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VOLTAIRE

RÉHABILITÉ PAR L'INDÉPENDANCE.

Parmi les symptômes d'effervescence anti-religieuse qui se manifestent depuis quelque temps en Belgique, la réhabilitation de Voltaire n'est certes pas l'un des moins significatifs. C'est l'Indépendance qui s'est échauffée à cette tâche. Au lendemain d'un changement de propriété qui semblait devoir exercer quelque influence sur sa polémique, elle a cru sans doute nécessaire de donner des gages au libéralisme et de faire au pied de la statue du philosophe de Ferney une nouvelle profession de foi. Ils sont si généreux, si fervents ses hommages au grand homme qu'ils désarmeront les plus difficiles, et pour le coup elle peut se vanter de rentrer en grâce auprès de ses amis, si ses amis ne l'ont pas condamnée sans rémission. Écoutez-la plutôt. Prosternée devant son idole, le cœur brisé, les larmes aux yeux, elle lui demande pardon, elle lui fait amende honorable pour les outrages des pervers et des ignorants, et la main levée vers le ciel, elle jure fidélité à sa mémoire et à son culte. Il est beau de l'entendre dans son solennel langage: «< Puisqu'en plein dix-neuvième siècle, ainsi parle-t-elle, siècle de philosophie, d'histoire, de critique et de lumières, il se trouve des gens assez aveugles, assez insensés pour rebrousser chemin, de gaité de cœur, jusqu'aux ténèbres et aux horreurs du moyen âge, et pour regretter hautement le bon temps de l'inquisition; puisque de grossiers insulteurs, la honte du journalisme et de la presse, répandent leur bave et leur boue sur les noms des plus grands génies, des plus humains, des plus divins dont se glorifie la France moderne et l'univers civilisé; puisque ces misérables affectent de mêler leurs outrages d'un jour à la gloire immortelle que se sont acquise ces bienfaisants génies, en combattant

avec un courage invincible l'hypocrisie et le fanatisme, il est bon que de nobles esprits viennent, au pied des statues vénérées de ces écrivains impérissables, renouveler les vœux et les hommages des générations intelligentes et sincères. C'est de Voltaire qu'il s'agit ici; Molière nous occupe ailleurs. Molière et Voltaire, les deux plus grands noms de la littérature française et peut-être de la société moderne. » Et le reste du feuilleton en douze colonnes est sur ce ton dithyrambique!

Je l'avoue, en lisant ces pages, je n'ai pu contenir un mouvement d'indignation. Le ton solennel du début avait amené le sourire sur mes lèvres. L'audace de cette réhabilitation a remué mon âme. Représenter Voltaire comme une sorte de messie dont toute la vie se serait consumée à faire le bien, et cela en plein dix-neuvième siècle, après les enseignements de l'histoire, les leçons de l'expérience, et les ruines des révolutions, c'est là une tentative que rien ne peut expliquer, rien sinon le délire de la haine contre le catholicisme ou le besoin de désarmer par un coup d'éclat les défiances et les froideurs du public. Cynisme ou spéculation: il n'y a pas d'autre alternative.

L'Indépendance place le philosophe de Ferney au rang des plus grands génies, des plus humains, des plus divins dont se glorifie la France moderne et l'univers civilisé; elle se fait la gardienne de la gloire immortelle que s'est acquise ce bienfaisant génie, en combattant avec un courage invincible l'hypocrisie et le fanatisme; elle exalte le réel et profond spiritualisme du grand écrivain, et son bon cœur comme son bon esprit; elle lui fait honneur d'avoir travaillé à affranchir la personnalité humaine, d'avoir préparé la rénovation sociale, et jeté les semences de la révolution; elle ne parle qu'avec admiration de l'âme de Voltaire, si ardente pour la vérité et pour le bien des hommes ; tout cela est fort beau sans doute; mais c'est là le héros de fantaisie avec l'auréole de sublimes vertus dont ses admirateurs voudraient illuminer son front pour la postérité. L'histoire nous peint sous d'autres traits le philosophe de Ferney. Je vais retracer d'après elle les linéaments de cette figure, et l'on verra combien elle diffère du portrait menteur créé par l'Indépendance.

Et d'abord qu'a-t-il fait pour l'humanité, cet homme dont vous célé

brez le génie bienfaisant! Par quelle trace lumineuse, par quelles fécondes doctrines, par quels enseignements salutaires a-t-il marqué sa carrière, je le cherche en vain. Il a ri de tout, il a tout conspué, la religion, la patrie, le peuple, le sacrifice, l'héroïsme, la gloire! C'était le dernier des hommes par le cœur, pour nous servir d'une expression de sa nièce, Mademoiselle Denis.

Un seul sentiment l'a absorbé, la haine, une haine implacable contre le catholicisme. Peu lui importait la société, peu lui importaient les ruines qu'il accumulerait après lui, pourvu qu'il réussit à écraser l'infâme. Cette montagne de calomnies et d'outrages sous laquelle il avait espéré étouffer le Christianisme, est-ce là le service qu'il a rendu à l'humanité! Un peuple sans Dieu, sans culte, réduit à la morale du gendarme et du bourreau, si c'est là le beau idéal que vous avez rêvé, si votre sagesse philosophique n'a rien découvert de mieux, je comprends vos prosternements devant la statue de Voltaire. Le maître est digne du disciple! Aimait-il la vérité, ce grand contempteur de toute vérité qui avait érigé en maxime la nécessité du mensonge. L'Indépendance a-t-elle par hasard oublié ces mots fameux qui projettent une si vive lumière sur la vie du philosophe de Ferney. « Mentez, mentez, disait-il, il en restera toujours quelque chose. » Aimait-il la vérité ce Voltaire dont toute la carrière d'écrivain fut une longue calomnie contre l'Église, qui ne sut jamais rendre justice, je ne dis pas à ses adversaires, mais même aux philosophes qui pensaient comme lui, dès que leur gloire menaçait d'offusquer la sienne; qui aurait voulu envoyer à Bicêtre ce coquin de Fréron, qui qualifiait Rousseau de monstre d'orgueil, de bassesse et de contradictions, qui spéculait sur l'amitié de Frédéric pour se permettre en Prusse certaines opérations pour lesquelles il serait traduit de nos jours en cour d'assises, et dont il n'aurait pas du reste évité les fàcheuses conséquences sans un faux serment et un faux en écriture. Cet hypocrite enfin qui écrivait à d'Alembert de lancer la flèche sans montrer la main!

Vous dites que Voltaire a travaillé à affranchir la personnalité humaine, qu'il a préparé la rénovation sociale, qu'il s'est fait dans sa vie le champion de la liberté, qu'il brùlait d'ardeur pour le bien des hommes. Quelle ironie. Rieu n'était plus loin de sa pensée que les généreux

desseins que vous lui prêtez. « Voltaire, dit Louis Blanc, n'était pas fait pour chercher dans une révolution politique et sociale le salut du peuple.... il n'y songeait même pas.... On en peut juger par cette lettre écrite à Bastide, en 1760, moins de trente ans avant la révolution. Après avoir tracé un tableau saisissant des maux de cette époque cette scène du monde, presque de tous les temps et de tous les lieux, s'écrie-t-il, vous voudriez la changer! voilà votre folie, à vous autres moralistes, le monde ira toujours comme il va (1). »

« Lui-même, dans un de ses romans, dit M. de Barante, nous a donné une juste idée de sa philosophie. Babouc, chargé d'examiner les mœurs et les institutions de Persépolis, reconnaît tous les vices avec sagacité, se moque de tous les ridicules, attaque tout avec une liberté frondeuse. Mais lorsque ensuite, il songe que de son jugement définitif peut résulter la ruine de Persépolis, il trouve dans chaque chose des avantages qu'il n'avait pas d'abord aperçus et se refuse à la destruction de la ville. Tel fut Voltaire (2). »

Pouvait-il songer au peuple, ce philosophe aristocrate qui tenait pour vil tout homme de métier et qui ne parlait des classes inférieures qu'avec un outrageant mépris.

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Écoutez ce qu'il écrit : « Je vous recommande l'infâme. Il faut le détruire chez les honnêtes gens et le laisser à la canaille (3). Il fallait aussi laisser la misère à la canaille, « car ceux qui crient contre ce qu'on appelle le luxe ne sont guère que des pauvres de mauvaise humeur. » Nous aurons bientôt de nouveaux cieux et une nouvelle terre, j'entends pour les honnêtes gens; car pour la canaille, le plus sot ciel et la plus sotte terre sont tout ce qu'il faut (4). » « Bénissons cette heureuse révolution qui s'est faite dans l'esprit des honnêtes gens depuis quinze ou vingt années. Elle a passé mes espérances; à l'égard de la canaille, je ne m'en mêle pas, elle restera toujours canaille (5). »

Voilà le philosophe à l'âme si ardente pour le bien des hommes. Il foule aux pieds le peuple qu'il aurait pu servir. Le plus sot ciel et la

(1) Voltaire à M. Bastide. - LOUIS BLANC, Histoire de la révolution française, I, 259-360.(2) Tableau de la littérature française, p. 77-78.— (3) Voltaire à Diderot, t. XIV, p. 448. — (4) Voltaire à Frédéric. t. III. 3. — (5) Voltaire à d'Alembert. Voltaire à d'Alembert, 4 juin 1767.

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plus sotte terre lui paraissent toujours assez bons pour la canaille. Qu'ajouterais-je à ces citations si éloquentes dans leur âpre crudité!

Au moins aimait-il la liberté! Apparemment c'était l'amour de la liberté qui l'entraînait au pied des rois et des mattresses pour s'avilir dans les bassesses que l'histoire nous a transmises. C'était sans doute l'amour de la liberté qui lui faisait écrire au roi de Prusse et à l'impératrice Catherine des platitudes qui n'ont jamais été dépassées par aucun courtisan. Et le rire cynique avec lequel il parlait du démembrement de la Pologne et se moquait des français qui avaient combattu pour cette héroïque nation, était aussi inspiré par l'amour de la liberté!... non, l'homme qui a abaissé jusqu'à une sacrilege adoration, l'humilité de ses hommages, qui écrivait à Frédéric, son adorable maître : Votre majesté qui s'est faite homme; qui consacrait ses derniers instants à écrire à Catherine. « Je n'ai plus qu'un souffle de vie; je l'emploierai à vous invoquer en mourant comme ma sainte et la plus grande sainte assurément que le nord ait jamais portée. » Cet homme n'a pas aimé la liberté. Il était né pour être un des suppôts de la tyrannie, et cette fois Lamartine a raison, quand il dit quelque part dans son Histoire des Girondins que Voltaire a livré aux rois la liberté civile des peuples. C'est à Frédéric qu'il écrivait au sujet d'une place qui avait été refusée à l'un de ses protégés : « Vous êtes donc comme l'océan, dont les flots sont arrêtés sur le rivage par des grains de sable, et le vainqueur de Rosbach, de Lissa, etc., ne peut parler en maître (1). »

Oui, ce Voltaire dont vous voudriez restaurer la popularité, en l'affublant d'oripeaux démocratiques, c'était l'incarnation vivante du despotisme et de l'intolérance. Voyez-le dans son domaine, exerçant les droits de seigneur sur ses vassaux ; suivez-le dans ses rapports avec ses émules en philosophie et en incrédulité; étudiez-le encore dans sa polémique avec ses contradicteurs; regardez-le enfin se frottant les mains au spectacle des persécutions religieuses, et dites si c'était bien le sentiment de la liberté qui l'animait. Ne regrettait-il pas de n'avoir pas cent mille hommes à sa disposition pour exécuter par la force ce qu'il allait tenter par le sarcasme (2)? Ceux qui osaient le critiquer, n'étaient-ils pas (1) Voltaire à Frédéric, 18 octobre 1771. — (2) Voltaire à M. d'Argental.

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