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effectivement le démolisseur de toutes les opinions reçues. Il a contribué plus que tout autre à extirper de l'esprit humain le principe d'autorité, par le fait même qu'il s'est attaqué à toutes les erreurs traditionnelles. Dans un jardin suranné qu'envahissaient les broussailles, il a arraché les buis taillés en même temps que les ronces et les parasites. Plus nous pénétrons dans le fond de son esprit, plus nous sommes étonnés de le trouver aussi moderne. Mais tout révolutionnaire, par le fait même qu'il brise des chaînes, laisse voir qu'il les a portées. On n'aborde un Nouveau Monde qu'avec les navires de l'ancien. Et, plus l'effort de délivrance a réussi, plus le novateur semble dans la suite avoir été habillé suivant une mode abandonnée. Les premiers vers de Victor Hugo rappellent l'Abbé Delille et Descartes a gardé jusqu'au bout le contact avec les Scolastiques.

Ce contraste va retenir notre attention. On trouve toujours intérêt à observer, dans un grand homme, en regard de ce qu'il voulait être et de ce qu'il croyait être uniquement, ce qu'il fut en outre malgré lui, à surprendre le combat de ses deux natures, l'une spontanée, l'autre àcquise, à saisir les instants où le plus sincère ruse avec lui-même, à juxtaposer, faute d'un miroir durable, l'image que nous concevons de lui avec celle qu'il a tenté de nous imposer. Sans nous arrêter dans cet ouvrage, nécessairement très bref, à l'exposition détaillée d'une philosophie bien connue, sans développer non plus le rôle de Descartes comme savant, nous essayerons surtout de particulariser, de faire revivre ce novateur à tournure archaïque, ce fervent catholique à disciples panthéistes ou athées, ce libre penseur » très

dogmatique, cet indépendant soumis à toutes les règles, ce sans-patrie d'esprit si français et, dans la pratique de la vie, ce vieux garçon aux rudes propos avec des façons de gentilhomme, ce solitaire affamé de conversations, cet épicurien adopté un moment par Port-Royal, ce solitaire employant ses dernières années à disserter sur l'amour, les passions ou le souverain bien avec deux petites princesses. Peut-être réussirons-nous à montrer l'unité foncière de la figure sous ses traits divergents.

Pour nous, dans le domaine de la théorie, Descartes représente, avant tout, un esprit mathématique, ayant apporté en naissant un besoin inné d'affirmation, que développa son éducation par des prêtres et qui contribua à le faire vite adopter par ses contemporains comme un directeur, comme un maître. Soustrait à tout lien traditionnel de famille, de patrie, de profession, n'ayant jamais écouté que lui-même et ayant toujours gardé la conviction que lui seul était à l'abri de l'erreur, il aurait pu s'avancer très loin sur la voie de la destruction où il a engagé ses successeurs, s'il n'avait montré, d'autre part, un souci extrême de ne pas effleurer, même intérieurement, ce qui lui paraissait être le fondement de la morale, de la société, de la Vérité divine. D'où les axiomes très orthodoxes, sur lesquels il a bâti, au contraire, un édifice d'apparence rigide. Il a fait des efforts constants pour se démontrer à lui-même qu'il restait logique, sans aller pour cela jusqu'au bout de sa logique. Il a accumulé, sous tout ce qu'il respectait ou adorait dans le passé, des charges explosives qu'il prétendait empêcher de sauter. Il avait, en effet, plus que tout autre, écouté la parole du serpent: « Vous

serez pareils à Dieu », et il en avait déduit cet axiome, subtilement concilié avec son orthodoxie, que le génie humain, que son propre génie n'admettait point de limites, l'âme étant parfaite puisque divine. Sur ces deux bases opposées d'une infaillibilité attribuée simultanément à l'Eglise et à la Raison, il a édifié des théorèmes rigoureusement enchaînés, propres à satisfaire les prétendus sceptiques, qui ne demandent qu'à ne pas douter. Après quoi, on a bientôt supprimé l'une des bases et il est resté seulement l'apothéose de la Raison. Reprenant la vieille thèse des naturalistes ioniens, il a proclamé : « Tout est clair. L'esprit humain peut tout concevoir. Les contradictions apparentes sont explicables. Le mystère n'existe pas. Gloire à l'Homme! ». Et l'Homme a applaudi. Descartes a pu devenir ainsi, après deux siècles et demi, le patron glorieux de presque tous nos contemporains qui sont flattés de croire, avec lui, à la marche inéluctable du Progrès, à la Religion de la Science. Il a mérité enfin d'occuper, dans le Panthéon un peu disparate de la pensée moderne, une place d'honneur, qui ne l'aurait pas surpris, dont les voisinages seuls l'auraient affligé.

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Mais Descartes n'a pas été seulement un théoricien génial. Par lui, grâce à lui — et c'est, je crois, son meilleur titre à notre reconnaisance la Science est entrée dans la voie des applications fécondes. Aux tours de main empiriques, à la conception artistique ou individuelle des métiers et des industries, s'est substituée, sous son impulsion, une technique raisonnée, qui a pris peu à peu possession de forces, considérées d'abord comme redoutables. Et cette emprise sur l'univers a convaincu du même coup l'humanité que la science

était véridique. Pratiquement, Descartes nous a enseigné à ne nous étonner de rien, à chercher une explication pour tout, à tirer parti de tout. On lui a obéi et les applications de la Science ont atteint l'amplitude que nous constatons. C'est très consciemment qu'il nous a lancés sur cette route. Sa métaphysique, dont il prétendait déduire sa physique, occupait en réalité, dans son esprit, une case subordonnée. Malgré sa réputation de philosophe, il est à considérer comme un homme d'action. Plus encore qu'il n'a poursuivi la vérité abstraite, il a cherché à améliorer le sort des hommes, à diminuer leur fatigue et à prolonger leur vie. Si la Science Reine a provoqué de grands maux qu'il ne prévoyait pas et si, jusqu'ici, les fléaux de la guerre ont été accrus par elle autant ou plus que les avantages de la paix, le coupable n'est pas la science, c'est l'homme qui a fait un usage pervers de ses dons. On reste cartésien en continuant à espérer que l'avenir comblera nos descendants de tous les bienfaits promis. Mais, pour que cet espoir se réalise, peut-être faut-il associer au cartésianisme une autre doctrine plus souple, moins mécanique, moins insoucieuse du temps, celle d'une évolution suffisante pour rendre enfin un jour les hommes meilleurs et plus dignes de leur science.

CHAPITRE PREMIER

LA JEUNESSE, LES CAMPAGNES MILITAIRES ET LES VOYAGES.

René Descartes, ou des Cartes, Renatus Cartesius dans le jargon latin du temps, est né, le 31 mars 1596, à la Haye en Touraine, qui se nomme aujourd'hui la Haye-Descartes. D'origine, il était poitevin; plus tard, toute sa famille est devenue bretonne. Ceux qui l'ont su Tourangeau ont remarqué son esprit de finesse politique; ceux qui l'ont cru Breton ont fait ressortir sa sincérité hautaine et son indocilité. Dès notre premier pas dans cette étude, nous pouvons apprécier, avec cette théorie des milieux, l'inconvénient de vouloir tout expliquer suivant l'esprit cartésien, qui domine aujourd'hui nos esprits. Pour progresser en science, il faut évidemment chercher les causes des phénomènes et, pour les trouver, il faut les supposer à notre portée. Mais l'abus, mais le danger commencent à prétendre qu'elles sont nécessairement simples et à adopter les premières venues. Chez un Descartes, l'accessoire seul provient directement du terroir ou des parents.

Peut-être dans les ancêtres maternels de notre

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