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grands mots; il ne parle que de confiance parfaite, de reconnaissance sans bornes, d'augustes amis, de hautes puissances, etc., etc.; je sais cette langue aussi bien qu'un autre, et je la vénère comme bonne dans l'usage commun et extérieur. Mais il y a une autre langue sévère et laconique qui atteint la racine des choses, les causes, les motifs secrets, les effets présumables, les tours de passe-passe et les vues souterraines de l'intérêt particulier; cette langue-là a bien aussi son prix. » Cette languc, c'est le plus souvent la sienne, et elle acquiert une vibration, une sonorité particulière sous sa plume et sur ses lèvres. Dès qu'il est là et qu'il parle, on l'entend de loin.

Les dernières années que de Maistre passa en Russie furent moins heureuses que ne l'avaient été celles de la grande crise; le lendemain du triomphe fut presque partout le commencement de la désunion. En Russie, les questions religieuses acquirent beaucoup d'importance à partir de 1814. De Maistre était un personnage trop considérable et un esprit trop convaincu pour se borner à être un observateur, un témoin passif et désintéressé; il prit parti pour une Société célèbre qui porta bientôt ombrage à l'orthodoxie russe, et dont le zèle arma le zèle contraire. Des conversions opérées chez des personnes de la haute société firent éclat de Maistre en avait été, de bonne heure, le confident; on le soupçonna d'en avoir été l'instrument ou l'auxiliaire. Ce seul soupçon le compromettait comme ministre étranger, et lui qui, à la longue, s'était presque naturalisé Russe, il désira son rappel. A propos de ces conversions qu'on lui reprochait d'avoir favorisées, et dont l'une, celle de madame Swetchine, est devenue littérairement un fait éclatant, il a de singulières paroles, et qui marquent bien l'esprit et l'accent d'aristocratie qu'il portait en tout. On avait mal traduit en français

l'endroit de l'Ukase où l'on parlait de ces conversions de quelques dames, de quelques personnes du sexe le plus faible, ainsi que le portait le texte officiel; on avait mis dans la traduction, quelques femmes d'un esprit faible et inconséquent. De Maistre s'en indigne : « Ce qu'il y a de bon, dit-il, c'est que les dames que ce texte frappe, et que tout le monde connaît, sont bien ce qu'on peut imaginer de plus distingué en vertu, en esprit et même en connaissances, sans compter le rang qui est aussi cependant quelque chose. Mille badauds, en lisant cette traduction, croiront qu'il s'agit de quelques vendeuses de pommes.» Chrétiennement, on avait toujours cru que le rang n'était pas un titre, que c'était plutôt un obstacle, une circonstance aggravante. Ces vendeuses de pommes dont il parle de ce ton de mépris sur l'article de la conversion, n'ont-elles donc pas des âmes, et des âmes respectables aux yeux du chrétien, autant que d'autres? Mais je ne sais pourquoi je fais cette remarque; de Maistre ne serait pas lui-même, il dérogerait, s'il ne s'exprimait ainsi. Sa supériorité est dans le monologue politique: de ces deux volumes, il y a les deux tiers très-intéressants. C'est un terrible rédacteur de bulletins ; il lui manquait cela pour le compléter.

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Lundi, 24 décembre 1860

HISTOIRE

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

PAR M. THIERS.

TOME DIX-HUITIÈME (1).

Ce n'est pas un volume comme je l'avais cru d'abord, c'est trois volumes que M. Thiers a consacrés à l'exposé de l'année 1814 et des Cent-Jours. Le tome présent, qui entame cette dernière période de son Histoire, nous ouvre une série de faits nouveaux et nous montre une nouvelle application de ce talent multiple et fertile. C'est la troisième fois que M. Thiers historien aborde un ordre de choses, un régime social tout différent, et chaque fois il est tellement entré dans l'esprit de chaque régime qu'il a semblé en être un historien spécial et presque partial, tandis qu'il n'en était qu'un interprète et un explicateur souverainement intelligent.

Jeune, à l'âge des assauts et des audaces, il a abordé l'Histoire de la Révolution française, et avec une telle verve, un tel entrain, une telle résolution de ne pas s'arrêter à mi-chemin avant le triomphe et la bonne issue, qu'il a semblé être, avant tout, un historien ré

(1) Paulin et Ce, rue Richelieu 60.

volutionnaire. On sait quelle trace lumineuse, et non effacée encore, il a laissée dans cette marche rapide à travers les diverses phases de cette grande et terrible époque. S'il avait à repasser aujourd'hui sur ce sujet, je ne doute pas qu'il ne le traitât autrement, et cependant je serais fâché qu'il ne l'eût pas traité comme il l'a fait, dussent quelques parties de cette première œuvre être un peu trop abrégées et incomplètes. Mais que de justesse de premier coup d'œil! quel prompt éclair jeté sur les situations, sur les groupes divers! quelle vue sympathique, non systématique, sur tout ce qui tient au cœur de la nation et s'y rattache par quelque fibre profonde! Quelle modération (on a droit de le dire maintenant, après qu'on a lu les historiens ses successeurs) dans les jugements sur les hommes de la Convention, sur ces Montagnards qu'on l'accusait d'abord de trop favoriser! Non, il les désavouait pour leurs crimes, pour leur inhumanité, mais il sentit en même temps ce qu'il y avait dans quelques-uns des plus fameux d'esssentiellement patrioque, d'héroïque et d'invincible. « Et, après tout, comme il le disait un jour, parlant à Chateaubriand lui-même, ç'a été une bataille où chaque parti a eu ses morts. » Et le plus affreux de la crise passé, aux différentes phases du décours, comme il touche à point les moments essentiels, les occasions irréparables et fugitives! Dans l'éclat si pur de cette première campagne d'Italie, quel sentiment vif, léger, allègre, de liberté et de victoire! Le mérite et le charme de l'historien dans ce premier ouvrage, c'est que tout cela semble enlevé, tout cela court et n'appuie pas. Le tableau même des intrigues et des boues du Directoire, suffisamment indiqué, n'en éteint pas, tout à côté, les parties honnêtes, recommandables et saines. Tant que cette histoire dure, il y règne, il y circule un souffle de jeunesse, d'espé

rance, celui même de l'aurore de la Révolution, celui de 89 et de 91, et c'est ce qui en fait l'unité et la vie.

Le second ordre de choses, le second régime, commencé et inauguré sous un astre tout différent et sous un génie réparateur, a été celui du Consulat. Quel historien a semblé plus fait que M. Thiers pour en raconter et en développer les merveilles, tant civiles que militaires, tous les bienfaits! Là encore, on l'a pu croire quelquefois entraîné, fasciné, tant il pénétrait avec satisfaction et avec plénitude dans toutes les branches de son sujet, tant il se laissait porter avec la pensée de son Héros à toutes les conséquences, et jusqu'aux extrêmes splendeurs, jusqu'aux éblouissements de l'Empire. Mais ici la rapidité n'est plus la même : c'est le complet auquel aspire l'historien dorénavant formé par la connaissance des affaires, et devenu à son tour homme d'État. Aussi, dans la peinture et l'explication de cette époque, la plus fertile en conceptions de toutes sortes et en créations, est-il l'historien administratif et stratégique par excellence. Tous les ressorts des machines diverses, il les a touchés; tous les plans et les projets jaillissant d'un front sublime, il les a eus sous les yeux, entre les mains; et le travail qu'il a fait luimême en s'en rendant compte, le plaisir qu'il a ressenti en les découvrant, il nous le reproduit, il nous le communique avec largesse et lucidité. Il ne résume rien, ce n'est pas sa manière, il recommence son étude entière et toute son information personnelle pour tous et devant tous. Nous assistons pour la première fois, dans le plus parfait détail, à ce que des particuliers (comme on disait autrefois) n'auraient jamais eu chance autrement de savoir, au secret des conseils, des négociations, à l'intimité des entretiens souverains, à la succession des pensées agitées sous la tente de César ou au chevet d'Alexandre. Le souffle de cette Histoire, dans

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