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et j'ai soutenu que les rapports des émissaires prussiens étaient inexacts sur certains points et totalement erronés sur d'autres. J'ai fait remarquer que j'en trouvais la preuve dans ceux des faits qu'il me dénonçait et qu'il m'était permis de contrôler. Ainsi, ai-je dit, je crois pouvoir affirmer que le nombre des troupes réunies au camp de Châlons n'a pas été doublé; je crois également que la classe de 1860 est en congé de semestre renouvelable, et je ne comprends pas qu'on puisse ajouter foi aux assertions de celui des informateurs prussiens qui prétend que, contrairement à la loi, le Gouvernement français l'a contrainte à prolonger son service au delà du terme obligatoire. Des exagérations aussi manifestes devraient porter le Général de Moltke et ses Collègues à se défier de l'exactitude des informations qu'on recueille et qu'on leur transmet, quand il s'agissait surtout de prendre une détermination qui risquerait de rendre superflus les efforts faits par les Puissances réunies pour maintenir la paix européenne. >

J'ai d'ailleurs demandé au Président du Conseil comment le Gouvernement prussien pouvait supposer que, malgré les gages de nos dispositions conciliantes que nous avons donnés à toutes les Cours, malgré notre participation à la Conférence de Londres et le langage qu'y a tenu notre Plénipotentiaire, nous nourrissions le dessein de jeter subitement nos armées en Allemagne. Je lui ai rappelé que l'année dernière on voulait certainement la guerre à Berlin, et qu'on avait dû en chercher pendant longtemps le prétexte avant de la déclarer. Ce prétexte, ai-je ajouté, nous n'aurions pas eu à nous en enquérir; l'affaire du Luxembourg nous aurait mis légitimement les armes à la main; qu'avons-nous fait cependant? Nous en avons appelé à la décision de l'Europe. Et c'est en ce même moment que nous pourrions nous laisser entrainer à prendre l'initiative d'actes d'hostilité?"

Le Comte de Bismarck m'a assuré qu'il avait fait lui-même valoir ces considérations pour démontrer que la Prusse n'était quant à présent exposée à aucune agression territoriale. Il aurait même pris sur lui de contester quelques-unes des informations invoquées par les généraux. «Mais les militaires, a-t-il ajouté, ne tiennent pas compte de l'état politique des choses; il suffit qu'il leur soit prouvé que la France est en mesure de nous attaquer pour qu'ils se croient obligés de recommander qu'on

avise à la défense, et, dans leur opinion, la défense ne peut être garantie, au point où en sont arrivés vos armements, que par la mobilisation d'une partie, sinon de la totalité de l'armée. »

J'ai répliqué que le Gouvernement prussien ne saurait, dans la situation actuelle, s'en remettre aux avis des généraux; que l'Europe entière était exactement informée de la véritable situation des choses, et qu'elle serait unanime pour voir dans la résolution qu'ils suggèrent d'autres intentions que celles qu'on invoquerait pour la justifier; que tous les Gouvernements et l'opinion publique tranquillisés n'admettent pas que le Gouvernement prussien soit fondé à prétendre qu'elle est menacée, et penseraient qu'en mettant son armée sur le pied de guerre, au moment où la Conférence peut conjurer un conflit, il n'a eu d'autres desseins que de le provoquer.

Ces observations m'ont paru faire une certaine impression sur l'esprit du Comte de Bismarck; il a persisté cependant à dire que, si la Conférence ne hâtait pas le terme de ses travaux, il lui serait difficile de triompher de l'insistance du parti militaire. Il m'a appris que le Conseil qui devait être tenu aujourd'hui a été renvoyé à demain, et il m'a donné à entendre que les résolutions qu'on y prendra dépendent de ce qui peut intervenir dans la séance que les Plénipotentiaires réunis à Londres tiennent en ce moment même.

Je ne dois pas omettre de consigner ici que durant notre entretien le Comte de Bismarck m'a avoué que le Comte de Goltz, naguère plein de confiance dans les dispositions pacifiques du Gouvernement de l'Empereur, se montre très alarmé depuis trois jours, et que sa correspondance témoigne de son désir de couvrir sa responsabilité personnelle. Le Président du Conseil m'a également entretenu, comme si elle était de nature à lui inspirer une légitime défiance, de l'attitude que M. Tornaco tiendrait à Londres, et il s'est montré disposé à y trouver l'indice de calculs, concertés sans doute avec nous, destinés à faire traîner en longueur les travaux de la Conférence, et peut-être à en compromettre le succès.

Les alarmes du Gouvernement prussien ne pouvant être sérieuses, on se demande quel est le but qu'il se propose en les accompagnant de l'ostentation qu'il a mise à les manifester. Mes

Collègues, convaincus que la réunion de la Conférence permet de croire que la paix ne sera pas troublée, et non moins persuadés que rien ne commande à la Prusse de mettre en ce moment son armée sur le pied de guerre, ne prêtent eux-mêmes qu'une médiocre confiance aux explications qui leur ont été données, et inclinent à penser qu'elles ne sont pas sincères. Ils se refusent cependant à croire, du moins dans leurs entretiens avec moi, que, prévoyant l'issue pacifique de l'affaire du Luxembourg, le Gouvernement prussien veut mobiliser son armée pour créer une situation qui conduirait fatalement à la guerre. Ils n'admettent pas que comme l'année dernière la Prusse soit résolue et ait intérêt à la provoquer, ainsi que le désire le parti qui, la jugeant inévitable dans un avenir plus ou moins prochain, préfère l'entreprendre en ce moment au lieu de l'ajourner. Le Comte de Bismarck leur a donné des assurances dont il leur répugne de suspecter la sincérité, et ils se persuadent que le Président du Conseil ne partage pas les vues des généraux. Comment expliquer cependant que devant la réunion de la Conférence on songe encore à imposer au pays les charges de la mobilisation? N'étant pas exigée par les armements de la France, quoi qu'on en dise, ne cacherait-elle pas un dessein quelconque? Votre Excellence sait que la Prusse a subordonné l'évacuation du Luxembourg à la neutralisation du Grand-Duché, garantie collectivement par toutes les Puissances. Cette double condition semble envisagée par le Cabinet de Berlin comme une nécessité à laquelle il ne pourrait se soustraire à aucun prix, et rien ne saurait donc lui coûter pour la faire agréer. Or la neutralisation elle-même semble soulever des résistances au sein des populations luxembourgeoises, et l'Angleterre ne s'est pas montrée disposée à s'en constituer la gardienne avec les autres Cabinets. Le bruit que l'on fait de nos armements et les devoirs qu'ils imposeraient à la Prusse n'ont-ils d'autre objet que de peser sur les Puissances, et, en leur annonçant qu'on ne peut plus ajourner la mobilisation de l'armée, se propose-t-on uniquement de hâter leurs résolutions et d'en obtenir des avantages qu'on poursuit? Cette seconde conjecture, si la première n'est pas fondée, peut être considérée comme vraisemblable; mais, dans ce cas, il faut admettre que le Gouvernement prussien a décidé de n'accepter aucun arrangement qui ne serait

pas conforme aux vues exposées par son Plénipotentiaire. Il est, dans tous les cas, à remarquer que les intentions qu'il manifeste sont graves, en ce sens qu'il pourrait mettre son armée sur le pied de guerre si seulement les travaux de la Conférence se trouvaient entravés par des difficultés accidentelles.

Quoi qu'il en soit, il serait malaisé de trouver une troisième explication à la conduite qu'on tient à Berlin, et je n'ai pas besoin de rappeler à Votre Excellence que les exigences du parti militaire n'ont que trop souvent servi à dissimuler des projets qu'on ne voulait pas avouer. Je dois à la vérité de dire que le Comte de Bismarck a mis un soin particulier à me convaincre de son désir de conjurer une rupture entre la Prusse et la France, et, si je devais m'en remettre au langage qu'il m'a tenu, si, d'autre part, je n'avais été témoin de l'influence prépondérante qu'il est en position d'exercer dans les Conseils du Roi, je ne pourrais m'empêcher de croire qu'il lutte sérieusement pour le maintien de la paix.

5025. Benedetti, AMBASSADEUR À BERLIN, AU MARQUIS DE MOUSTIER. (Orig. Prusse, 364, n° 130.)

Berlin, 9 mai 1867.
(Cabinet, 11 mai; Dir. pol., 13 mai.)

J'ai eu l'honneur de vous mander (1) que, suivant des informations qui m'avaient été communiquées par M. de Bismarck, l'Empereur Alexandre quitterait Saint-Pétersbourg vers le milieu du mois prochain pour se rendre à Paris en passant par Varsovie, Berlin et Kissingen, où Sa Majesté se proposait de conduire l'Impératrice.

Le Président du Conseil m'a appris hier que ces renseignements étaient ou sont devenus inexacts. Il paraît en effet que l'Empereur partira à la fin de ce mois, sans l'Impératrice, et qu'il traversera Berlin, pour arriver à Paris dans les premiers jours de juin. Votre Excellence doit être d'ailleurs exactement informée à ce sujet, et je ne l'entretiens de ce que m'en a dit le Président du Conseil qu'afin de rectifier les indications erronées

(1) Cf. Benedetti, 4 mai, n° 123.

que je vous avais transmises. M. de Bismarck a ajouté que le Roi accompagnerait l'Empereur, et que les deux Souverains arriveraient ensemble à Paris.

M. Föhr, nouvellement accrédité à Berlin en qualité de Chargé d'Affaires du Luxembourg, m'a rendu visite la semaine dernière; il m'a été présenté par le Ministre des Pays-Bas, et notre entretien n'a rien offert qui soit digne de vous être rapporté.

5026. ROTHAN, CONSUL GÉNÉRAL À FRANCFORT, AU MARQUIS DE MOUSTIER. (Orig. Prusse, Francfort, 2, no 55 (1).)

Francfort, 9 mai 1867.

(Cabinet, 13 mai; Dir. pol., 14 mai.)

[Rothan commence par rappeler l'esprit qui a présidé à la formation de la Confédération du Nord. Les annexions ont été faites en réalité parce que tel était le bon plaisir de la Prusse. La Constitution est d'ailleurs libellée de telle façon que les Princes confédérés ne conservent qu'un simulacre d'indépendance, et tomberont le jour où la Prusse le voudra. Quant aux mobiles qui ont inspiré la Prusse dans ses relations avec les Cours du Sud, Rothan les a indiqués dans son rapport du 24 novembre. Rothan montre ensuite que la convention militaire (2) qu'a acceptée la Cour de Darmstadt équivaut pour elle à une médiatiṣation, el que, de ce fait, le Duché de Darmstadt appartient dès maintenand à la Confédération du Nord; il examine successivement les différentes dispositions de la Convention.]

Telles sont les dispositions principales de cet acte. Je le tiens pour si important que je n'ai pas craint d'y ramener l'attention de Votre Excellence, persuadé, comme je le suis, que la convention badoise, qui nous touche plus directement encore, et dont la publication ne saurait tarder, est à peu de chose près calquée sur le même modèle. Si elle devait s'en éloigner, la différence ne

(1) Certains passages de cette dépêche, d'ailleurs très remaniés, ont été publiés, sous la date du 21 mai, dans ROTHAN (La France et sa politique extérieure en 1867, t. Io, p. 17-22).

(2) Celle du 17 avril.

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