Images de page
PDF
ePub

philosophe trouverait-on, si on les connaissait mieux, certains traits de son caractère. Mais ce qui frappe surtout, c'est qu'il ne ressemblait ni à son père qui trouvait ce fils ridicule de se faire relier en veau, ni à ses frères avec lesquels il n'entretint que des relations de plus en plus froides. Issu d'un milieu bourgeois qui avait pris, suivant l'habitude du temps, des allures de petite noblesse, il apparut, au milieu de sa famille, comme un aérolithe. Le seul trait qu'on lui voie commun avec son grand-père, le docteur Pierre Descartes et avec son père Joachim Descartes, conseiller au parlement de Rennes, est une particularité négative: le désir de la tranquillité.

Sa mère, à laquelle il devait ressembler davantage, était faible de poitrine et mourut à la naissance d'un quatrième enfant, qui succomba lui-même. René Descartes, le troisième, tenait physiquement de sa mère et, pendant toute son enfance, on le crut, comme elle, prédisposé à la phtisie. Plus tard, il se fortifia à force de soins et il mettait quelque amour-propre à prétendre, grâce à une bonne hygiène, n'être jamais malade. C'était, suivant lui, la confirmation de ses idées médicales. Néanmoins, on doit remarquer que, le jour où il rompit un équilibre artificiel pour aller passer l'hiver en Suède, il fut rapidement atteint d'une pneumonie, à laquelle il succomba.

Cette débilité physique de son enfance eut un effet plus direct. Descartes fut accoutumé de bonne heure à s'occuper exagérément de sa santé et, par conséquent, de lui-même. Un tel égoïsme, qui n'excluait pas la bienveillance charitable, put contribuer à faire de lui un «< vieux garçon », avec toutes les conséquen

ces intellectuelles, morales et sociales qu'entraîne d'ordinaire cette situation en marge de la vie normale.

Le sentiment paternel comportait, au 17e siècle, des formes plus distantes que de nos jours et les parents ne s'en combraient pas alors bien longtemps de leurs enfants. Descartes dut à son état maladif de n'être envoyé interne au collège qu'à huit ans, ce qui parut tard. A ce moment, les Jésuites venaient de rentrer en France après une de leurs expulsions périodiques, et Henri IV leur témoignait une faveur spéciale en encourageant leur maison d'instruction de la Flèche, dont Paris même ne possédait pas l'équivalent. C'est là que fut exilé le petit Descartes ; il ne devait plus, dans la suite, revoir sa famille que pendant de courtes vacances et, après sa sortie du collège, durant de brefs séjours dont le premier atteignit seul quelques mois. L'influence du père, bientôt remarié, fut donc sur lui insignifiante et provoqua surtout des révoltes; celle de la mère avait été nulle. Resta celle des maîtres jésuites, avec lesquels il conserva toujours des relations affectueuses et dont l'empreinte se traduisit par quelques nuances aisément reconnaissables.

Au collège, son état de santé lui fit accorder des tolérances, qu'a toujours admises l'heureuse souplesse de l'éducation ecclésiastique. On lui permit de se lever tard (habitude qu'il conserva toute sa vie), et, quand il fut plus grand, on lui laissa beaucoup de liberté dans ses lectures.

Sous la direction des jésuites, Descartes acquit surtout une forte culture littéraire à la mode du temps. Il s'imprégna tellement de latin que, plus

tard, il écrivait en latin toutes les fois qu'il était trop pressé pour traduire en français une pensée un peu subtile. On nous dit qu'il se montra «< amoureux de poésie » goût qui coïncide plus souvent qu'on ne le croit avec celui des mathématiques. Il devait le prouver en couronnant un jour son œuvre par un ballet en vers et une comédie. Mais ce n'étaient là, pour lui, que des passe-temps. L'important est qu'il s'assimila aussi des connaissances scientifiques très développées pour l'époque. On le poussa aux mathématiques études de discipline rigoureuse et d'imagination contrôlée restées toujours en honneur chez les jésuites, ou, plus généralement, chez les prêtres. De 1610 à 1611, il entendit ses maîtres parler avec enthousiasme des découvertes récentes de Galilée, du télescope, des satellites de Jupiter, des taches du soleil, etc. Enfin, il trouvait à la Flèche un enseignement très complet de la médecine et de la chirurgie, qui put contribuer, avec le souvenir de son grand-père, à son goût prédominant pour les sciences de la vie.

Ces connaissances acquises ne sont pas inutiles à préciser avant d'aborder, chez Descartes, la part de l'invention personnelle. Comme beaucoup d'initiateurs et surtout de théoriciens scientifiques, il est arrivé à un moment opportun, où des éléments de pensées nouvelles, lentement diffusés dans un milieu de plus en plus favorable, étaient sur le point de cristalliser. Son mérite n'en est pas diminué, mais plus exactement situé dans le temps. La Renaissance et la Réforme n'avaient pu laisser intactes les vieilles doctrines aristotéliques, sur lesquelles s'obstinait à vivre la physique des écoles. Des obser

vateurs comme Léonard de Vinci avaient commencé à jeter un regard indiscret sur la nature, en proclamant la subordination nécessaire de la théorie à l'expérience et beaucoup d'esprits indépendants s'étaient aperçus, comme le fit le jeune Descartes après le jeune Bacon, que, si l'on tenait compte de cette expérience, les leçons de la scolastique n'expliquaient rien. Au moment où Descartes sortait du collège, le Chancelier Bacon tentait même un premier essai d'organisation scientifique, très prétentieusement pédant et archaïque dans sa forme, très erroné pour les faits, mais subordonnant nettement, suivant l'exemple génial du Vinci, l'hypothèse à l'observation, la déduction à l'induction, Aristote à la vérité. Quelques années plus tard, un simple médecin de Sens écrivait : « Nous voici dans un temps auquel on ne croit plus personne sur sa foi ».

Enfin, le fait capital qui, plus que tout autre, marque et annonce l'avènement de l'âge moderne, c'est l'apothéose de l'astronomie qui venait de se produire avec Képler et Galilée, et qui, elle-même, correspondait à des circonstances propices. Joseph de Maistre n'a-t-il pas pu dire, sans trop de paradoxe, que tout le mérite de ces grands progrès revient, par l'emploi du télescope, à la vulgarisation du verre ? N'est-ce pas l'usage du verre qui a ouvert à l'esprit humain les deux infinis de la grandeur et de la petitesse, devant lesquels nous n'avons cessé de nous étonner depuis Pascal ?

Assurément, depuis les Chaldéens, on observait les astres, on calculait et on prévoyait leurs mouvements. Le ciel, séjour des dieux païens, avait, depuis

2

des milliers d'années, paru soumis aux lois de la mécanique. Mais ce fut un éblouissement lorsque, coup sur coup, on détermina le mouvement exact des planètes et l'on apprit à faire rentrer les comètes dans l'ordre, lorsque le télescope permit de fouiller les profondeurs du ciel et réduisit la terre à un grain de sable, lorsqu'on s'aperçut, avec un sentiment de scandale dont nous sourions, que le soleil même avait des taches.

Devant des révélations pareilles, devant des confirmations si merveilleuses du calcul humain, la raison éprouva une première floraison d'orgueil, qu'ont encore épanouie au XIXe siècle les applications pratiques. On jugea que l'esprit de l'homme pouvait tout oser puisqu'il avait réussi à dominer les mouvements des astres et, en même temps, on fut porté à croire que tous les phénomènes de l'univers devaient être réglés, comme ceux du ciel, par une horloge invisible, soumis au calcul, mécaniques et permanents. L'instant était venu pour une théorie mathématique de l'univers, comme, au milieu du XIXe siècle, une autre poussée des observations devait substituer partiellement à la théorie mathématique une théorie naturaliste et biologique, où l'on ferait intervenir la notion de durée (précédemment trop sacrifiée à celle de l'étendue).

On peut reconstituer, d'après les propres récits de Descartes, une évolution pareille à celle de l'humanité qui se produisit dans son esprit, sous une forme accélérée, pendant ces années de collège. C'est d'abord un enfant maladif, à là toux inquiétante, mais attentif, réfléchi, docile, un « bon élève ». Puis,

« PrécédentContinuer »