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CHAPITRE DEUXIÈME

Séance de la Chambre des députés du 7 juillet 1898. de Cavaignac.

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Le ministère Méline avait remis sa démission au Président de la République, après un échec subi au Palais-Bourbon le 16 juin, sur le vote d'un ordre du jour, de texte assez insignifiant.

Après d'assez longues négociations et l'avortement de plusieurs autres combinaisons, un ministère s'était formé, sous la présidence de M. Brisson, qui avait été évincé trois semaines plus tôt de la présidence de la Chambre des députés, au profit de M. Deschanel.

Cavaignac avait décroché dans la « combinaison Brisson » le portefeuille de la guerre, guigné par lui avec une âpre insistance au mois de janvier 1898. Le premier acte de Cavaignac devant le Parlement fut de préciser l'attitude du nouveau cabinet dans l'affaire Dreyfus et de fournir l'opinion du gouvernement sur les divers aspects de la formidable question «Esterhazy, Picquart, Zola ».

Le 7 juillet 1898, se produisit le débat parlementaire, où Cavaignac prit la parole au nom du gouvernement.

Ce débat eut une influence énorme sur la suite de l'affaire Dreyfus, qui devint alors le pivot de la politique de tous les partis.

En voici le compte rendu, d'après le Journal ófficiel :

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SÉANCE DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS

DU JEUDI 7 JUILLET 1898

1. Interpellation de M. Častelin. — Interruptions Bischoffsheim, Méline et Cavaignac.

M. LE PRÉSIDENT. L'ordre du jour appelle la discussion de l'interpellation de M. Castelin sur l'exécution des dispositions de l'ordre du jour du 18 novembre 1896.

La parole est à M. Castelin.

M. ANDRÉ CASTELIN.

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J'ai l'honneur de demander à la Chambre toute sa bienveillance pour me permettre de développer les considérations très brèves que j'apporte à cette tribune, à l'appui de ma demande d'interpellation.

Je commence par déclarer qu'il n'y a ni dans mon esprit ni dans celui de mes amis aucune considération d'ordre politique ou confessionnel et que nous n'entendons parler ici qu'au nom des intérêts supérieurs de la patrie. (Applaudissements.)

Pour aller droit au fait, il est certain que de la récente consultation du pays il se dégage une réponse claire et nette. Du Nord au Sud, la France a répondu Il est temps que l'affaire Dreyfus cesse. (Applaudissements.)

Je désire vivement, et je le dis dans toute la sincérité de ma conscience, que cette interpellation soit la dernière sur ce sujet. (Très bien! très bien!) Le pays demande qu'on lui donne la paix intérieure. Mais il faut d'abord l'exiger de ceux qui la troublent. Est-ce bien ce qu'on a fait depuis deux ans? Je prétends que non. Il est également nécessaire que le Gouvernement fasse à cette tribune les déclarations décisives dont on nous parle depuis si longtemps, qu'on ne nous a jamais apportées. (Très bien ! très bien! à gauche) et qui sont de nature à donner au pays la foi dans la vérité. Le Gouvernement doit rappeler ici tous les faits qui, sans nuire aux intérêts supérieurs du pays, sont de nature à donner toute

sécurité, toute confiance aux patriotes français. (Très bien ! très bien !)

Je n'examinerai dans le détail aucun des faits. Nous sommes en présence d'un ministère nouveau, nous avons donc le devoir de lui accorder tout crédit. Je me bornerai simplement à faire ressortir ceci : c'est que le pays commence à ne plus savoir que penser. Il voit que certaines individualités paraissent au-dessus des lois, que certains faits ne sont ni poursuivis ni réprimés.

Sans entrer dans aucune précision, qu'il me soit permis de rappeler que l'on a vu successivement des documents secrets publiés, des pièces appartenant aux archives du ministère de la guerre reproduites sous forme de fac-similés dans des brochures, que l'on a vu des individualités faire des dénonciations nettes suivant les formes légales, puisqu'on a poursuivi sur ces dénonciations.

Qu'a-t-on trouvé? Rien. A-t-on poursuivi pour dénonciation calomnieuse ceux qui avaient mis en mouvement l'action publique? Non, rien n'a été fait. Pourtant c'était ainsi qu'on devait répondre à des attaques injustifiées.

N'a-t-on pas constaté depuis deux ans que des documents avaient été soustraits de dossiers appartenant au ministère de la guerre ? Est-ce que ces documents ne se rapportent pas à des faits importants relatifs à une question d'espionnage? Est-ce qu'il n'y a pas là des infractions, des délits, des crimes même, qui sont prévus et punis par la loi? A-t-on poursuivi ceux qui avaient fourni ainsi des documents aux personnes qui n'avaient aucune qualité pour en prendre connaissance ou pour les détenir?

Sans entrer, comme je le disais, dans aucun détail, je rappellerai qu'il y a eu des dénonciations claires, nettes, faites à cette tribune et devant le pays. Je rappellerai qu'en particulier, au moment de la discussion de la première interpellation sur ce sujet, en 1896, j'avais été autorisé par un de ceux qui sont intervenus dans le procès, par l'honorable M. Teissonnière, à faire connaître les appréciations de l'administration elle-même sur des tentatives de corruption faites autour de lui, à côté de lui. A-t-on poursuivi? A-t-on fait une enquête ? A-t-on recherché ce qu'il y avait de vrai dans les déclarations nettes, précises, répétées de M. Teissonnière? Rien n'a été fait. Pourquoi ?

Messieurs, à côté de cela, est-il niable que, par exemple,

pendant la durée du procès, il ait été prouvé que certains documents avaient été communiqués, par exemple, par un officier supérieur à des individualités n'ayant aucune qualité pour en recevoir communication? Ces documents appartiennent-ils ou n'appartiennent-ils pas aux pièces secrètes du Gouvernement, aux documents de l'espionnage ?

Et, à ce propos, il ne faut pas confondre il ne s'agit pas d'un dossier spécial qu'on a appelé le dossier secret de l'affaire Dreyfus. Tout le monde sait qu'il existe au ministère de la guerre, comme dans tous les pays du monde, un service de contre-espionnage qui possède des documents dont personne n'a le droit de prendre connaissance. Ce sont ces documents qui ont été communiqués à des tiers par une personnalité, par un officier qui en avait la garde. Cet officier a-t-il été poursuivi pour cette communication? Non.

Ceux qui en ont pris connaissance sans avoir qualité pour cela, qui tombent sous l'application de l'article 2 de la loi de 1886 sur l'espionnage, ont-ils été poursuivis? Non, rien n'a été fait contre eux.

Messieurs, dans un autre ordre d'idées, n'avons-nous pas constaté ce fait singulier, que des documents encore secrets, appartenant au procès de 1897, documents secrets qui avaient été enfermés, disait-on, dans la serviette de l'avocat de la défense, se sont retrouvés, au vu et au su de tout le monde, dans la serviette d'un autre avocat en cour d'assises?

Quelqu'un a-t-il protesté? A-t-on demandé comment ces documents avaient ainsi changé de place? et alors a-t-on recherché quelles étaient les responsabilités de ceux qui avaient communiqué des pièces secrètes de la première instruction, et en particulier le rapport d'Ormescheville?

Je passe très rapidement; mais enfin, est-ce que nous ne devons pas nous demander également comment il se fait qu'alors qu'on est si rigoureux lorsqu'il s'agit d'individus qui, dans certaines circonstances, ont pu manquer à leurs devoirs de citoyens, on est aussi bienveillant lorsqu'il s'agit de coupables qui émeuvent et agitent aussi profondément le pays?

Comment! un individu s'est dressé contre tout le monde, s'est arrogé le droit d'insulter l'armée entière, et on lui a laissé jusqu'ici la Légion d'honneur! (Applaudissements sur un grand nombre de bancs.)

En dehors des punitions, des répressions que vous pourriez aller chercher dans le Code, est-ce que le devoir du Gouver

nement n'était pas d'exiger impérieusement, immédiatement, l'examen de la question de la décoration de M. Zola? Rien n'a été fait. (Nouveaux applaudissements. Mouvements

divers.)

Ah! messieurs, je me place à un point de vue tout particulier. Je considère qu'étant données les charges qui pèsent sur la France depuis 1870, nous ne pouvons dissocier les intérêts du pays de ceux de l'armée française, que la France et l'armée forment un tout, que l'une par l'autre doivent nous donner les revanches futures; et si vous laissiez porter atteinte aux chefs de notre armée, comment pourriez-vous venir demander aux soldats la confiance et le respect qu'ils doivent avoir de leurs chefs, le jour où vous auriez besoin de tout leur dévouement, de tout leur sacrifice? (Applaudissements sur un grand nombre de bancs.)

Je dis que toute atteinte portée à l'heure présente à l'armée, dans les conditions spéciales où nous sommes, peut se retourner directement contre la patrie française; voilà pourquoi je suis à cette tribune; voilà pourquoi je réclame la punition de ceux qui ont osé porter une atteinte si directe au respect et à l'amour que nous avons tous pour notre armée. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.)

Est-ce que l'on a essayé, même par des actes administratifs, d'enrayer et d'empêcher cette campagne ? Qu'a-t-on vu? Je comprends parfaitement que la conscience publique commence à ne plus savoir que penser. N'a-t-on pas vu, en effet, des fonctionnaires publics se réunir, se grouper, correspondre entre eux, faire des pétitions pour protester contre un jugement rendu, contre des décisions de la Chambre? Car il ne faut pas oublier que la Chambre, issue du suffrage universel représentant le pays, a voté des ordres du jour très clairs et très nets dans lesquels elle parlait de complicité autour du scandale Dreyfus et demandait au Gouvernement de les poursuivre. Il n'était donc pas permis à des fonctionnaires de s'insurger ni contre une décision de justice, ni contre une décision de la Chambre, issue, je le répète, du suffrage universel, c'est-à-dire contre le pays tout entier. Rien n'a été fait pour les empêcher de commettre ces actes délictueux.

Je ne veux entrer en aucune façon dans le détail de cette affaire, qui retentit encore douloureusement aux oreilles de tous.

Je considère qu'en dehors de ces faits particuliers il y a un

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