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NOTICE.

Le Malade imaginaire, qui fut représenté pour la première fois le 10 février 1673, est la dernière en date des pièces de Molière, son adieu prématuré, non-seulement au théâtre, mais à la vie. C'est en le jouant qu'il se sentit frappé du coup mortel, par qui l'on a dit si justement que l'aimable comédie fut terrassée avec lui1. Préoccupé du souvenir touchant, qui demeure attaché à l'œuvre de gaieté, et très-frappé aussi de la grande valeur de cette œuvre, on l'a saluée du nom de chant du cygne. Ce n'est peut-être pas le mot auquel on se fût attendu. Le chant du cygne, une des plus mélancoliques inventions des poëtes, étonne parmi le bruit des pilons et des autres armes de l'officine de M. Fleurant. Mais nous craindrions de rop chicaner sur une expression dont sans doute le sens est seulement que la comédie par laquelle Molière a mis fin à ses ouvrages n'a pas indignement fermé la carrière de son génie : nous sommes loin d'y contredire.

Il serait injuste, en effet, de ne voir dans le Malade imaginaire qu'une facétie de carnaval. Voltaire, tout en le mettant, à tort, au nombre des farces, y a reconnu << beaucoup de cènes dignes de la haute comédie3. » Le sujet même, c'est-dire la peinture d'une des plus ridicules lâchetés de l'égoïsme, appartient au vrai comique, qui, chez Molière, devient aisément le comique profond. Nous ne venons pas d'ailleurs d'indiquer le sujet tout entier. Molière ne s'est pas uniquement

1. Boileau, épitre VII, vers 36.

2. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, 5e édition (1863), p. 224.

3. Voyez ci-après le Sommaire de Voltaire, p. 256.

MOLIÈRE. IX

proposé de mettre sous nos yeux le risible spectacle d'un homme bien portant que la préoccupation puérile de sa santé rend le jouet de tous. Cette peur de la maladie et de la mort entraîne naturellement une foi aveugle et superstitieuse dans l'art de guérir. Que vaut cet art? Que valaient, pour mieux dire, la plupart de ceux qui en faisaient profession en ce tempslà? Autre peinture à faire. A côté du maniaque il y aura les charlatans, tout aussi vrais médecins que leur dupe est vrai malade. C'est plutôt encore contre eux que contre leur pusillanime client que notre comédie est partie en guerre. Molière, qui ne les regardait pas comme les moins utiles à poursuivre parmi ses justiciables, leur avait déjà porté bien des coups; mais c'est dans le Malade imaginaire qu'il leur a livré la plus grande bataille. Il y avait là un des fléaux du siècle à combattre. De ce point de vue encore, la pièce paraît quelque chose de plus qu'un agréable badinage.

Le Malade imaginaire est une de ces comédies à divertissements que d'ordinaire Molière ne composait que pour être représentées devant la cour. Son intention n'avait pas été que celle-ci fit exception. Quelques lignes imprimées en tête du Prologue nous apprennent qu'après les exploits victorieux du Roi en Hollande, il avait fait le projet de cette comédie << pour le délasser de ses nobles travaux. » Les vers du même Prologue sont également un témoignage de ce dessein. Et cependant la pièce, si incontestablement écrite pour égayer le carnaval de la cour, fut représentée en 1673, non pas à Saint-Germain, où le Roi était revenu le 1er août 1672, mais sur le théâtre du Palais-Royal. Un changement si surprenant dans les destinées du Malade imaginaire a besoin d'une explication. L'obstacle qui détourna l'excellente comédie du chemin qu'elle

1. Nous parlons de celui des deux prologues qui se trouve dans le livret de 1673, et qui a été évidemment composé pour le théâtre de la cour. Qu'il n'ait pas été chanté sur celui du Palais-Royal, et que Molière l'y ait remplacé par le prologue que donne le livret de 1674, nous serions fort tenté de le croire, à ne tenir compte que des vraisemblances morales. On verra cependant ci-après, p. 260, 270 et 271, dans les notes sur les prologues, sur quels indices dignes d'attention s'appuie une opinion contraire à celle qui n'a pour elle que ces vraisemblances.

avait compté prendre n'est pas difficile à signaler. Ce fut un musicien qui sur ce chemin jeta la pierre d'achoppement.

Le Roi aimait Molière et la comédie; mais il aimait aussi l'opéra et Lulli; il semble même que sa faveur, au moment où nous sommes avec le Malade imaginaire, avait décidément penché de ce dernier côté, s'il n'est pas plus juste de dire qu'elle y avait de tout temps penché. Il est remarquable que tant de fois, quand Louis XIV réclamait pour ses fêtes le concours de Molière, il lui ait tracé des programmes qui mettaient son génie au service des ballets de cour. Ces ballets et pompeux spectacle des tragédies chantées avaient évidemment pour Louis XIV un attrait particulier. C'était, a dit l'éditeur de nos premiers volumes, son «< goût le plus prononcé1. » Aussi Lulli était-il son homme, l'objet pour lui d'un véritable engouement. La faveur constante dont il jouit auprès du Roi a paru à M. Despois bien autrement constatée par les contemporains que celle de Molière. Ce n'était pas au Roi seul que plaisait le Florentin : l'admiration pour lui était alors générale. Si elle est moindre aujourd'hui, son talent n'est pas contesté; mais quand on donnerait à ce talent, et il se pourrait bien que ce fût excéder la mesure, le nom de génie musical, qui voudrait le mettre en balance avec le génie comique de Molière? Il est donc étrange que l'un ait pu faire échec à l'autre. Il y avait d'ailleurs, dans ce triomphe de Lulli, à faire la part de ses manoeuvres peu honnêtes. C'était un homme âpre au gain, un égoïste impatient de toute concurrence, qui prétendait tout accaparer, et qui abusa jusqu'au scandale de la faveur du Prince. Expliquons comment Molière trouva cet intrigant en travers de sa route.

Le privilége obtenu en 1669 par Perrin pour l'établissement d'académies de musique à Paris et en d'autres villes du Royaume, quoiqu'il lui eût été accordé pour douze ans, lui fut retiré au bout de trois, et transféré à Lulli, à qui des lettres patentes du mois de mars 1672 permirent d'établir à Paris une Académie royale de musique. Les mêmes lettres portaient défense à toutes personnes « de faire chanter aucune pièce entière en

1. Le Théâtre français sous Louis XIV, par E. Despois, p. 328. 1. Ibidem, p. 323.

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France, soit en vers françois ou autres langues, sans la permission par écrit dudit sieur Lully, à peine de dix mille livres d'amende, et de confiscation des théâtres, machines, décorations, habits...1. » Charles Perrault a dit à ce sujet : « Lulli demanda cette grâce au Roi avec tant de force et d'importunité, que le Roi, craignant que, de dépit, il ne quittât tout, dit à M. Colbert qu'il ne pouvoit pas se passer de cet homme dans ses divertissements, et qu'il falloit lui accorder ce qu'il demandoit ce qui fut fait dès le lendemain 2. » Les défenses, signifiées dans le privilége de Lulli, ne purent empêcher Molière de continuer sur la scène du Palais-Royal la représentation de Psyche, qui n'était pas une « pièce entière en musique. Mais les envahissements du musicien ne savaient point s'arrêter: il ne cessa de faire étendre son monopole et de le rendre de plus en plus gênant pour les autres théâtres, où les pièces mêlées de chants et de danses étaient encore tolérées. Par une ordonnance signée à Saint-Germain, le 14 avril 1672, le Roi défendait «< aux troupes de ses comédiens françois et étrangers qui représentent dans Paris.... de se servir, dans leurs représentations, de musiciens au delà du nombre de six et de violons ou joueurs d'instruments au delà du nombre de douze; et recevoir dans ce nombre aucun des musiciens et violons qui auront été arrêtés par ledit Lully...; comme aussi de se servir d'aucuns des danseurs qui reçoivent pension de Sa Majesté3. »

Il est certain et prouvé par les registres que lorsque Psyché fut reprise en novembre 1672, Molière se contenta de remplacer par d'autres musiciens et danseurs ceux qui appartenaient au théâtre où Lulli régnait désormais en maître jaloux,

1. On trouvera cette Permission à la suite du livret de Cadmus et Hermione, imprimé en 1673 et aussi à la suite du livret d'Alceste, imprimé en 1675.

2. Mémoires de Charles Perrault, Avignon, 1759, p. 189 et 190. 3. Après la mort de Molière, l'Opéra ne se gêna pas pour faire peser plus durement encore sur les autres théâtres ces lois jalouses. Une nouvelle ordonnance du 30 avril 1673 ne permit plus aux comédiens français et étrangers que deux voix et six violons. Voyez le Registre de la Grange, p. 142.

4. Voyez au tome VIII, p. 262.

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