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de réagir. Il est fort inutile de remonter jusqu'au municipe romain pour retrouver l'origine du régime communal il est, comme la féodalité, le produit spontané des mœurs et des besoins de l'époque. De même que le châtelain se trouvait forcément investi du droit de se défendre, parce que le pouvoir central ne le défendait plus, de même les habitants de la commune, opprimée ou imparfaitement protégée, furent nécessairement amenés à se coaliser et à s'armer pour sa défense, à mesure que leurs forces s'accrurent et que les circonstances leur devinrent favorables. De même que la féodalité dut sa puissance à ses châteaux et à ses cavaliers bardés de fer, de même les communes trouvèrent leur salut dans leurs milices et leurs murailles. Le système féodal était une association du supérieur à l'inférieur; le système communal une association entre égaux, pour des intérêts communs, une espèce de féodalité collective entre des Seigneurs Bourgeois (1). Les communes avaient, comme les seigneurs, leurs lois, leurs magistrats, leurs tribunaux, leurs armes, leurs sceaux, leurs bannières. Le système féodal était fondé sur le sol la souveraineté y dérivait de la propriété, et elle appartenait de droit à qui se trouvait assez fort pour se protéger lui-même. Quand on ne le pouvait pas il fallait se choisir un maître (ou suzerain), sous peine de rencontrer partout des oppresseurs. Voilà pourquoi le régime féodal finit par tout embrasser dans son vaste réseau et pourquoi les propriétés libres finirent par disparaitre à peu près généralement dans beaucoup de pays. Le système communal était fondé sur le besoin de liberté pour la personne et pour les biens, et surtout pour le commerce et l'industrie. Le contrat qui unissait la commune au prince était bilatéral, comme le contrat qui liait le vassal au seigneur. La solennité de l'inauguration rappelait la cérémonie de foi et hommage de la part du prince ou du seigneur, on accordait certains fiefs ou certains droits; de la part du vassal ou de la commune, on promettait fidélité et service en hommes et en argent. Le célèbre article 59 de la joyeuse entrée, qui a paru consacrer le droit d'insurrection à certains publicistes modernes, qui ne l'ont pas compris, était littéralement copié de l'ancien droit féodal.

(1) C'est ainsi qu'ils se qualifiaient.

Tel était à cette époque l'état de la société les nobles avaient leurs donjons; les communes leurs cités et leurs remparts; dans l'intérieur même des villes chaque bourgeois avait sa maison forte hérissée de fer. Le pauvre paysan seul, dans son hameau tout ouvert, était livré sans défense à toutes les insultes. Quand les bourgeois des communes considéraient la triste situation de ces infortunés, ils se rattachaient avec d'autant plus d'énergie aux précieuses libertés qui les préservaient d'un sort semblable; et la moindre atteinte qu'ils craignaient d'y voir porter les mettait en rumeur. Ajoutons que la guerre se faisait alors avec une cruauté dont nous n'avons heureusement plus guère d'exemple. On pillait, on brûlait, on massacrait, sans distinction d'âge ni de sexe. Quand on y réfléchit on s'étonne moins des résistances furieuses qu'opposaient les communes à leurs ennemis pour des hommes de cœur et qui prisaient si haut leurs libertés, la mort était encore préférable à la conquête (1).

Nos pères ne concevaient pas la liberté comme nous la concevons. La liberté pour eux c'était le privilége: chacun la réclamait pour soi la commune vis-à-vis du prince; les corporations vis-à-vis de la commune ou des autres corporations; et chacun était toujours prêt à la défendre les armes à la main. Malgré tous ces germes de division, certaines questions y étaient admirablement comprises par la société toute entière. Ainsi le peuple de Gand sentait aussi bien que le plus habile Conseil d'État du monde que sa prospérité commerciale dépendait de ses bonnes relations avec l'Angleterre, et que si la Flandre venait à être incorporée à la France, elle perdait, sous le gouvernement arbitraire de ses rois, son industrie et ses libertés. Ajoutez à cela l'antipathie des races qui élevait comme une barrière infranchissable entre les deux nations. Telles furent les causes de ses sanglants démêlés avec son puissant voisin, depuis Guy de Dampierre jusqu'au temps des Artevelde. Le lion de Flandre ne paraît jamais plus terrible que lorsque blessé à mort, épuisé de sang, il se relève pour s'élancer sur ses

(1) Tel était le caractère des guerres atroces que la Flandre eut à soutenir, notamment coutre Philippe-Auguste et contre Philippe-le-Bcl.

ennemis triomphants. C'est à cette énergie du patriotisme communal que la Flandre dut la conservation de son indépendance, et c'est à son invincible opiniâtreté que nos autres provinces durent leúr salut; car, point de doute que la conquête définitive de cette province n'eût entraîné la conquête du reste du pays. Et aujourd'hui encore, c'est là où le sentiment national respire le plus vivement; c'est là où la répulsion est la plus grande contre l'étranger. Aujourd'hui, comme jadis, c'est au sein de la Flandre que bat le plus fortement le cœur de la Belgique... (Je n'ai pas tout dit sur la commune, il s'en faut cependant je m'aperçois que ce morceau commence à devenir fort long et je demande la permission d'en remettre la suite à un prochain numéro.)

LE Bon E.-C. DE GERLACHE..

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Il me faut traverser bien des années pour retrouver l'heure où je vis Ozanam pour la première fois. Je n'avais pas encore inauguré l'enseignement qui bientôt après me donna des disciples et des amis. Frappé de la foudre à l'entrée de ma vie publique, séparé d'un homme illustre en qui j'avais cru trouver le génie de la conduite avec celui de la pensée, j'errais au dedans de moi dans des incertitudes douloureuses et de terribles prévisions. De ce peu de renommée que j'avais acquise en combattant trop tôt, jaillissaient des amertumes qui eusseut brisé mon existence, si des affections généreuses et à jamais fidèles n'eussent pris leurs racines dans la solitude même où m'avait rejeté la disgrace. Ozanam ne fut pas de ces amis premiers que le souvenir du malheur rend si chers; mais il vint à cette heure-là, comme l'avant-garde de la jeunesse qui devait bientôt, en entourant ma chaire, me relever de mes afflictions?

Que me voulait-il! Ce n'était pas la lumière de la foi qu'il avait à me demander. Le souffle d'un doute réel n'avait en aucun temps.

(1) Ce travail est emprunté au Correspondant, et est dû à la plume du Père Lacordaire. Personne ne lira sans émotion ces pages consacrées à la mémoire d'un homme que Dieu avait enrichi de ses dons les plus magnifiques, qui unissait la piété la plus humble à la science la plus vaste. La direction du Correspondant nous a autorisé à faire des extraits dans son recucil. Cette marque de confraternité nous est d'autant plus précieuse que nous pouvons commencer nos reproductions par le beau travail du Père Lacordaire que nous publions presque en entier.

terni la clarté de son âme. Enfant de la France par le sang qu'il avait reçu, il l'était aussi de l'Italie par son berceau, et ce n'était pas en vain que la ville de saint Ambroise et celle de saint Irénée avaient uni, pour le baptiser, les grâces de leurs traditions. Il avait en lui l'influence de deux ciels et de deux sanctuaires. Lyon lui avait donné l'onction d'une piété grave, Milan quelque chose d'une flamme plus vive, et ces deux sources d'ardeur, loin de s'affaiblir avec l'âge, s'étaient grossies en chemin de la sève d'une forte éducacation. Ozanam avait eu ce bonheur, de rencontrer au terme de ses études littéraires un maitre capable d'éveiller sa raison. Une philosophie élevée, en lui ouvrant sur l'homme les mêmes points de vue que la foi, avait produit dans son intelligence cet accord tout puissant des révélations et des facultés, qui agrandit et fortifie les unes par les autres, fait du chrétien un sage, du sage une créature qui ne s'enorgueillit ni de la science ni de la vertu. Tel était Ozanam lorsqu'il entra dans ma chambre et s'assit près de mon feu pour la première fois. C'était dans l'hiver qui liait 1833 à 1834. Il devait avoir vingt ans.

Je ne me rappelle rien qui m'ait frappé dans sa personne. Il n'avait pas la beauté de la jeunesse. Påle comme les Lyonnais, d'une taille médiocre et sans élégance, sa physionomie jetait des éclairs par les yeux et gardait néanmoins dans le reste une expression de douceur. Il portail, sur un front qui ne manquait pas de noblesse, une chevelure noire, épaisse et longue, qui lui donnait cet air un peu sauvage que les Lattns rendaient, si je ne me trompe, par le mot d'incomptus. Sa parole ne m'a point laissé de souvenir. Mais, soit qu'on me l'eût fait remarquer comme un jeune homme d'espérance, soit que la renommée ait depuis ranimé ma mémoire, je le vois très-bien au lieu où il était et tel qu'il était.

Que me voulait-il done? C'est une grande chose pour un jeune homme que ses premières visites à des hommes qui ne sont pas de son âge, qui l'ont précédé dans la vie, et dont il espère, sans qu'il sache bien pourquoi, un accueil bienveillant. Jusque-là il n'a vécu que des caresses de sa famille et des familiarités de ses camarades; il n'a pas vu l'homme, il n'a pas abordé cette plage douloureuse où tant de flots déposent des plantes amères et creusent d'apres sillons. I ignore et il croit. Ozanam ignorait

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