empereur Alexandre en l'interrompant. Nous faisons de même; mais le bien dit ne suffit pas en telle matière; nous ajouterons quelque chose.

Il y a un moment très-difficile à fixer avec précision où, dans ces luttes du héros nouveau, de ce grand diable d'homme (comme il l'appelle) contre les souverains des vieilles races, le fer insensiblement se transmute et acquiert de l'or; laissons les figures; il y a un moment où le fait devient droit, où l'utilité publique, la grandeur nationale, l'immensité des services rendus et à rendre, le prestige qui rayonne et ne se raisonne pas, se confondent pour sacrer un homme nécessaire et une race qui fait souche à son tour. Et voilà que quelque chose de ce qui s'est passé dans les temps antiques recommence sous nos yeux, au grand étonnement et au scandale de plusieurs. De Maistre ne put jamais s'y faire; mais il faut lui rendre cette justice que, tout en résistant à la solution moderne qui, au fond, n'est autre que l'ancienne, sauf qu'elle est moins revêtue de mystère, il s'est toujours posé le problème. Il s'est demandé, par exemple, comment Guillaume d'Orange étant (selon lui) un usurpateur, il n'en était pas moins vrai que George III régnait en souverain légitime : <«< A quel moment, se disait-il, entre ces deux points extrêmes la légitimité a-t-elle commencé? » Car il admettait qu'elle était incontestable. Il est presque plaisant aujourd'hui d'assister aux étonnements de de Maistre, d'entendre ses exclamations d'homme scandalisé, ses cris d'effroi comme si tout l'ordre politique était bouleversé, quand il voit en 1812 le prince royal de Suède acquérir auprès des souverains des droits dont il lui sera tenu compte. Il y a des choses qui ne

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