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moins la petite et basse méditation qu'elle faisoit parmi ces offices vils et abjects, que les extases et ravissemens qu'elle eut si souvent, qui ne lui furent peut-être donnés qu'en récompense de cette humilité et abjection. Or, sa méditation étoit telle; elle s'imaginoit qu'apprêtant pour son père, elle apprêtoit pour Notre-Seigneur comme une autre sainte Marthe ; que sa mère tenoit la place de Notre-Dame, et ses frères le lieu des Apôtres, s'excitant en cette sorte de servir en esprit toute la cour céleste, et s'employant à ces chétifs services avec une grande suavité, parce qu'elle savoit la volonté de Dieu être telle. J'ai dit cet exemple, ma Philothée, afin que vous sachiez combien il importe de bien dresser toutes nos actions, viles qu'e 'elles soient, au service de sa di

pour

vine majesté.

Pour cela je vous conseille tant que je puis, d'imiter cette femme forte, que le grand Salomon a tant louée, laquelle, comme il dit, mettoit la main à choses fortes, généreuses et relevées, et néanmoins ne laissoit pas de filer et tourner le fuseau : elle a mis la main à chose forte, et ses doigts ont pris le fuseau ; mettez la main à chose forte, vous exerçant à l'oraison et méditation, à l'usage des sacremens, à donner de l'amour de Dieu aux ames, à répandre de bonnes inspirations dedans les cœurs,

et enfin à faire des œuvres grandes et d'importance, selon votre vocation; mais n'oubliez pas aussi votre fuseau et votre quenouille, c'està-dire, pratiquez ces petites et humbles vertus, lesquelles comme fleurs croissent au pied de la croix, le service des pauvres, la visitation des malades, le soin de la famille avec les œuvres qui dépendent d'icelui, et l'utile diligence qui ne vous laissera point oisive ; et parmi toutes ces choses là, entrejetez de pareilles considérations à celles que je viens de dire de sainte Catherine.

Les grandes occasions de servir Dieu se présentent rarement, mais les petites sont ordinaires: Or, qui sera fidèle en peu de chose, dit le Sauveur même, on l'établira sur beaucoup. Faites donc toutes choses au nom de Dieu, et toutes choses seront bien faites, soit que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous dormiez, soit que vous vous récréiez, soit que vous tourniez la broche, pourvu que vous sachiez bien ménager vos affaires, vous profiterez beaucoup devant Dieu, faisant toutes ces choses parce que Dieu veut que vous les fassiez.

CHAPITRE X X X V I.

Qu'il faut avoir l'esprit juste et raisonnable.

que

Nous ne sommes hommes que par la raison, et c'est pourtant chose rare de trouver des hommes vraiment raisonnables, d'autant l'amour-propre nous détraque ordinairement de la raison, nous conduisant insensiblement à mille sortes de petites, mais dangereuses injustices et iniquités, qui comme les petits renardeaux, desquels il est parlé aux Cantiques, démolissent les vignes; car d'autant qu'ils sont petits, on n'y prend pas garde, et parce qu'ils sont en quantité, ils ne laissent pas de beaucoup nuire.

Ce que je m'en vais vous dire, ne sont-ce pas iniquités et déraisons ? Nous accusons pour peu le prochain, et nous nous excusons en beaucoup. Nous voulons vendre fort cher, et acheter à bon marché. Nous voulons que l'on fasse justice en la maison d'autrui, et chez nous miséricorde et connivence : nous voulons que l'on prenne en bonne part nos paroles, et sommes châtouilleux et douillets à celles d'autrui : nous voudrions que le prochain nous lâchât son bien en le payant; n'est-il pas plus

juste qu'il le garde en nous laissant notre argent? nous lui savons mauvais gré de quoi il ne nous veut pas accommoder : n'a-t-il pas plus de raison d'être fâché de quoi nous le voulons incommoder ?

Si nous affectionnons un exercice, nous méprisons tout le reste, et contrôlons tout ce qui ne vient pas à notre goût. S'il y a quelqu'un de nos inférieurs qui n'ait pas bonne grace, ou sur lequel nous ayons une fois mis la dent, quoi qu'il fasse, nous le recevons à mal, nous ne cessons de le contrister, et toujours nous sommes à le calanger. Au contraire si quelqu'un nous est agréable d'une grace sensuelle, il ne fait rien que nous n'excusions. Il y a des enfans vertueux que leurs pères et mères ne peuvent presque voir pour quelque imperfection corporelle. Il y en a de vicieux qui sont les favoris pour quelque grace corporelle. En tout nous préférons les riches aux pauvres, quoiqu'ils ne soient ni de meilleure condition ni si vertueux : nous préférons même les mieux vêtus nous voulons nos droits exactement, et que les autres soient courtois en l'exaction des leurs nous gardons notre rang pointilleusement, et voulons que les autres soient humbles et condescendans : nous nous plaignons aisément du prochain, et ne voulons qu'aucun se plaigne de nous. Ce que

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nous faisons pour autrui, nous semble toujours beaucoup ; ce qu'il fait pour nous, n'est rien ce nous semble. Bref, nous sommes comme les perdrix de Paphlagonie, qui ont deux cœurs ; car nous avons un cœur doux, gracieux et courtois en notre endroit ; et un cœur dur, sévère et rigoureux envers le prochain. Nous avons deux poids, l'un pour peser nos commodités avec le plus d'avantage que nous pouvons, l'autre pour peser celles du prochain avec le plus de désavantage qu'il se peut. Or, comme dit l'Écriture, les lèvres trompeuses ont parlé en un cœur, et un cœur, c'est-à-dire, elles ont deux cœurs ; et d'avoir deux poids, l'un fort pour recevoir, et l'autre foible pour délivrer, c'est chose abominable devant Dieu.

:

Philothée, soyez égale et juste en vos actions: mettez-vous toujours en la place du prochain, et le mettez en la vôtre, et ainsi vous jugerez bien rendez-vous vendeuse en achetant, et acheteuse en vendant, et vous vendrez et acheterez justement. Toutes ces injustices sont petites, parce qu'elles n'obligent pas à restitution, d'autant que nous demeurons seulement dans les termes de la rigueur en ce qui nous est favorable; mais elles ne laissent pas de nous obliger à nous en amender; car ce sont des grands défauts de raison et de charité, et au bout de-là ce ne sont que tricheries; car on

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