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tres je parle de celles que vous choisissez vous-même.

Plusieurs vous diront peut-être, qu'il ne faut avoir aucune sorte de particulière affection et amitié, d'autant que cela occupe le cœur, distrait l'esprit, engendre les envies; mais ils se trompent en leurs conseils, car ils ont vu ès écrits de plusieurs saints et dévots auteurs, que les amitiés particulières et affections extraordinaires nuisent infiniment aux religieux; ils cuident que c'en soit de même du reste du monde, mais il y a bien à dire; car attendu qu'en un monastère bien réglé, le dessein commun de tous tend à la vraie dévotion, il n'est pas requis d'y faire ces particulières communications, de peur que cherchant en particulier ce qui est commun, on ne passe des particularités aux partialités; mais quant à ceux qui sont entre les mondains, et qui embrassent la vraie vertu, il leur est nécessaire de s'allier les uns aux autres par une sainte et sacrée amitié; car par le moyen d'icelle ils s'animent, ils s'aident, ils s'entreportent au bien. Et comme ceux qui cheminent en la plaine n'ont pas besoin de se prêter la main mais ceux qui sont ès chemins scabreux et glissans s'entretiennent l'un l'autre pour cheminer sûrement; ainsi ceux qui sont és religions, n'ont pas besoin des amitiés particu

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lières; mais ceux qui sont au monde en ont nécessité pour s'assurer et secourir les uns les autres, parmi tant de mauvais passages qu'il leur faut franchir. Au monde, tous ne conspirent pas à même fin, tous n'ont pas le même esprit il faut donc, sans doute, se tirer à part, et faire des amitiés selon notre prétention ; et cette particularité fait voirement une partialité, mais une partialité sainte qui ne fait aucune division, sinon celle du bien et du mal, des brebis et des chèvres, des abeilles et des frelons séparation nécessaire.

Certes, on ne sauroit nier que Notre-Seigneur n'aimât d'une plus douce et plus spéciale amitié S. Jean, le Lazare, Marthe, Madeleine; car l'Écriture le témoigne. On sait

que S. Pierre chérissoit tendrement S. Marc et sainte Pétronille, comme S. Paul faisoit son Timothée et sainte Thècle. S. Gregoire de Nazianze se vante cent fois de l'amitié non -pareille qu'il eut avec le grand S. Basile, et la décrit en cette sorte : « Il sembloit qu'en l'un » et l'autre de nous il n'y eût qu'une seule >> ame portant deux corps. Que s'il ne faut pas » croire ceux qui disent que toutes choses sont >> en toutes choses, si nous faut-il pourtant » ajouter foi que nous étions tous deux en » l'un de nous et l'un en l'autre ; une seule prétention avions-nous tous deux de cultiver

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» la vertu, et accommoder les desseins de notre >> vie aux espérances futures, sortant ainsi hors » de la terre mortelle avant que d'y mourir ». S. Augustin témoigne que S. Ambroise aimoit uniquement sainte Monique pour les rares vertus qu'il voyoit en elle, et qu'elle réciproquement le chérissoit comme un ange de Dieu.

Mais j'ai tort de vous amuser en chose si claire. S. Jérôme, S. Augustin, S. Grégoire, S. Bernard et tous les plus grands serviteurs de Dieu ont eu de très-particulières amitiés sans intérêts de leur perfection. S. Paul reprochant le détraquement des gentils, les accuse d'avoir été gens sans affection, c'est-àdire, qui n'avoient aucune amitié; et saint Thomas, comme tous les bons philosophes confesse que l'amitié est une vertu. Or, il parle de l'amitié particulière, puisque, comme il dit, la parfaite amitié ne peut s'étendre à beaucoup de personnes. La perfection donc ne consiste pas à n'avoir point d'amitié, mais à n'en avoir point que de bonne, de sainte et sacrée.

CHAPITRE XX.

De la différence des vraies et des vaines amitiés.

Voici donc le grand avertissement, ma Philothée : le miel d'Héraclée, qui est si vénéncux, ressemble à l'autre qui est si salutaire : il y a grand danger de prendre l'un pour l'autre, ou de les prendre mêlés; car la bonté de l'un n'empêcheroit pas la nuisance de l'autre. Il faut être sur sa garde pour n'être point trompé en ces amitiés, notamment quand elles se contractent entre personnes de divers sexe, sous quelque prétexte que ce soit; car bien souvent Satan donne le change à ceux qui ai. ment. On commence par l'amour vertueux; mais si on n'est fort sage, l'amour frivole s'y mêlera, puis l'amour sensuel, puis l'amour charnel: oui même, il y a danger en l'amour spirituel, si on n'est fort sur sa garde, bien qu'en celui-ci il soit plus difficile de prendre le change, parce que sa pureté et blancheur rendent plus connoissables les souillures que Satan y veut mêler; c'est pourquoi quand il l'entreprend, il fait cela plus finement, et essaie de glisser les impuretés presque insensi

blement.

Vous connoîtrez l'amitié mondaine d'avec la sainte et vertueuse comme l'on connoît le miel d'Héraclée d'avec l'autre : le miel d'Héraclée est plus doux à la langue que le miel ordinaire, à raison de l'aconit qui lui donne un surcroît de douceur; et l'amitié mondaine produit ordinairement un grand amas de paroles emmiellées, une cajolerie de petits mots passionnés et de louanges tirées de la beauté, de la grace et des qualités sensuelles; mais l'amitié sacrée a un langage simple et franc, ne peut louer que la vertu et grace de Dieu, unique fondement sur lequel elle subsiste. Le miel d'Héraclée étant avalé, excite un tournoiement de tête ; et la fausse amitié provoque un tournoiement d'esprit, qui fait chanceler la personne en la chasteté et dévotion, la portant à des regards affectés, mignards et immodérés, à des caresses sensuelles, à des soupirs désordonnés, à des petites plaintes de n'être pas aimée, à des petites, mais recherchées, mais attrayantes contenances, galanteries,poursuites de baisers, et autres privautés et faveurs inciviles, présages certains et indubitables d'une prochaine ruine de l'honnêteté ; mais l'amitié sainte n'a des yeux que simples et pudiques, ni des caresses que pures et franches, ni des soupirs que pour le ciel, ni des privautés que pour l'esprit, ni des plaintes,

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