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Telle est la chevalerie peinte au vif, dans le flagrant de la féodalité, non d'après des romans, 'mais d'après l'histoire. Dans ces mœurs étranges et à demi-barbares, ne reconnaissez-vous pas une sorte de grandeur d'âme qui excite à la fois le rire et l'admiration? Voici un autre trait emprunté aux derniers temps de notre histoire féodale et qui accuse la force du sentiment religieux au milieu de la plus atroce anarchie. L'évêque de Liége, Louis de Bourbon, ayant été cruellement massacré par Guillaume de La Marck, le célèbre sanglier des Ardennes, Jean de Hornes, successeur de Louis de Bourbon, s'empara du sanglier par un infâme guet à pens et le fit décapiter à Maestricht, sur un échaffaud. Il en résulta une guerre affreuse et sans merci entre la puissante famille des La Marck et l'évêque de Liége. La lutte durait depuis plusieurs années; aucune paix ne semblait possible; les parents de la victime repoussaient toutes les propositions d'accommodement; le pays était aux abois, et on ne savait comment sortir de cet abime de calamités. A la fin les trois états résolurent de tenter un dernier effort pour amener une réconciliation. Après bien des pourparlers on convint d'une entrevue dans la plaine de Haccourt, entre Liége et Maestricht. L'évêque, à la tête de la noblesse, et sans armes, s'avança au-devant d'Everard et de Robert de La Marck. Dès qu'il les aperçut, il descendit de cheval, et s'adressant au comte Éverard d'une voix tremblante, il lui cria par deux fois de suite Je vous prie, Seigneur Éverard, de me pardonner la mort de votre frère Guillaume! Et comme Everard ne répondait rien, il reprit en pleurant : Seigneur Everard, pardonnez-moi la mort de votre frère, je vous en conjure par la mort et la passion de notre Seigneur Jésus-Christ! (c'était pendant les fêtes de Pâques). Alors Éverard commençant aussi à pleurer et à sangloter, répliqua : Vous me demandez pardon de la mort de mon frère, au nom d'un Dieu mort pour nous tous! Eh bien, je vous l'accorde! Il lui tendit la main, et ils s'embrassèrent à plusieurs reprises (1)....... » Plut à Dieu que l'on put terminer de même encore aujourd'hui les querelles entre les peuples et les rois!

D'Hemricourt regrette le bon temps où chacun pouvait se faire

(1) Ibidem.

justice à soi-même, l'épée à la main. Ravir à la noblesse le droit de venger ses propres injures, dit-il, c'était attenter à son indépendance et la ravaler à la condition de sujet. « Autrefois les riches « recherchaient leurs parents pauvres, parce qu'ils en avaient be« soin pour la défense de leurs propriétés et de leurs châteaux, « ou pour mettre à fin quelque grande entreprise; et de leur côté « les pauvres, quand ils étaient dans la gène, recouraient avec << confiance à leurs parents riches. C'était le temps des amitiés « héroïques... mais aujourd'hui (il écrivait ceci en 1398), tout « honneur de chevalerie et de gendarmerie est annihilé; la force << des villes franches (des communes) s'est accrue de leurs dé« bris. » On voit combien cette puissance nouvelle, qui dès lors effaçait la noblesse, déplaisait au vieux champion de la féodalité.

Après la longue et sanglante querelle entre les familles d'Awans et de Waroux, dont nous venons de parler, il fallut finir, comme toujours, par faire la paix. « L'évêque, Adolphe de La Marck, manifesta avec tant de résolution la volonté de comprimer cet esprit d'indépendance et d'indiscipline et ces fureurs guerroyantes, et d'étendre désormais l'action des tribunaux ordinaires à tous les coupables, quelle que fut leur condition, que les plus obstinés virent bien qu'il fallait plier. Le seul Wathy de Warfusée (l'un de ces nobles), s'écria: Que nous demande-t-on? quoi, je laisserais anéantir les libertés et l'antique dignité de notre ordre, et je me soumettrais au jugement de ces bourgeois de Liége! J'aimerais mieux pardonner à ceux qui ont tué mes deux frères dans la dernière guerre! A ces mots, les nobles se retirèrent à part, convinrent entre eux d'une trève de trois ans, et choisirent dans les deux partis opposés, douze juges pour fixer les articles d'une paix définitive. Et ces douze juges constituèrent un tribunal chargé de connaître des différends qui pourraient s'élever à l'avenir entre les familles d'Awans et de Waroux (1). »

Si les Croisades furent une époque de gloire pour la noblesse féodale, elles portèrent un coup fatal à sa puissance. Les seigneurs qui avaient aliéné ou engagé leurs domaines, afin de suffire aux frais de ces coûteuses expéditions, en revinrent pour la plupart

(1) Histoire de Liége depuis César, etc.

ruinés. Leurs vastes possessions avaient passé dans les mains des corporations religieuses et dans celles des bourgeois, qui commencèrent dès lors à s'élever et à gagner de l'influence. Et le pouvoir central, qui avait grandi pendant leur absence, encouragea l'émancipation des communes, pour affaiblir de plus en plus la féodalité. On a dit que l'invention des armes à feu, les armées permanentes, les progrès de la tactique militaire, avaient porté un coup mortel à la noblesse. Mais, chez nous, une cause plus décisive dévança celles-là. Ce fut la puissance des communes, qui croissaient incessamment en richesses et en population, et qui recrutaient, dans les corps de métiers, des armées si nombreuses qu'elles pouvaient tenir tête à de grandes nations. Ce n'est pas en vain que le vieux d'Hemricourt s'effrayait de la force des villes franches; quelle noblesse aurait pu résister aux gens de Liége ou de Gand? Aussi, dans le conflit engagé entre elles et les nobles, ceux-ci furent-ils bientôt écrasés. La noblesse sentant le besoin d'appui, ou cédant à une sorte de sympathie naturelle, se tourna vers la royauté et se consacra à la servir avec un zèle, un dévouement, une fidélité qui la firent considérer comme un auxiliaire obligé des institutions monarchiques. Cet orgueil de race, qu'on a tant reproché à la noblesse, avait pourtant son beau côté; cet amour des ancêtres, cette religion des souvenirs et du nom, qui se transmettaient d'aîné en aîné, et de génération en génération avec le domaine féodal, les devoirs et les charges qui s'y trouvaient attachés, étaient un puissant stimulant pour l'honneur et le maintien des familles. Je n'ajouterai qu'un mol: nous avons aujourd'hui bien d'autres idées cependant la longue durée de ces institutions prouve qu'elles avaient leur raison d'être dans les principes et les mœurs de l'ancienne société.

Jadis tout était classé, non d'après des systèmes imaginaires, mais d'après la communauté des intérêts et le rapprochement des positions. La noblesse formait un corps puissant, hiérarchiquement organisé, fondé sur la propriété du sol. La commune avait aussi sa hiérarchie, ses corps de métiers, ses bourgeois régis d'après leurs lois propres. Tout dans cet état de choses était groupé et aggloméré. Le clergé exerçait une double action, comme propriétaire d'une partie du sol, et comme ministre de la religion; et

souvent, à ce dernier titre, il intervenait dans les luttes nationales, intérieures ou extérieures, pour les pacifier. Ces associations avaient une force de cohésion et de résistance qui les rendait pour ainsi dire invincibles aux révolutions aussi, pour assurer le triomphe de celles-ci a-t-il fallu commencer par abolir ce qui leur faisait obstacle. Le clergé et la noblesse formaient l'élément stable de la société, dont le tiers-état représentait le mouvement. Maintenant, toutes ces aggrégations sont dissoutes; le vieux ciment du corps social a été réduit en poudre nous avons répudié les anciennes traditions; nous n'avons plus de croyances nationales; l'on a mis en place des mots magiques la souveraineté du peuple; la liberté en tout; l'égalité des droits; le règne des capacités; la centralisation gouvernementale. Le mouvement perpétuel est dans le corps politique, et l'individualisme partout: nous n'avons plus d'associations, mais des partis. Le clergé lutte encore, non pour exercer une influence politique entre les peuples et les gouvernements, qui n'ont plus de foi commune, mais pour conserver sa liberté d'action, qui lui est contestée, au nom du libre examen, de la suprématie du pouvoir temporel et de l'omnipotence de l'état. L'aristocratie de naissance est remplacée par l'aristocratie du capitaliste et de l'industriel, qui ont aussi leurs serfs attachés à la glèbe, et, peut-être, avec moins d'entrailles que les nobles d'autrefois; et ces aristocraties nouvelles soulèvent dans les bas-fonds de la société plus de murmures et d'orages que n'en excitait l'antique féodalité.

Qu'on nous permette une dernière réflexion: comment le seul gouvernement européen, qui depuis deux siècles soit parvenu à fonder solidement la liberté politique, a-t-il toujours conservé ses vieilles institutions aristocratiques, tandis que ceux qui ont prétendu édifier cette liberté sur l'égalité et le nivellement, n'ont pu se constituer et n'ont fait que passer de l'anarchie au despotisme? C'est un problème que nous nous permettons de soumettre aux admirateurs, fort illogiques, selon nous, du gouvernement anglais, qui ressemble si peu à ceux qui sont sortis de la révolution de 89. Ceux-ci n'ont emprunté aux institutions anglaises que la superficie et la forme et ils en ont rejeté le fond.

On a énormément écrit sur le régime communal, et cependant

il me semble que tant de profonds travaux laissent toujours certaine confusion dans les idées. Cela tient, si je ne me trompe, à ce que l'on sépare trop les institutions elles-mêmes des faits contemporains avec lesquels elles se développent et se modifient constamment. J'admire l'érudition patiente et sagace de MM. de Villenfagne, de Bast, Raepsaet et autres; mais, si au lieu d'adopter invariablement la forme de dissertation, ils avaient suivi l'ordre naturel des temps, en rappelant les querelles, les émeutes, les guerres, les traités, les paix, les transactions, à la suite desquels sont intervenues ces chartes, sur lesquelles ils argumentent si savamment, on les comprendrait mieux. A mon avis l'on entendrait mieux le système de nos anciennes institutions en lisant une histoire bien faite qu'en étudiant tant de savants traités où l'on fait le plus souvent abstraction des hommes et des événements. Que de problèmes difficiles s'éclairent à la simple lueur des faits bien exposés! D'ailleurs, ce serait le moyen de donner à des questions, parfois ardues, de l'intérêt et de la vie. Telle ville, qui est devenue une grande commune et un corps politique puissant, a commencé par solliciter humblement du prince ou du seigneur une simple charte d'affranchissement qui lui conférait les droits les plus indispensables de la vie civile (1). Tel prince, en accordant de semblables libertés, était poussé, soit par le besoin d'argent, soit par un intérêt commercial, soit par un intérêt politique, afin d'opposer la commune naissante à des vassaux trop puissants: tel autre ne songeait qu'à attirer sur ses terres les serfs et les colons de ses voisins.

Il ne faut pas croire que les communes se soient élevées tout à coup et, comme on dit, par un grand élan de liberté. Dans l'ordre moral et politique, pas plus que dans l'ordre matériel, les choses ne marchent pas par brusques saillies; elles naissent naturellement les unes des autres; les plus surprenantes révolutions découlent des faits antérieurs. Les communes ne firent que marcher sur les traces du système féodal, contre lequel pourtant elles ne cessèrent

(1) J'ai analysé, dans mon Histoire de Liége, la fameuse charte d'Albert De Cuyck (1208) qui jette un grand jour sur l'histoire et la législation de cette époque. Je prends la liberté d'y renvoyer le lecteur.

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