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Le premier de ces deux effets paroît dans les opérations où l'âme est assujétie au corps, qui sont les opérations sensitives; et le second paroît dans les opérations où l'âme préside au corps, qui sont les opérations intellectuelles.

Considérons ces deux effets l'un après l'autre. Voyons, avant toutes choses, ce qui se fait dans l'âme ensuite des mouvements du corps; et nous verrons, après, ce qui arrive dans le corps ensuite des pensées de l'âme.

III. Les sensations sont attachées à des mouvements corporels qui se font en nous.

Et d'abord il est clair que tout ce qu'on appelle sentiment ou sensation, je veux dire la perception des couleurs, des sons, du bon et du mauvais goût, du chaud et du froid, de la faim et de la soif, du plaisir et de la douleur, suivent les mouvements et l'impression que font les objets sensibles sur nos organes corporels.

Mais pour entendre plus distinctement par quels moyens cela s'exécute, il faut supposer plu

sieurs choses constantes.

La première, qu'en toute sensation il se fait un contact et une impression réelle et matérielle sur nos organes, qui vient, ou immédiatement ou originairement, de l'objet.

Et déjà, pour le toucher et le goût, le contact y est palpable et immédiat. Nous ne goûtons que ce qui est immédiatement appliqué à notre langue; et à l'égard du toucher, le mot l'emporte, puisque toucher et contact c'est la même chose.

Et encore que le soleil et le feu nous échauffent étant éloignés, il est clair qu'ils ne font impression sur notre corps qu'en la faisant sur l'air qui le touche. Le même se doit dire du froid; et ainsi ces deux sensations appartenantes au toucher, se font par l'application et l'attouchement de quelque corps.

On doit croire que si le goût et le toucher demandent un contact réel, il ne sera pas moins dans les autres sens, quoiqu'il y soit plus délicat.

Et l'expérience le fait voir, même dans la vue, où le contact des objets et l'ébranlement de l'organe corporel paroit le moins; car on peut aisément sentir, en regardant le soleil, combien ses rayons directs sont capables de nous blesser : ce qui ne peut venir que d'une trop violente agitation des parties qui composent l'œil. Cette agitation, causée par l'union des rayons dans le cristallin', a un point brûlant qui aveugleroit, c'est-à-dire, brûleroit l'organe de la vision, si on s'opiniâtroit à regarder fixement le soleil.

Mais encore que ces rayons nous blessent moins étant réfléchis, le coup en est souvent très fort; et le seul effet du blanc nous fait sentir que les couleurs ont plus de force que nous ne pensons pour nous émouvoir. Car il est certain que le blanc frappe fortement les nerfs optiques. C'est pourquoi cette couleur blesse la vue ; ce qui paroît tellement à ceux qui voyagent parmi les neiges, pendant que la campagne en est couverte, qu'ils sont contraints de se défendre contre l'effort que cette blancheur fait sur les yeux, en les couvrant de quelque verre, sans quoi ils perdroient la vue. Les ténèbres, qui font sur nous le même effet que le noir, nous font perdre la vue d'une autre sorte, lorsque les nerfs optiques, par une longue désaccoutumance de souffrir la lumière même réfléchie, sont exposés tout à coup à une grande lumière, dans un lieu où tout est blanc, ou lorsqu'après une longue captivité dans un lieu parfaitement ténébreux, faute d'exercice, ils s'affaissent et se flétrissent, et par là deviennent immobiles et incapables d'être ébranlés par les objets. On sent aussi, à la longue, qu'un noir trop enfoncé fait beaucoup de mal ; et par l'effet sensible de ces deux couleurs principales, on peut juger de celui de toutes les autres.

Quant aux sons, l'agitation de l'air, et le coup qui en vient à notre oreille, sont choses trop sensibles, pour être révoquées en doute. On se sert du son des cloches pour dissiper les nuées. Souvent de grands cris ont tellement fendu l'air, que les oiseaux en sont tombés ; d'autres ont été jetés par terre par le seul vent d'un boulet. Et peut-on avoir peine à croire que les oreilles soient agitées par le bruit, puisque même les bâtiments en sont ébranlés, et qu'on les en voit trembler? On peut juger par là de ce que fait une plus douce agitation sur des parties plus délicates.

Cette agitation de l'air est si palpable, qu'elle se fait même sentir en d'autres parties du corps. Chacun peut remarquer ce que certains sons, comme celui d'un orgue, ou d'une basse de viole font sur son corps. Les paroles se font sentir aux extrémités des doigts situés d'une certaine façon; et on peut croire que les oreilles, formées pour recevoir cette impression, la recevront aussi beaucoup plus forte.

L'effet des senteurs nous paroît par l'impression qu'elles font sur la tête. De plus, on ne verroit pas les chiens suivre le gibier, en flairant les endroits où il a passé, s'il ne restoit quelques vapeurs sorties de l'animal poursuivi. Et quand on brûle des parfums, on en voit la fumée se ré

pandre dans toute une chambre, et l'odeur se fait sentir en même temps que la vapeur vient à nous. On doit croire qu'il sort des fumées à peu près de même nature, quoique imperceptibles, de tous les corps odoriférants, et que c'est ce qui cause tant de bons et de mauvais effets dans le cerveau. Car il faut apprendre à juger des choses qui ne se voient pas, par celles qui se voient.

IV. Les mouvements corporels qui se font en nous dans les sensations, viennent des objets par le milieu.

Il est donc vrai qu'il se fait, dans toutes nos sensations, une impression réelle et corporelle sur nos organes; mais nous avons ajouté qu'elle vient immédiatement ou originairement de l'objet.

Ainsi dans les sensations, à n'y regarder seulement que ce qu'il y a dans le corps, nous trouvons trois choses à considérer, l'objet, le milieu, et l'organe même par exemple, les yeux et les oreilles.

V. Les mouvements de nos corps, auxquels les sensations sont attachées, sont les mouvements des nerfs.

Mais comme ces organes sont composés de plusieurs parties; pour savoir précisément quelle est celle qui est le propre instrument destiné par la nature pour les sensations, il ne faut que se souvenir qu'il y a en nous certains petits filets qu'on appelle nerfs, qui prennent leur origine dans le cerveau, et qui de là se répandent dans tout le corps.

Souvenons-nous aussi qu'il y a des nerfs particuliers attribués par la nature à chaque sens. Il y en a pour les yeux, pour les oreilles, pour l'odorat, pour le goût; et comme le toucher se répand par tout le corps, il y a aussi des nerfs répandus partout dans les chairs. Enfin, il n'y a

Elle en vient immédiatement dans le toucher et dans le goût, où l'on voit les corps appliqués par eux-mêmes à nos organes. Elle en vient originairement dans les autres sensations, où l'application de l'objet n'est pas immédiate, mais où le mouvement qui se fait, en vient jusqu'à nous tout à travers de l'air par une parfaite conti-point de sentiment où il n'y a point de nerfs, et nuité.

C'est ce que l'expérience nous découvre aussi certainement que tout le reste que nous avons dit. Un corps interposé m'empêche de voir le tableau que je regardois. Quand le milieu est transparent, selon la nature dont il est, l'objet vient à moi différemment. L'eau, qui rompt la ligne droite, le courbe à mes yeux. Les verres, selon qu'ils sont colorés, ou taillés, en changent les couleurs, les grandeurs et les figures : l'objet ou se grossit, ou s'appetisse, ou se renverse, ou se redresse, ou se multiplie. Il faut donc, premièrement, qu'il se commence quelque chose sur l'objet même, et c'est, par exemple, à l'égard de la vue, la réflexion de quelque rayon du soleil, ou d'un autre corps lumineux : il faut, secondement, que cette réflexion, qui se commence à l'objet, se continue tout à travers de l'air jusqu'à mes yeux; ce qui montre que l'impression qui se fait sur moi, vient originairement de l'objet même.

Il en est de même de l'agitation qui cause les sons, et de la vapeur qui excite les senteurs. Dans l'ouïe, le corps résonnant, qui cause le bruit, doit être agité; et on y sent au doigt, par un attouchement très léger, tant que le bruit dure, un trémoussement qui cesse quand la main presse davantage. Dans l'odorat, une vapeur doit s'exhaler du corps odoriférant ; et dans l'un et dans l'autre sens, si le corps qui agite l'air rompt le coup qui venoit à nous, nous ne sentons rien.

les parties nerveuses sont les plus sensibles. C'est pourquoi tous les philosophes sont d'accord, que les nerfs sont le propre organe des sens.

Nous avons vu, outre cela, que les nerfs aboutissent tous au cerveau, et qu'ils sont pleins des esprits qu'il y envoie continuellement; ce qui doit les tenir toujours tendus en quelque manière, pendant que l'animal veille. Tout cela supposé, il sera facile de déterminer le mouvement précis auquel la sensation est attachée; et enfin tout ce qui regarde tant la nature que l'usage des sensations, en tant qu'elles servent au corps et à l'âme.

C'est ce qui sera expliqué en douze propositions, dont les six premières feront voir les sensations attachées à l'ébranlement des nerfs, et les six autres expliqueront l'usage que l'âme fait des sensations, et l'instruction qu'elle en reçoit, tant pour le corps que pour elle-même. VI. Six propositions qui expliquent comment les sensations sont attachées à l'ébranlement des nerfs.

Ire PROPOSITION. Les nerfs sont ébranlés par les objets du dehors qui frappent les sens.

C'est de quoi on ne peut douter dans le toucher, où l'on voit des corps appliqués immédiatement sur le nôtre, qui étant en mouvement, ne peuvent manquer d'ébranler les nerfs qu'ils trouvent répandus partout. L'air chaud ou froid qui nous environne, doit avoir un effet semblable. Il

est clair que l'un dilate les parties du corps, et que l'autre les resserre; ce qui ne peut être sans quelque ébranlement des nerfs. Le même doit arriver dans les autres sens, où nous avons vu que l'altération de l'organe n'est pas moins réelle. Ainsi les nerfs de la langue seront touchés et ébranlés par le suc exprimé des viandes : les nerfs auditifs, par l'air qui s'agite au mouvement des corps résonnants; les nerfs de l'odorat, par les vapeurs qui sortent des corps; les nerfs optiques, par les rayons ou directs ou réfléchis du soleil, ou d'un autre corps lumineux : autrement les coups que nous recevons, non-sculement du soleil trop fixement regardé, mais encore du blanc, ne seroient pas aussi forts que nous les avons remarqués. Enfin, généralement dans toutes les sensations, les nerfs sont frappés par quelque objet; et il est aisé d'entendre que des filets si déliés et si bien tendus, ne peuvent manquer d'être ébranlés, aussitôt qu'ils sont touchés avec quelque force.

II PROPOSITION. Cet ébranlement des nerfs frappés par les objets, se continuejusqu'au dedans de la tête et du cerveau.

La raison est que les nerfs sont continués jusque là; ce qui fait qu'ils portent au dedans le mouvement et les impressions qu'ils reçoivent du debors.

Cela s'entend en quelque manière par le mouvement d'une corde, ou d'un filet bien tendu, qu'on ne peut mouvoir à une de ses extrémités, sans que l'autre soit ébranlée à l'instant, à moins qu'on n'arrête le mouvement au milieu.

Les nerfs sont semblables à cette corde ou à ce filet, avec cette différence, qu'ils sont sans comparaison plus déliés, et pleins outre cela d'un esprit très vif et très vite, c'est-à-dire, d'une subtile vapeur qui coule sans cesse au dedans, et les tient tendus, de sorte qu'ils sont remués par les moindres impressions du dehors, et les porte fort promptement au dedans de la tête où est leur racine.

III PROPOSITION. Le sentiment est attaché à cet ébranlement des nerfs.

Il n'y a point en cela de difficulté. Et puisque les nerfs sont le propre organe des sens, il est clair que c'est à l'impression qui se fait dans cette partie, que la sensation doit être attachée.

De là il doit arriver qu'elle s'excite toutes les fois que les nerfs sont ébranlés, qu'elle dure autant que dure l'ébranlement des nerfs; et au contraire que les mouvements qui n'ébranlent point les nerfs, ne sont point sentis: et l'expérience fait voir que la chose arrive ainsi.

Premièrement, nous avons vu qu'il y a toujours quelque contact de l'objet, et par là quelque ébranlement dans les nerfs, lorsque la sensation s'excite.

Et sans même qu'aucun objet extérieur frappe nos oreilles, nous y sentons certains bruits qui ne peuvent guère arriver, que de ce que, par quelque cause interne que ce soit, le tympan est ébranlé; ce qui fait sentir des tintements plus ou moins clairs, ou des bourdonnements plus ou moins graves, selon que les nerfs sont diversement touchés.

Par une raison semblable, on voit des étincelles de lumière s'exciter au mouvement de l'œil frappé, ou de la tête heurtée; et rien ne les fait paroître que l'ébranlement causé par ces coups dans les nerfs, semblable à celui auquel la perception de la lumière est naturellement attachée.

Et ce qui le justifie, ce sont ces couleurs changeantes que nous continuons de voir, même après avoir fermé les yeux, lorsque nous les avons tenus quelque temps arrêtés sur une grande lumière, ou sur un objet mêlé de différentes couleurs, surtout quand elles sont éclatantes.

Comme alors l'ébranlement des nerfs optiques a dû être fort violent, il doit durer quelque temps, quoique plus foible, après que l'objet est disparu. C'est ce qui fait que la perception d'une grande et vive lumière se tourne en couleurs plus douces, et que l'objet qui nous avoit éblouis par ses couleurs variées, nous laisse, en se retirant, quelques restes d'une semblable vision.

Si ces couleurs semblent vaguer au milieu de l'air, si elles s'affoiblissent peu à peu, si enfin elles se dissipent; c'est que le coup que donnoit l'objet présent ayant cessé, le mouvement qui reste dans le nerf est moins fixe, qu'il se ralentit, et enfin qu'il cesse tout-à-fait.

La même chose arrive à l'oreille, lorsque étonnée par un grand bruit, elle en conserve quelque sentiment, après même que l'agitation a cessé dans l'air.

C'est par la même raison que nous continuons quelque temps à avoir chaud dans un air froid, et à avoir froid dans un air chaud; parce que l'impression causée dans les nerfs par la présence de l'objet, subsiste encore.

Supposé, par exemple, que l'altération que cause le feu dans ma main et dans les nerfs qu'il y rencontre, soit une grande agitation de toutes les parties, qui iroit enfin à les dissoudre et à les réduire en cendres : et au contraire, que l'impression qu'y fait le froid, soit d'arrêter le mou→

vement des parties, en les tenant pressées les unes contre les autres, ce qui causeroit à la fin un entier engourdissement; il est clair que tant que dure cette altération, le sentiment du froid et du chaud doit durer aussi, quoique je me sois retiré de l'air glacé et de l'air brûlant.

Mais comme après qu'on a éloigné les objets❘ qui faisoient cette impression sur les organes, elle s'affoiblit, et que ces organes reviennent peu à peu à leur naturel, il doit aussi arriver que la sensation diminue; et la chose ne manque pas de se faire ainsi.

Ce qui fait durer si long-temps la douleur de la goutte, ou de la colique, c'est la continuelle régénération de l'humeur mordicante qui la fait naître, et qui ne cesse de picoter ou de tirailler les parties que la présence des nerfs rend sensibles.

La douleur de la faim et de la soif vient d'une cause semblable. Ou le gosier desséché se resserre et tire les nerfs, ou le dissolvant que l'estomac rend par les glandes, dont il est comme pavé dans son fond, pour y faire la digestion des viandes, se tourne contre lui, et pique ses nerfs, jusqu'à ce qu'on leur ait donné, en mangeant, une matière plus propre à recevoir son action.

Pour la douleur d'une plaie, si elle se fait sentir long-temps après le coup donné, c'est à cause de l'impression violente qu'il a faite sur la partie, et à cause de l'inflammation et des accidents qui surviennent, par lesquels le picotement des nerfs est continué.

Il est donc vrai que le sentiment s'élève par le mouvement du nerf, partout où le nerf est ébranlé, et dure par la continuation de cet ébranlement. Et il est vrai aussi que les mouvements qui n'ébranlent pas les nerfs, ne sont point sentis. Ce qui fait que l'on ne se sent point croître, et qu'on ne sent non plus comment l'aliment s'incorpore à toutes les parties, parce qu'il ne se fait dans ce mouvement aucun ébranlement des nerfs; comme on l'entendra aisément, si on considère combien est lente et insensible l'insinuation de l'aliment dans les parties qui le reçoivent.

Ce qui vient d'être expliqué dans cette troisième proposition, sera confirmé par les sui

vantes.

IV. PROPOSITION. L'ébranlement des nerfs, auquel le sentiment est attaché, doit être considéré dans toute son étendue, c'est-à-dire, en tant qu'il se communique d'une extrémité à l'autre des parties du nerf qui sont frappées

au dehors, jusqu'à l'endroit où il sort du cer

veau.

L'expérience le fait voir. C'est pour cela qu'on bande les nerfs au-dessus quand on veut couper au-dessous, afin que le mouvement se porte plus languissamment dans le cerveau, et que la douleur soit moins vive. Que si on pouvoit tout-àfait arrêter le mouvement du nerf au milieu, il n'y auroit point du tout de sentiment.

On voit aussi que, dans le sommeil, on ne sent pas, quand on est touché légèrement, parce que les nerfs étant détendus, ou il ne s'y fait aucun mouvement, ou il est trop léger pour se communiquer jusqu'au dedans de la tête.

V. PROPOSITION. Quoique le sentiment soit principalement uni à l'ébranlement du nerf au dedans du cerveau, l'âme, qui est présente à tout le corps, rapporte le sentiment qu'elle reçoit à l'extrémité où l'objet frappe.

Par exemple, j'attribue la vue d'un objet à l'œil tout seul, le goût à la seule langue, ou au seul gosier; et si je suis blessé au bout du doigt, je dis que j'ai mal au doigt, sans songer seulement si j'ai un cerveau, ni s'il s'y fait quelque impression.

De là vient qu'on voit souvent que ceux qui ont la jambe coupée, ne laissent pas de sentir du mal au bout du pied, de dire qu'il leur démange, et de gratter leur jambe de bois, parce que le nerf qui répondoit au pied et à la jambe, étant ébranlé dans le cerveau, il se fait un sentiment que l'âme rapporte à la partie coupée, comme si elle subsistoit encore.

Et il falloit nécessairement que la chose arrivât ainsi. Car encore que la jambe soit emportée avec les bouts des nerfs qui y étoient, le reste qui demeure continu avec le cerveau, est capable des mêmes mouvements qu'il avoit auparavant, et le cerveau capable d'en recevoir le contre-coup, tant à cause qu'il a été formé pour cela, qu'à cause que l'âme est accoutumée à rapporter à certaines parties semblables mouvements. S'il arrive donc que le nerf qui répondoit à la jambe, ébranlé par les esprits ou par les humeurs, vienne à faire le mouvement qu'il faisoit lorsque la jambe étoit encore unie au corps, il est clair qu'il se doit exciter en nous un sentiment semblable, et que nous le rapportons encore à la partie à laquelle la nature avoit coutume de le rapporter.

Néanmoins cette partie du nerf, issue du cerveau, n'étant plus frappée des objets accoutumés, elle doit perdre insensiblement, et avec le temps, la disposition qu'elle avoit à son mouve

ment ordinaire. Et c'est pourquoi ces douleurs qu'on sent aux parties blessées, cessent à la fin. A quoi sert aussi beaucoup la réflexion que nous faisons, que nous n'avons plus ces parties.

Quoi qu'il en soit, cette expérience confirme que le sentiment de l'âme est attaché à l'ébranlement du nerf, en tant qu'il se communique au cerveau, et fait voir aussi que ce sentiment est rapporté naturellement à l'endroit extérieur du corps, où se faisoit autrefois le contact du nerf et de l'objet.

VI. PROPOSITION. Quelques-unes de nos sensations se terminent à un objet, et les autres

non.

Cette différence des sensations, déjà touchée dans le chapitre de l'Ame, mérite, par son importance, encore un peu d'explication. Nous n'aurons, pour bien entendre la chose, qu'à écouter nos expériences.

Toutes les fois que l'ébranlement des nerfs vient du dedans; par exemple, lorsque quelque humeur formée au dedans de nous, se jette sur quelque partie, et y cause de la douleur, nous ne rapportons cette sensation à aucun objet, et nous ne savons d'où elle vient.

La goutte nous prend à la main; une humeur âcre picote nos yeux; le sentiment douloureux, qui suit de ces mouvements, n'a aucun objet.

C'est pourquoi généralement, dans toutes les sensations que nous rapportons aux parties intérieures de notre corps, nous n'apercevons aucun objet qui les cause; par exemple, les douleurs de tête, ou d'estomac, ou d'entrailles : dans la faim et dans la soif, nous sentons simplement de la douleur en certaines parties; mais une sensation si vive ne nous fait pas regarder un objet, parce que tout l'ébranlement vient du dedans.

Au contraire, quand l'ébranlement des nerfs vient du dehors, notre sensation ne manque jamais de se terminer à quelque objet qui est hors de nous. Les corps qui nous environnent, nous paroissent, dans la vision, comme tapissés par les couleurs : nous attribuons aux viandes le bon ou le mauvais goût; celui qui est arrêté, se sent arrêté par quelque chose; celui qui est battu, sent venir les coups de quelque chose qui le frappe. On sent pareillement et les sons et les odeurs, comme venus du dehors, et ainsi du

reste.

Mais encore que cela s'observe dans toutes ces sensations, ce n'est pas avec la même netteté : car, par exemple, on ne sent pas si distinctement d'où viennent les sons et les odeurs, qu'on sent d'où viennent les couleurs, ou la lumière

regardée directement. Donc la raison est que la vision se fait en ligne droite, et que les objets ne viennent à l'œil que du côté où il est tourné; au lieu que les sons et les odeurs viennent de tous côtés indifféremment, et par des lignes souvent rompues au milieu de l'air, qui ne peuvent par conséquent se rapporter à un endroit fixe.

Il faut aussi remarquer touchant les objets, qu'ordinairement on n'en voit qu'un, quoique le sens ait un double organe. Je dis ordinairement, parce qu'il arrive quelquefois que les deux yeux doublent les objets; et voici sur ce sujet quelle est la règle.

Quand on change la situation naturelle des organes, par exemple, quand on presse l'œil, en sorte que les nerfs optiques ne sont point frappés en même sens, alors l'objet paroît double en des lieux différents, quoiqu'en l'un plus obscur qu'en l'autre ; de sorte que visiblement il excite deux sensations. Mais quand les deux yeux demeurent dans leur situation, comme deux cordes semblables montées sur un même ton, et touchées en même temps, ne rendent qu'un même son à notre oreille, ainsi les nerfs des deux yeux touchés de la même sorte, ne présentent à l'âme qu'un seul objet, et ne lui font remarquer qu'une sensation. La raison en est évidente; puisque les deux nerfs touchés de même ont un même rapport à l'objet, ils le doivent par conséquent faire voir tout-à-fait un, sans aucune diversité, ni de couleur, ni de situation, ni de figure.

Il est donc absolument impossible que nous ayons en ce cas deux sensations qui nous paroissent distinctes, parce que leur parfaite ressemblance, et leur rapport uniforme au même objet, ne permet pas à l'âme de les distinguer : au contraire, elles doivent s'y unir ensemble, comme choses qui conviennent en tout point. Et ce qui doit résulter de leur union, c'est qu'elles soient plus fortes étant unies que séparées; en sorte qu'on voic un peu mieux de deux yeux que d'un, comme l'expérience le montre.

Voilà ce qu'il y avoit à considérer sur la nature et les différences des sensations, en tant qu'elles appartiennent au corps et à l'âme, et qu'elles dépendent de leur concours. Avant que de passer à l'usage que l'âme en fait, pour le corps, et pour elle-même, il est bon de recueillir ce qui vient d'être expliqué, et d'y faire un peu de réflexion. VII. Réflexions sur la doctrine précédente. Si nous l'avons bien compris, nous avons vu qu'il se fait en toutes les sensations un mouve

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