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lorsqu'il voudra mettre la dernière main à son œuvre, de compter plus sérieusement avec nous. Il est peu probable, après les expériences que nous venons de traverser, qu'il retrouve jamais une France se consacrant exclusivement aux œuvres de la paix. Ce sont des chances que le parti militaire déplorera toujours d'avoir laissé échapper.

Chaque jour une preuve nouvelle vient s'ajouter à celles que j'ai recueillies pour constater combien était arrêtée l'intention d'une guerre offensive. Les projets agressifs étaient si bien décidés dans la pensée de l'Etat-Major prussien que, sans attendre la mobilisation, 250.000 hommes se seraient ébranlés du même coup sur un ordre télégraphique. Tous les chefs de corps étaient munis de leurs instructions, chaque régiment avait sa place marquée, et en huit jours de temps toute l'armée active, secrètement mobilisée, se serait trouvée concentrée à Sarrebruck et à Sarrelouis, pour de là envahir le territoire français. Les bateaux à vapeur sur le Rhin, le matériel des innombrables lignes de chemins de fer qui convergent sur nos frontières étaient déjà mis en réquisition. Ces renseignements ne sauraient être contestés: ils me viennent des sources les plus autorisées. J'ajouterai, pour les compléter, que le Colonel de Loo confiait, il y a une quinzaine de jours, à un des membres de la Commission de l'Exposition universelle, M. Oppenheim, qui partait pour Berlin, des paquets de cartes de nos départements de l'Est, qui ont été, aussitôt arrivées à destination, multipliées à l'infini par l'impression pour être distribuées au corps des officiers, et au besoin même aux simples soldats.

Cette grande conspiration militaire préparée sans relâche, et avec la certitude la plus absolue du succès, ayant échoué devant la haute sagesse de l'Empereur et l'habileté de sa diplomatie, il est permis de croire que la Prusse regrettera de n'être pas sortie du Luxembourg à titre gracieux, au lieu de devoir l'évacuer aujourd'hui sous la pression des grandes Puissances, que notre modération a su gagner à notre cause.

et,

Selon toute apparence, les procédés courtois et les protestations amicales vont succéder maintenant aux menaces, bien qu'on ait donné des démentis aux idées de Congrès émises par certains organes semi-officiels, il est probable que tous les efforts

de la Cour de Prusse ne tarderont pas à converger vers ce but. Les visites royales et les propos de M. de Bismarck ne sauraient plus toutefois nous faire illusion jusqu'à nous faire oublier le danger permanent dont nous sommes menacés, depuis que le Roi de Prusse peut, en vertu de sa réorganisation militaire, avec des approvisionnements toujours au grand complet, et ses nombreux moyens de transport combinés dans une pensée stratégique, jeter en huit jours de temps, montre en main, à l'heure voulue, 250.000 hommes effectifs sur nos frontières, sans devoir attendre les effets de la mobilisation, qui, quinze jours après, ajouterait à cette avant-garde formidable pour le moins six cent mille combattants, composés de la réserve des deux bans de la Landwehr, et des contingents méridionaux.

Ces conclusions, après le succès de la Conférence de Londres. pourront paraître chagrines; et cependant, étant mathématiquement vraies, elles s'imposent forcément à notre politique. J'aime mieux en tout cas, en ce qui me concerne, tant que la question allemande ne sera pas résolue, m'appesantir sur le danger que de ne pas m'y arrêter. Mes réflexions sont du reste émises à un point de vue exclusivement allemand, et sans tenir compte de notre situation militaire, qui m'est inconnue et dont je n'ai pas à me préoccuper dans ma correspondance.

[Rothan joint à sa dépêche un des derniers numéros de la Correspondance de Saint-Pétersbourg.]

5049. ROTHAN, CONSUL GÉNÉRAL À FRANCFORT, AU MARQUIS DE MOUSTIER. (Confidentielle. Orig. Prusse, Francfort, 2, no 57.)

Francfort, 11 mai 1867.

(Cabinet, 13 mai; Dir. pol., 14 mai.)

M. de Jasmund, auquel je parlais tantôt des cris d'alarme si persistants poussés par la presse semi-officielle au sujet de nos armements, ne m'a pas paru attacher une grande importance à ces déclamations. Il ne lui en a pas coûté, dans un entretien d'un caractère intime, de reconnaître qu'il n'y voyait pour sa part qu'une tactique destinée à masquer les concessions faites à

Londres et à faire accepter par la Seconde Chambre, d'humeur assez récalcitrante, certains paragraphes peu constitutionnels de la Constitution du Nord. Mais il a ajouté aussi, et c'est ce qui me fait reprendre la plume avant la fermeture de ma valise, que, si l'on reconnaissait à Berlin la nécessité pour nous de réparer les brèches faites à notre organisation militaire, on s'inquiétait par contre de la concentration de nos troupes vers les frontières de l'Est. Ces concentrations, considérables d'après certains rapports, seraient considérées sinon comme une menace, du moins comme un danger, en raison des délais indispensables à l'armée prussienne pour se compléter par l'appel sous les drapeaux de la réserve.

M. de Jasmund, dont le frère est un des Aides de camp du Prince royal, est en général assez bien renseigné, et je ne doute pas qu'en cette occasion il n'ait réflété très fidèlement les préoccupations qui semblent avoir cours dans les cercles militaires de Berlin. Il s'est étonné du reste qu'à sa connaissance du moins cette question n'ait pas déjà été vidée entre les deux Gouvernements au moyen d'explications franches et cordiales. Il lui semblait que, si le Gouvernement français établissait avec netteté vis-à-vis du Cabinet de Berlin, ce qui ne saurait être difficile, que ses préparatifs militaires étaient loin d'être aussi avancés que ceux de la Prusse, il imposerait forcément silence à des déclamations fâcheuses.

5050. LE VICOMTE DES MÉLOIZES, MINISTRE À MUNICH, AU MARQUIS DE MOUSTIER. (Orig. Bavière, 242, no 38.)

Munich, 11 mai 1867.
(Cabinet, 12 mai; Dir. pol., 13 mai.)

J'ai reçu la dépêche que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'adresser sous la date du 4 mai et le n° 12.

Dans une conversation que je viens d'avoir avec le Prince de Hohenlohe, il m'a parlé de nouveau de ses démarches auprès de la Prusse en faveur de la paix (1). Il s'est montré en même temps

(1) Cf. des Méloizes, 27 avril.

préoccupé des préparatifs de guerre qui, m'a-t-il dit, se feraient en France, et m'a exprimé la crainte que ces mesures ne provoquassent en Prusse des dispositions semblables. J'ai répondu que si, comme il me l'a dit, des travaux étaient exécutés dans nos forteresses de l'Est, il ne pouvait s'agir, d'après les intentions hautement manifestées par le Gouvernement de l'Empereur, que de simples mesures de précaution, nécessaires pour calmer le sentiment public. Quant à ce qu'il a ajouté des achats qui auraient été commandés de vingt mille chevaux en France et de dix mille en Hongrie, j'ai dit que ce bruit était vraisemblablement exagéré, et remontait sans doute à une époque antérieure à la phase pacifique dans laquelle la situation est heureusement entrée.

M. de Hohenlohe a affirmé qu'en ce qui concerne les forteresses dų Palatinat il s'était opposé à ce que l'on ordonnât les abattis et les livraisons de bois que nécessiterait leur mise en état de défense, afin de ne pas éveiller de susceptibilités de notre part.

En plaçant ces observations du Ministre bavarois sous les yeux de Votre Excellence, je suis heureux de pouvoir constater que le sentiment qui prévaut en ce moment nous est entièrement favorable. Personne ne met plus en doute le caractère pacifique de nos intentions, pas plus que l'on ne se méprend sur l'énergie que nous apporterions dans la guerre, s'il nous fallait l'accepter. Un des principaux dignitaires de la Cour m'en félicitait hier, et n'hésitait point à attribuer tout l'honneur de la solution à la vigueur de notre attitude.

[Le Vicomte des Méloizes annonce la démission du Ministre de la Justice, M. de Bomhard, qui représentait dans le Cabinet l'influence hostile à la Prusse. Le Roi, qui l'avait constamment appuyé, s'est résigné à sa retraite.]

J'ai annoncé, il y a quelque temps, la résolution de la Prusse d'avoir à Munich un Envoyé militaire. Au lieu de désigner pour cette mission un officier d'un grade secondaire, comme on le supposait, le Roi Guillaume a fait choix d'un officier général. Ce choix fait plus vivement sentir le joug que la Bavière paraît condamnée à subir; et le Prince de Hohenlohe m'en a parlé lui-même avec quelque embarras, en affirmant que cette mission n'était que momentanément confiée à un personnage aussi considérable. Le Lieutenant Général Hartmann, qui en est chargé, était pré

cédemment gouverneur de Coblenz: «Il n'a fait, dit-on, que changer de résidence pour devenir gouverneur de Munich."

5051. LE BARON DE TALLEYRAND, AMBASSADEUR À SAINT-PÉTERSBOURG, au Marquis DE MOUSTIER. (Orig. Russie, 238, no 39.)

Saint-Pétersbourg, 11 mai 1867.

(Cabinet, 15 mai; Dir. pol., so mai.)

Je vous ai informé hier par le télégraphe (1) de l'accueil qu'avait fait le Prince Gortchakoff à la communication dont vous m'aviez chargé par votre dépêche télégraphique du 9 de ce mois (2). Je n'ai pas manqué d'appeler la plus sérieuse attention du ViceChancelier sur les difficultés que créerait, en se prolongeant, l'attitude provocatrice de quelques-uns des membres du Cabinet militaire du Roi de Prusse, qui se servent de leur crédit pour pousser Sa Majesté à mobiliser son armée. J'ai eu soin de faire ressortir que nous devions d'autant plus nous étonner de ces manifestations d'un zèle intempestif, que le Comte de Bismarck et le Représentant de la Prusse à Londres témoignaient d'un désir sincère d'entente. Il serait, en vérité, non moins déplorable qu'inouï de voir un Cabinet apposer le même jour sa signature à deux actes aussi contradictoires qu'un traité et un ordre de mobilisation.

Le Prince Gortchakoff m'a répondu que, en effet, depuis deux jours, les informations qu'il recevait de Berlin lui causaient de l'inquiétude; le sentiment militaire y était surexcité par les bruits répandus à dessein sur la continuation des armements de la France. Tout en reconnaissant que nous avions protesté et que nous protestions énergiquement contre cette allégation, le ViceChancelier regrettait que la méfiance se maintînt à cet égard, et il en accusait quelques organes de la presse française qui semblaient prendre à tâche de pousser à la rupture de la paix et d'ameuter les unes contre les autres les préventions nationales. La vivacité avec laquelle nous repoussions de nouveau comme

(1) Cf. Talleyrand, télégramme, 10 mai, 2 h. 1/2.

(2) Cf. Moustier à Talleyrand, télégramme, 9 mai, 7 h. 25 matin.

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