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Ce n'est donc pas mal fait de douter du prochain. Non, car il n'est pas défendu de douter, ains de juger; mais il n'est pourtant pas permis ni de douter ni de soupçonner, sinon ric à ric, tout autant que les raisons et argumens nous contraignent de douter, autrement les doutes et soupçons sont téméraires. Si quel que œil malin eût vu Jacob, quand il baisa Rachel auprès du puits, ou qu'il eût vu Rebecca accepter des bracelets et pendans d'oreilles d'Éliézer, homme inconnu en ce pays-là, il eût sans doute mal pensé de ces deux exemplaires de chasteté, mais sans raison et fondement; car quand une action est de soi-même indifférente, c'est un soupçon téméraire d'en tirer une mauvaise conséquence, sinon que plusieurs circonstances donnent force à l'argument. C'est aussi un jugement téméraire de tirer conséquence d'un acte, pour blâmer la personne ; mais ceci je le dirai tantôt plus clai

rement.

Enfin, ceux qui ont bien soin de leur conscience, ne sont guères sujets au jugement téméraire; car comme les abeilles voyant les brouillards ou temps nébuleux, se retirent en leurs ruches à ménager le miel; ainsi les cogitations des bonnes ames ne sortent pas sur des objets embrouillés, ni parmi les actions nébuleuses des prochains; ains pour en éviter la

rencontre, se ramassent dedans le cœur pour y ménager les bonnes résolutions de leur amen

dement propre.

C'est le fait d'une ame inutile de s'amuser à l'examen de la vie d'autrui : j'excepte ceux qui ont charge des autres, tant en la famille qu'en la république ; car une bonne partie de leur conscience consiste à regarder et veiller sur celle des autres. Qu'ils fassent donc leur devoir avec amour : passé cela, qu'ils se tiennent en eux-mêmes pour ce regard.

CHAPITRE XX I X.

De la Médisance.

Le jugement téméraire produit l'inquiétude, le mépris du prochain, l'orgueil et complaisance de soi-même, et cent autres effets trèspernicieux, entre lesquels la médisance tient des premiers rangs comme la vraie peste des conversations. O que n'ai-je un des charbons du saint autel pour toucher les lèvres des hommes, afin que leur iniquité fût ôtée, et leur péché nettoyé à l'imitation du Séraphin qui purifia la bouche d'Isaïe ! Qui ôteroit la médisance du monde, en ôteroit une grande partie des péchés de l'iniquité.

que

Quiconque ôte injustement la bonne renommée à son prochain, outre le péché qu'il commet, il est obligé à faire la réparation, quoidiversement, selon la diversité des médisances; car nul ne peut entrer au ciel avec le bien d'autrui ; et entre tous les biens extérieurs la renommée est le meilleur. La médisance est une espèce de meurtre; car nous avons trois vies; la spirituelle, qui gît en la grace de Dieu; la corporelle, qui gît en l'ame; et la civile, qui consiste en la renommée. Le péché nous ôte la première, la mort nous ôte la seconde, et la médisance nous ôte la troisième; mais le médisant par un seul coup de sa langue fait ordinairement trois meurtres; il tue son ame, et celle de celui qui l'écoute, d'un homicide spirituel, et ôte la vie civile à celui duquel il médit; car, comme disoit S. Bernard, et celui qui médit, et celui qui écoute le médisant, tous deux ont le diable sur eux; mais l'un l'a en la langue et l'autre en l'oreille. David parlant des médisans: Ils ont affilé leurs langues, dit-il, comme un serpent. Or, le serpent a la langue fourchue et a deux pointes, comme dit Aristote, et telle est celle du médisant, qui d'un seul coup pique et empoisonne l'oreille de l'écoutant, et la réputation de celui de qui elle parle.

Je vous conjure donc, très-chère Philothée,

de ne jamais médire de personne ni directement ni indirectement : gardez-vous d'imposer de faux crimes et péchés au prochain, ni de découvrir ceux qui sont secrets, ni d'agrandir ceux qui sont manifestes, ni d'interpréter en mal la bonne œuvre, ni de nier le bien que vous savez être en quelqu'un, ni le dissimuler malicieusement, ni le diminuer par paroles; car en toutes ces façons vous offenseriez grandement Dieu; mais sur-tout accusant faussement et niant la vérité au préjudice du prochain; car c'est double péché de mentir et nuire tout ensemble au prochain.

Ceux qui pour médire font des préfaces d'honneur, ou qui disent de petites gentillesses et gausseries entre deux, sont les plus fins et vénéneux médisans de tous. Je proteste, disent-ils, que je l'aime, et qu'au reste c'est un galant homme; mais cependant il faut dire la vérité, il eut tort de faire une telle perfidie : c'est une fort vertueuse fille, mais elle fut surprise; et semblables petits agencemens. Ne voyez-vous pas l'artifice? celui qui veut tirer de l'arc, tire tant qu'il peut la flèche à soi; mais ce n'est que pour la darder plus puissamment. Il semble que ceux-ci retirent leur médisance à eux; mais ce n'est que pour la décocher plus fermement, afin qu'elle pénètre plus avant dedans les cœurs des écoutans. La médi

sance dite par forme de gausserie est encore plus cruelle que toutes; car comme la ciguë n'est pas de soi un venin fort pressant, ains assez lent, et auquel on peut aisément remédier, mais étant pris avec le vin, il est irremédiable; ainsi la médisance qui de soi passeroit légèrement par une oreille, et sortiroit par l'autre, comme l'on dit, s'arrête fermement en la cervelle des écoutans, quand elle est présentée dedans quelque mot subtil et joyeux. Ils ont, dit David, le venin de l'aspic en leurs lèvres. L'aspic fait sa piqûre presque imperceptible, et son venin d'abord rend une démangeaison délectable, au moyen de quoi le cœur et les entrailles se dilatent et reçoivent le poison, contre lequel par après il n'y a plus de remède.

Ne dites pas : Un tel est un ivrogne, encore que vous l'ayez vu ivre; ni, il est adultère pour vu en ce péché; ni, il est inceste pour l'avoir trouvé en ce malheur; car un seul acte ne donne pas le nom à la chose. Le soleil s'arrêta une fois en faveur de la victoire de Josué, et s'obscurcit une autre fois en faveur de celle du Sauveur : nul ne dira pourtant qu'il soit ou immobile ou obscur. Noé s'enivra une fois, et Loth une autre fois ; et celui-ci de plus commit un grand inceste : ils ne furent pourtant ivrognes ni l'un ni l'autre, ni le dernier ne fut

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