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Et nous ne connoissons pas mieux notre propre différence numérique que celle des autres. Je ne puis mieux me représenter moi-même à moi-même, qu'en considérant quelque chose qui n'est pas moi-même, mais qui me convient, par exemple quelques pensées. Je suis celui qui pense à présent telle et telle chose, et qui suis très assuré qu'un autre ne peut pas être ni penser pour moi.

CHAPITRE XXXVI.

Les idées regardent des vérités éternelles, et non ce qui existe et ce qui se fait dans le temps.

Il faut maintenant considérer la plus noble propriété des idées, qui est que leur objet est une vérité éternelle.

Cela suit des choses qui ont été dites : car si toute idée a une vérité pour objet, comme nous l'avons fait voir; si d'ailleurs nous avons montré que cette vérité n'est pas regardée dans les choses particulières, il s'ensuit qu'elle n'est pas regardée dans les choses comme actuellement existantes, parce que tout ce qui existe est particulier et individuel, ainsi que nous l'avons vu.

De là suit encore que les idées ne regardent pas la vérité qu'elles représentent comme contingente, c'est-à-dire comme pouvant être et n'être pas, et que par conséquent elles la regardent comme éternelle et absolument immuable.

En effet, quand je considère un triangle rectiligne comme une figure bornée de trois lignes droites et ayant trois angles égaux à deux droits, ni plus ni moins ; et quand je passe de là à considérer un triangle équilatéral avec ses trois côtés et ses trois angles égaux, d'où s'ensuit que je considère chaque angle de ce triangle comme moindre qu'un angle droit; et quand je viens encore à considérer un rectangle, et que je vois clairement dans cette idée jointe avec les précédentes que les deux angles de ce triangle sont nécessairement aigus, et que ces deux angles aigus en valent exactement un seul droit, ni plus ni moins, je ne vois rien de contingent ni de muable; et par conséquent les idées qui me représentent ces vérités sont éternelles.

Quand il n'y auroit dans la nature aucun triangle équilatéral ou rectangle, ou aucun triangle quel qu'il fût, tout ce que je viens de considérer demeure toujours vrai et indubitable.

En effet, je ne suis pas assuré d'avoir jamais aperçu aucun triangle équilatéral ou rectangle. Ni la règle ni le compas ne peuvent m'assurer

qu'une main humaine, si habile qu'elle soit, ait jamais fait une ligne exactement droite, ni des côtés ni des angles parfaitement égaux les uns aux autres.

Il ne faut qu'un microscope pour nous faire, non pas entendre, mais voir à l'œil, que les lignes que nous traçons n'ont rien de droit ni de continu, par conséquent rien d'égal, à regarder les choses exactement.

Nous n'avons donc jamais vu que des images imparfaites de triangles équilatéraux ou rectangles, ou isocèles, oxygones, ou amblygones, ou scalènes, sans que rien nous puisse assurer ni qu'il y en ait de tels dans la nature, ni que l'art en puisse construire.

Et néanmoins, ce que nous voyons de la nature et des propriétés du triangle, indépendamment de tout triangle existant, est certain et indubitable.

En quelque temps donné ou en quelque point de l'éternité, pour ainsi parler, qu'on mette un entendement, il verra ces vérités comme manifestes; elles sont donc éternelles.

Bien plus, comme ce n'est pas l'entendement qui donne l'être à la vérité, mais que la supposant telle, il se tourne seulement à elle pour l'apercevoir, il s'ensuit que quand tout entendement créé seroit détruit, ces vérités subsisteroient immuablement.

On peut dire la même chose de l'idée de l'homme considéré comme créature raisonnable, capable de connoître et d'aimer Dieu, et née pour cette fin. Nier ces vérités, ce seroit ne pas connoître l'homme.

Il peut donc bien se faire qu'il n'y ait aucun homme dans toute la nature: mais supposé qu'il y en ait quelqu'un, il ne se peut faire qu'il soit autrement; et ainsi la vérité qui répond à l'idée d'homme n'est point contingente, elle est éternelle, immuable, toujours subsistante, indépendamment de tout être et entendement créé.

CHAPITRE XXXVII.

Ce que c'est que les essences, et comment elles sont éternelles.

Voilà ce qui s'appelle l'essence des choses, c'est ce qui répond premièrement et précisément à l'idée que nous en avons; ce qui convient tellement à la chose, qu'on ne peut jamais la concevoir sans la concevoir comme telle, ni supposer qu'elle soit, sans supposer tout ensemble qu'elle soit telle.

Ainsi, l'éternité et l'immutabilité conviennent

aux essences, et par conséquent l'indépendance absolue.

Et cependant, comme en effet il n'y a rien d'éternel, ni d'immuable, ni d'indépendant que Dieu seul, il faut conclure que ces vérités ne subsistent pas en elles-mêmes, mais en Dieu seul, et dans ses idées éternelles qui ne sont autre chose que lui-même.

Il y en a qui, pour vérifier ces vérités éternelles que nous avons proposées, et les autres de même nature, se sont figuré, hors de Dieu, des essences éternelles : pure illusion qui vient de n'entendre pas qu'en Dieu comme dans la source de l'être et dans son entendement, où est l'art de faire et d'ordonner tous les êtres, se trouvent les idées primitives, ou, comme parle saint Augustin, les raisons des choses éternellement subsistantes.

Ainsi, dans la pensée de l'architecte est l'idée primitive d'une maison qu'il aperçoit en luimême; cette maison intellectuelle ne se détruit par aucune ruine des maisons bâties sur ce modèle intérieur, et si l'architecte étoit éternel, l'idée et la raison de maison le seroient aussi.

Mais, sans recourir à l'architecte mortel, il y a un architecte immortel, ou plutôt un art primitif éternellement subsistant dans la pensée immuable de Dieu, où tout ordre, toute mesure, toute règle, toute proportion, toute raison, en un mot toute vérité se trouve dans son origine.

Ces vérités éternelles que nos idées représentent sont le vrai objet des sciences, et c'est pourquoi, pour nous rendre véritablement savants, Platon nous rappelle sans cesse à ces idées où se voit, non ce qui se forme, mais ce qui est ; non ce qui s'engendre et se corrompt, ce qui se montre et passe aussitôt, ce qui se fait et se défait, mais ce qui subsiste éternellement.

C'est là ce monde intellectuel que ce divin philosophe a mis dans l'esprit de Dieu avant que le monde fût construit, et qui est le modèle immuable de ce grand ouvrage.

Ce sont donc là ces idées simples, éternelles, immuables, ingénérables et incorruptibles auxquelles il nous renvoie pour entendre la vérité.

C'est ce qui lui a fait dire que nos idées, images des idées divines, en étoient aussi immédiatement dérivées, et ne passoient point par les sens, qui servent bien, disoit-il, à les réveiller, mais non à les former dans notre esprit.

Car si, sans avoir jamais vu rien d'éternel, nous avons une idée si claire de l'éternité, c'està-dire d'être toujours le même; si, sans avoir

aperçu aucun triangle parfait, nous l'entendons distinctement et en démontrons tant de vérités incontestables, c'est une marque, dit-il, que ces idées ne viennent pas de nos sens.

Que s'il a poussé trop avant son raisonnement; s'il a conclu de ces principes que les âmes naissoient savantes, et, ce qui est pis, qu'elles avoient vu dans une autre vie ce qu'elles sembloient apprendre en celle-ci, en sorte que toute doctrine ne soit qu'un ressouvenir des choses déjà aperçues avant que l'âme fût dans un corps humain, saint Augustin nous a enseigné à retenir ses principes sans tomber dans ces excès insupportables.

Sans se figurer, a-t-il dit, que les âmes soient avant que d'être dans le corps, il suffit d'entendre que Dieu qui les forme dans le corps à son image, au temps qu'il a ordonné, les tourne, quand il lui plaît, à ses éternelles idées, ou en met en elles une impression dans laquelle nous apercevons sa vérité même.

Ainsi, sans nous égarer avec Platon dans ces siècles infinis où il met les âmes en des états si bizarres, que nous réfuterons ailleurs, il suffiroit de concevoir que Dieu en nous créant a mis en nous certaines idées primitives où luit la lumière de son éternelle vérité, et que ces idées se réveillent par les sens, par l'expérience et par l'instruction que nous recevons les uns des autres.

De là nous pourrions conclure avec le même saint Augustin, qu'apprendre c'est se retourner à ces idées primitives et à l'éternelle vérité qu'elles contiennent, et y faire attention; d'où l'on peut encore inférer avec le même saint Augustin, qu'à proprement parler, un homme ne peut rien apprendre à un autre homme; mais qu'il peut seulement lui faire trouver la vérité qu'il a déjà en lui-même, en le rendant attentif aux idées qui la lui découvrent intérieurement : à peu près comme on indique un objet sensible à un homme qui ne le voit pas, en le lui montrant du doigt, et en lui faisant tourner ses regards de ce côté-là.

Mais, que cela soit ou ne soit pas ainsi, que les idées soient ou ne soient pas formées en nous dès notre origine, qu'elles soient engendrées ou seulement réveillées par nos maîtres, et par les réflexions que nous faisons sur nos sensations, ce n'est pas ce que je demande ici, et il me suffit qu'on entende que les objets représentés par les idées sont des vérités éternelles, subsistantes immuablement en Dieu comme en celui qui est la vérité même.

CHAPITRE XXXVIII.

Quand on a trouvé l'essence, et ce qui répond aux idées, on peut dire qu'il est impossible que les choses soient

autrement.

Qui si cela est une fois posé, il s'ensuit que quand on a trouvé l'essence, c'est-à-dire ce qui répond premièrement et précisément à l'idée, on a trouvé en même temps ce qui ne peut être changé; en sorte qu'il est impossible que la chose soit autrement.

Il n'y a pour cela qu'à poser de suite les choses déjà établies. Toute idée a pour objet quelque vérité; cette vérité est immuable et éternelle, et comme telle, est l'objet de la science; cette vérité subsiste éternellement en Dieu, dans ses idées éternelles, comme les appelle Platon, dans ses raisons immuables, comme les appelle saint Augustin, et tout cela, c'est Dieu même. Il est donc autant impossible que la vérité qui répond précisément à l'idée change jamais, qu'il est impossible que Dieu ne soit pas ; et ainsi, quand on sera assuré d'avoir démêlé précisément ce qui répond à notre idée, on aura trouvé l'essence invariable des choses, et on pourra dire qu'il est impossible qu'elles soient jamais autrement.

C'est ce qui nous a fait dire qu'il se peut qu'il n'y ait ni cercle ni triangle dans la nature; mais supposé qu'ils soient, ils seront nécessairement tels que nous les avons conçus, et il n'est pas possible qu'ils soient autrement.

De même il se peut bien faire qu'il n'y ait point d'homme, car rien n'a forcé Dieu à le faire; mais, supposé qu'il soit, il sera toujours une créature raisonnable née pour connoître et aimer Dieu; et faire autre chose que cela, ne seroit faire un homme. pas

CHAPITRE XXXIX.

Par quelle idée nous connoissons l'existence actuelle des choses.

Selon ce qui a été dit, nos idées ne recherchent dans aucun sujet actuellement existant la vérité de l'objet qu'elles font entendre, puisque, soit que l'objet existe ou non, nous ne l'entendons pas moins.

Comment donc, dira-t-on, et par quelle idée connoissons-nous qu'une chose existe actuellement? car, puisque nous la connoissons, il faut bien qu'il y en ait quelque idée.

A cela il faut répondre que pour connoître qu'une chose existe actuellement, il faut assembler deux idées: l'une de la chose en soi, selon

son essence propre, par exemple, animal raisonnable; l'autre, de l'existence actuelle.

L'idée de l'existence actuelle est celle qui répond à ces mots, être dans le temps présent. Ainsi, dans le cœur de l'hiver, je puis bien concevoir les roses, j'entends qu'elles peuvent être, qu'elles ont été au dernier été, qu'elles seront l'été prochain; mais je ne puis assurer que les roses soient à présent, ni dire : les roses sont, il y a des roses.

Par là se voit clairement que pour dire : il y a des roses, les roses sont, les roses existent, il faut joindre deux idées ensemble, l'une celle qui me représente ce que c'est qu'une rose, et l'autre celle qui répond à ces mots : étre dans le temps présent.

En effet, à ces mots être à présent, répond une idée si simple qu'elle ne peut être mieux exprimée que par ces mots mêmes, et elle est tout-à-fait distincte de celle qui répond à ce mot rose, ou à tel autre qu'on voudra choisir pour exemple.

CHAPITRE XL.

En toutes choses, excepté en Dieu, l'idée de l'essence et l'idée de l'existence sont distinguées.

Il paroit, par ce qui vient d'être dit, qu'en toutes choses, excepté Dieu, l'idée de l'essence et celle de l'existence, c'est-à-dire l'idée qui me représente ce que la chose doit être par sa nature quand elle sera, et celle qui me représente ce qui est actuellement existant, sont absolument distinguées; puisque je peux assurer que le triangle ne peut être autre chose qu'une figure bornée de trois lignes droites, et dire en même temps il n'y a point de triangle, ou il se peut faire qu'il n'y ait point de triangle dans la na

ture.

Et cela n'est pas seulement vrai des choses prises généralement, mais encore de tous les individus, puisque nous pouvons dire: Pierre est, ou Pierre sera, ou Pierre a été, ou Pierre n'est plus.

Dans ces propositions si différentes, ce qui répond au terme de Pierre est toujours le même, c'est-à-dire un homme que nous avons vu revêtu de telles et de telles qualités et toute la différence consiste en ce qui répond à ces termes, être ou devoir être, ou avoir été ou n'être plus. Et si nous connoissions les raisons précises qui constituent les individus, en tant qu'ils different seulement en nombre, nous pourrions séparer encore ces raisons individuelles d'avec ce qui

nous fait dire: un tel individu est, il existe actuellement.

Il n'y a qu'un seul objet en qui ces deux idées sont inséparables : c'est cet objet éternel qui est conçu comme étant de soi, parce que dès là qu'il est de soi, il est conçu comme étant toujours, comme étant immuablement et nécessairement, comme étant incompatible avec le non-être, comme étant la plénitude de l'être, comme ne manquant de rien, comme étant parfait, et comme étant tout cela par sa propre essence, c'est-à-dire comme étant Dieu éternellement heureux.

CHAPITRE XLI.

De ce que, dans la créature, les idées de l'essence et de l'existence sont différentes, il ne s'ensuit pas que l'essence des créatures soit distinguée réellement de leur existence.

De ce que dans les créatures les idées de l'essence et de l'existence sont distinguées, il y en a qui concluent que l'essence et l'existence le sont aussi; cela n'est pas nécessaire, puisque nous avons vu clairement que, pour multiplier les idées, il n'est pas toujours nécessaire de multiplier le fond des objets, mais qu'il suffit de les prendre différemment, c'est-à-dire de les regarder sous de différentes raisons et à divers égards: comme dans le sujet dont nous parlons, pour faire que l'essence et l'existence aient des idées différentes, c'est que dans l'une la chose soit considérée comme pouvant être, et dans l'autre comme étant actuellement. Mais ceci se traitera plus amplement ailleurs, et j'en ai dit seulement ce qui étoit nécessaire pour faire entendre comment les idées regardent leur objet comme indépendant de l'existence actuelle.

CHAPITRE XLII.

Des différents genres de termes, et en particulier des termes abstraits et concrets.

Après avoir parlé des idées, il faut maintenant parler des termes par lesquels nous les expri

mons.

Il y a deux sortes de termes, dont les uns sont universels et les autres sont particuliers.

Les termes universels sont ceux qui conviennent à plusieurs choses, par exemple arbre, animal, homme. Les termes particuliers sont ceux qui signifient les individus de chaque espèce; et tous les noms des villes, des montagnes, des hommes et des animaux sont de ce genre.

Les termes universels répondent aux idées

universelles, et les termes particuliers répondent à cet amas d'accidents sensibles par lesquels nous avons accoutumé de distinguer les individus de même espèce, ainsi qu'il a été dit.

Outre cela, des précisions naissent les termes abstraits qu'on oppose aux termes concrets, et il les faut expliquer tous deux ensemble.

Lorsque je dis l'homme, le rond, le musicien, le géomètre, cela s'appelle des termes concrets; et lorsque je dis l'humanité, la rondeur, la musique, la géométrie, cela s'appelle des termes abstraits.

Par ces termes, l'homme, le rond, le musicien, le géomètre, on exprime ce à quoi il convient d'être homme, d'être musicien et par ceux-ci, l'humanité, la rondeur, je signifie ce par quoi précisément je conçois que l'homme est l'homme et que le rond est rond.

Ce qui rend ces termes nécessaires, c'est qu'il y a beaucoup de choses en l'homme qui ne sont pas ce qui le fait être homme; beaucoup de choses dans ce qui est rond, qui ne sont pas ce qui le fait rond; beaucoup de choses dans le géomètre, qui ne sont pas ce qui le fait géomètre : c'est pourquoi, outre ce terme concret homme et rond, on a inventé les termes abstraits humanité et rondeur.

La force de ces termes abstraits est de nous faire considérer l'homme en tant qu'homme, le rond en tant que rond, le musicien en tant que musicien, le géomètre en tant que géomètre.

Ainsi, dire ce qui convient à l'homme en tant qu'homme, au rond en tant que rond, au géomètre et au musicien en tant que géomètre et musicien, c'est la même chose que de dire ce qui convient à l'humanité, à la rondeur, à la géométrie et à la musique précisément prises.

Ce n'est pas qu'il y ait ou humanité sans homme, ou géométrie sans géomètre, ou rondeur sans chose ronde; mais c'est qu'on considère précisément la chose ronde selon ce qui la fait ronde, et alors on ne songe pas qu'elle puisse être molle ou dure, pesante ou légère, parce que tout cela ne contribue en rien à la faire ronde.

Ces termes s'appellent abstraits, parce qu'ils tirent en quelque façon une forme, comme la rondeur, de son sujet propre, pour la regarder nuement en elle-même, et en ce qui lui convient selon sa propre raison.

Au contraire, les autres termes s'appellent concrets, parce qu'ils unissent ensemble la forme avec son sujet, et signifient toujours une espèce de composé.

Ainsi le terme abstrait signifie seulement une

partie, c'est-à dire la forme tirée de son sujet par la pensée; et le terme concret signifie le tout, c'est-à-dire le composé même du sujet et de la forme.

Il sera maintenant aisé de définir ces deux espèces de termes. Le terme concret est celui qui signifie le sujet affecté d'une certaine forme: par exemple, homme et musicien représentent ce qui a la forme qui fait être homme et musicien; et le terme abstrait est celui qui représente, pour ainsi parler, la forme même, par exemple, l'humanité et la musique.

Au reste, il faut toujours se souvenir que les termes abstraits sont l'ouvrage des précisions et abstractions mentales; de sorte qu'on ne doit pas s'imaginer que les formes qu'ils signifient comme détachées, subsistent en cette sorte, ou même qu'elles soient toujours distinctes de ce qui est exprimé comme sujet; car il suffit que ces choses, quoique très unies ensemble, puissent être, en quelque façon, désunies par la pensée.

Je dis en quelque façon, car elles ne le peuvent pas être absolument; n'étant pas possible de penser à la rondeur sans penser du moins indirectement et confusément au corps qui est rond, ainsi qu'il a été dit, et moins encore de penser à l'humanité, sans penser à l'homme qu'elle constitue.

Mais il faut ici remarquer que les accidents, ainsi détachés de leurs sujets par la pensée, sont exprimés pour cette raison comme subsistants, et c'est ce qui donne lieu à tant de noms substantifs qui ne signifient, en effet, que des formes accidentelles.

Ainsi les termes abstraits sont tous substantifs, encore que la plupart ne signifient pas des sub

stances.

CHAPITRE XLIII.

Quelle est la force de ces termes.

Ce qu'il y a de plus remarquable dans les termes abstraits et concrets, c'est que tous les termes abstraits et concrets s'excluent nécessairement l'un l'autre, au lieu que les termes concrets peuvent convenir ensemble. Le rond peut être mol, le musicien peut être géomètre, l'homme peut être savant; mais l'humanité n'est pas la science, la rondeur n'est pas la mollesse, et la musique n'est pas la géométrie.

La raison est que la nature des termes abstraits est de nous faire regarder les choses selon leur propre raison: or il est clair que ce qui fait être

rond n'est pas ce qui fait être mol, et que ce qui fait être musicien n'est pas ce qui fait être géomètre, et que ce qui fait être homme n'est pas précisément ce qui fait être savant; autrement être savant conviendroit à tout ce qui est homme.

C'est ainsi que nous pouvons dire en termes concrets que l'homme est tout ensemble spirituel et corporel; mais nous ne pouvons pas dire en termes abstraits que la spiritualité soit la corporalité, parce que cette partie de nous-mêmes qui nous fait être esprit n'est pas celle qui nous fait être corps.

Par la même raison nous pouvons dire que celui qui est spirituel est corporel, parce que ces termes concrets spirituel et corporel signifient ici la personne même composée de deux natures; mais nous ne pouvons pas dire que l'esprit soit le corps, ni ce qui est la même chose, que le spirituel, en tant que spirituel, puisse jamais être corporel.

De même nous pouvons dire que le même qui est animé est corporel sans qu'il soit vrai de dire que l'âme est le corps.

La même raison nous fait dire que Notre-Seigneur Jésus-Christ est Dieu et homme, quoique la divinité ou la nature divine ne puisse jamais être l'humanité ou la nature humaine.

Pour cela, nous disons aussi que Dieu est mort pour nous, et que l'homme qui nous a rachetés est tout - puissant; mais c'est un blaspheme de dire que la divinité soit morte, ou que l'humanité soit toute-puissante.

La force des termes concrets et abstraits fait seule cette différence, parce que les termes concrets qui marquent le sujet, c'est-a-dire la personne et le composé, peuvent s'unir; au lieu que les termes abstraits qui marquent les raisons précises selon lesquelles on est tel ou tel, ne peuvent s'affirmer l'un de l'autre. Par exemple quand je dis, Dieu est mort pour nous, ce terme Dieu marque la personne, c'est-à-dire JésusChrist, qui, selon une des natures qui lui conviennent, est mort en effet pour nos péchés; quand je dis la divinité ne meurt pas, c'est de même que si je disois que Dieu, en tant que Dieu, est immortel, et qu'il ne peut jamais mourir qu'en tant qu'il a pris une nature mortelle.

CHAPITRE XLIV.

Les cinq termes de Porphyre (quinque voces Porphyrii) ou les cinq universaux.

Nous avons suffisamment expliqué l'univer

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