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ÉTUDES LITTÉRAIRES.

LES POÈTES BELGES.

III.

ÉDOUARD WACKEN (1).

I.

Le caractère propre de la poésie actuelle en France, c'est un mélange singulier et confus d'œuvres les plus dissemblables. Tout s'y rencontre pêle-mêle, tout s'y heurte la plaintive élégie, la vieille tragédie classique ressuscitée, le drame moderne avec ses allures de bacchante échevelée; la fable, la chanson, tous les genres, en un mot, tous, jusqu'au sonnet lui-même, ont leurs continuateurs et leurs disciples. Chaque année une nuée de recueils, de vers de toute forme et de toute couleur viennent s'abattre sur Paris. Les poëtes, Dieu merci! ne manquent pas, ils fourmillent; l'un disparaît, un autre le remplace, ils se succèdent avec une étonnante rapidité; à peine a-t-on le temps de retenir leur nom au passage.

Malgré ces tiraillements, cette dispersion de la poésie contemporaine, il est toutefois facile de reconnaître, dans la plupart des

(1) L'auteur de cette critique ne s'est pas occupé du caractère moral des œuvres de Wacken. Ce n'est pas indifférence de sa part; mais il a pensé qu'il valait mieux réserver ses observations à cet égard pour une appréciation générale des poetes belges considérés à ce point de vue.

productions du jour, la marque, à des degrés très-divers, des grandes influences poétiques de l'époque. Lamartine, Hugo et de Musset, dans un ordre de poésie à part, voilà toujours les dieux inspirateurs. Tous les débutants ou à peu près, relèvent d'eux par quelque lien. Heureux ceux qui peuvent s'arracher à cette influence si puissante de l'imitation, et parvenir à se faire une place à part, si petite qu'elle soit, mais à eux, et bien à eux, dans la poésie de notre époque. Ceux-là sont les privilégiés; ils sont rares. Il en est cependant quelques uns. Em. Augier, Ponsard, Autran, voilà parmi les plus récents des noms qui marquent, des talents tranchés et très-individuels.

Nous ferions tort, nous semble-t-il, à M. Wacken, avec lequel nous avons aujourd'hui à lier connaissance, en assimilant, sans restriction son nom aux noms plus connus de ces poëtes. Pour nous servir d'une expression de Sainte-Beuve, M. Wacken n'est pas encore parvenu à l'auréole pleine et distincte. Jusqu'ici il n'est pas entré de plein pied dans le groupe élu et privilégié; mais il y tend visiblement. Comme tous, il a débuté par l'imitation; mais il la dépouille chaque jour davantage. Aujourd'hui il marche presque seul et il est en bon train de se conquérir gloire et honneur. M. Wacken est jeune encore; il est doué de riches facultés poétiques. S'il ne les gaspille pas au hasard, inutilement, dans des œuvres de pure fantaisie, mais s'il les murit et les développe par l'étude sérieuse et la méditation, nous sommes en droit de lui prédire un très-bel avenir, gloire et renommée.

M. Ed. Wacken est né à Liège. Il débuta dans la carrière littéraire en 1835, par un volume de poésies lyriques intitulé: Fantaisies. En 1841, il publia, sous le pseudonyme d'Edouard Ludovic, un drame en trois actes et en vers: l'abbé de Rancé. André Chénier, la plus importante des œuvres dramatiques de notre poëte, parut en 1843. Ce drame joué successivement à Bruxelles et à Liège, obtint un retentissement immense; il valut à son auteur les plus flatteuses distinctions. André Chénier fut suivi de deux nouvelles euvres dramatiques, le Serment de Wallace et Hélène de Tour

non.

Ed. Wacken revint ensuite à la poésie lyrique. Il se tourna du côté de l'Allemagne; il écouta la voix des bardes du Rhin et du

Danube, et cueillit leurs poésies les plus suaves. Il réunit ces traductions en vers sous le nom de Fleurs d'Allemagne, et il joignit à ce recueil diverses autres poésies inédites. Les Fleurs d'Allemagne sont le dernier volume de vers d'Ed. Wacken; il a paru en 1850. M. Wacken a quitté momentanément la Belgique; il a habité longtemps Paris. La Revue contemporaine a ouvert ses colonnes à notre poëte. Il y a inséré divers morceaux de poésie. Nous avons surtout remarqué un petit poeme lyrique intitulé: La Poésie et les Poëtes, plein d'élévation, de verve, et qui atteste un progrès très-sensible. Nous aurons occasion d'en reparler plus loin. A travers cette série d'épreuves, le talent d'Ed. Wacken s'est insensiblement dégagé des entraves de l'imitation; il est devenu plus ferme, plus sûr, plus franc. Il s'appartient dès aujourd'hui. Mais n'anticipons point.

Avant de formuler notre jugement, ouvrons avec le lecteur les œuvres du poëte et parcourons les attentivement afin d'en noter les mérites et les faiblesses; nous dirons nos impressions, nous poserons, en toute impartialité, la restriction et la louange.

Afin de mettre quelque ordre dans cette esquisse, nous examinerons d'abord les œuvres dramatiques d'Ed. Wachen; ensuite il nous restera à juger en lui le poëte lyrique.

II.

L'abbé de Rancé, nous l'avons dit, fut le coup d'essai dramatique de notre poëte. Dans cet essai on peut sans doute noter de beaux endroits, mais, en général, il atteste encore une grande inexpérience. Le caractère impétueux du célèbre réformateur de la Trappe, sa double vie, l'une dans le monde de plaisirs et de dissipations, l'autre dans le cloitre d'austérités et de prière, tous ces contrastes à violentes émotions ne sont accusés que bien faiblement dans le drame de M. Wacken. La figure de son Rancé y est pâle; ses amours avec Julie de Moncroix, dans un ton langoureux et élégiaque, sont un anachronisme. Cependant quelques traits heureux, des vers frappés avec art, et, çà et là, un bel élan lyrique surnagent au sein de mille faiblesses et d'incorrections; ils laissent pres

sentir dès lors le futur auteur d'André Chénier. En somme, cette œuvre de Wacken est très-inférieure à ses sœurs cadettes; aussi ne nous y arrêterons-nous pas davantage.

M. Wacken ne s'est révélé entièrement que dans André Chénier. Ici nous nous trouvons en présence d'une œuvre sérieuse, belle, poétique, pleine de distinction et de mérites.

Une des plus mauvaises manies de la critique, c'est de toujours exiger du poëte autre chose qu'il n'a fait. L'André Chénier de M. Wacken n'a pas échappé à ce reproche.

On a dit Pourquoi restreindre son sujet au simple épisode des amours d'André Chénier et d'Aimée de Coigny dans les prisons de Saint-Lazare? Pourquoi ne pas l'étendre à la révolution toute entière, à ses luttes sanglantes, à ses orages renaissant sans cesse plus terribles? Pourquoi, en un mot, au lieu d'un épisode élégiaque, le poëte ne nous a-t-il pas donné un tableau historique plus riche, plus vaste, plus complet, un grand drame en cinq actes, prenant André Chénier au sein de ses libres loisirs d'artiste, l'arrachant de là pour le jeter, au travers des haines amoncelées des partis, dans les cachots révolutionnaires et enfin sur l'échafaud?

A quoi le poëte pouvait se contenter de répondre un tel drame eut peut-être été fort beau, mais je ne l'ai pas fait, je n'ai pas voulu le faire.

M. Wacken a eu raison de se borner, de limiter son sujet; il a parfaitement compris la nature de son talent. Ce talent se prête moins aux scènes tumultueuses, compliquées d'intrigue, d'action et de péripéties, qu'aux scènes plus unies de sentiment et de passion. En général, les tons bruns, hardis, brusqués manquent à sa palette. Nous le répétons, M. Wacken a donc très-bien fait de se restreindre. En suivant cette inspiration de la critique, il n'eut créé qu'un drame long, faible, où l'épisode gracieux et émouvant des amours de Chénier se fut perdu dans un déluge de détails et de scènes à grand fracas; les parties délicates de son œuvre auraient disparu submergées, et le drame de Wacken n'eut plus été qu'un mélodrame immense et incohérent comme tant d'autres.

M. Wacken a été mieux inspiré; il s'est contenté de reproduire, dans une œuvre noble, charmante de poésie et d'émotion, le tableau des amours isolées du poëte et d'Aimée de Coigny, cette

jeune captive chantée par Chénier dans des strophes plaintives et immortelles.

Expliquons-nous cependant André Chénier n'est pas un chefd'œuvre. Ce drame a ses parties faibles, ses défauts, mais il se distingue par deux qualités rares, précieuses, par le sentiment et par la beauté poétique du style.

Le sentiment, il a presque disparu de la scène française étouffé par la clameur, le bruit et le tumulte. Le poëte ne cherche plus à émouvoir, il préfère amuser le spectateur et tenir sa curiosité en éveil par une intrigue bien embrouillée. Pour le style, il est d'ordinaire au niveau du reste, banal, incolore, quand il n'est pas grossier, déguisant sa pauvreté sous un cliquetis d'antithèses vides et retentissantes.

C'est donc une bonne fortune véritable qu'un drame, comme André Chénier, où l'on retrouve un peu de vérité dans le sentiment et dans le style, un vers plein, mélodieux, sonore, à côté d'une analyse délicate des émotions de l'âme.

Pour donner une idée de la manière de notre poëte, nous allons détacher quelques vers du drame de Wacken et les placer sous les yeux de nos lecteurs. Nous avons fait choix d'un passage du premier acte; les prisonniers sont réunis dans le préau de Saint-Lazare. Dans une scène précédente, Trudaine a surpris le secret de l'amour de Chénier pour une de leurs compagnes d'infortune Aimée de Coigny. Tout à coup des cris du peuple se font entendre au dehors; le bruit d'une lourde charrette retentit dans la première cour; à ce bruit, tous se pressent autour de Chénier; alors le poëte s'écrie

Entendez-vous ce bruit ? C'est le char des victimes
Qu'offrent à leurs autels ces citoyens sublimes.
O liberté? c'est toi, c'est ton nom vénéré
Qu'ils invoquent aussi dans leur culte abhorré!
Auprès de l'échafaud ils ont mis la statue!
Il n'est pas aujourd'hui, dans toute l'étendue
De ce vaste désert que parcourt la terreur,

Un Français qui ne porte un coup de hache au cœur ;
Dans les champs où la mort à leur suite moissonne
Il n'est pas une tombe où leur nom ne résonne :

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