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qui n'avait pu concourir, par le feu de son artillerie, à la prise de la tour du Sud et avait tourné ses efforts vers celle du Nord, commença un feu très-vif sur ce point, et vers quatre heures il avait fait une large brèche à la tour, qui le même soir capitula.

« Dans la nuit, la batterie de brèche avait été établie à cent quatre-vingts mètres du corps de la place, et l'on se préparait à l'armer la nuit suivante avec des pièces de trente, prêtées par la marine.

« Nous ayant sous les yeux et, pour ainsi dire, sous la main, l'ennemi nous lança des bombes et de la mitraille, et nous blessa quatorze hommes. Notre feu ne se ralentit pas cependant, et nous voulions le continuer ainsi jusqu'au moment où aurait joué la batterie de brèche, lorsqu'à midi l'ennemi, effrayé des ravages causés par notre artillerie et reconnaissant que toute résistance devenait impossible, arbora le drapeau blanc. M. le colonel Gouyon, chef d'étatmajor de l'armée de terre, et les aides de camp des deux amiraux pénétrèrent ensemble dans le fort. Le colonel y fit entrer le colonel Suau, du 2 léger, qui était de tranchée avec un bataillon de son régiment et quelques compagnies du 12° bataillon de chasseurs à pied.

A la suite de la reddition de la place, un désordre grave surgit dans les rangs de la garnison russe; les plus irrités voulaient faire sauter le fort; mais l'attitude de nos troupes leur en imposa; l'ordre se rétablit. La garnison prisonnière défila devant les troupes françaises et anglaises réunies, et fut embarquée dans la soirée.

« La place de Bomarsund, avec les trois tours qui en sont les avant-postes, renfermait une garnison de deux mille quatre cents hommes; elle était armée de cent quatre-vingts pièces de canon et munie d'approvisionnements considérables.

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« L'intention de l'empereur de Russie était de faire de Bomarsund un immense camp retranché pour ses armées de terre et de mer, dont l'abord eût présenté de grands obstacles et qui eût été une constante menace pour les États riverains de la Baltique.

Depuis sa prise de possession des îles d'Aland, la Russie n'avait cessé de travailler à augmenter les fortifications de Bomarsund ; et si, par ce qui existait ou était en cours d'exécution, on juge des projets de cette puissance, Bomarsund paraissait destiné à devenir la sentinelle avancée et le port principal de la Russie dans la Baltique.

« La destruction de Bomarsund sera une perte considérable pour la Russie, non moins sous le rapport matériel que sous le rapport moral. Nous avons détruit en huit jours le prestige attaché à ces remparts de granit, que le canon, disait-on, ne pouvait ébranler. Nous savons maintenant, à n'en pouvoir douter, que rien, dans ces fortifications si belles, si menaçantes, n'est à l'abri d'un feu bien dirigé. »

A ce compte rendu si lucide, si palpitant d'intérêt qu'il nous soit permis d'ajouter quelques détails qui, eux aussi, appartiennent à l'histoire et sont destinés à faire bien apprécier les faits,

Le 14 au matin, lorsque notre artillerie rouvrit son feu contre la tour de l'Est, la première attaquée, les assiégés n'y répondirent point, à la grande surprise des alliés. Le feu de l'artillerie cessa aussitôt, et une compagnie de chasseurs de Vincennes s'avança en tirailleurs pour reconnaître la cause de ce silence. A une nouvelle décharge d'artillerie, la tour continua de rester muette; enfin, après une troisième salve à laquelle les Russes ne répondirent pas davantage, les chasseurs de Vincennes, qui étaient arrivés auprès de la muraille, l'escaladèrent et pénétrèrent dans l'intérieur par les embrasures. Là un spectacle étrange s'offrit à leurs yeux : les morts

et les mourants gisaient les uns sur les autres, et les défenseurs de la forteresse, réduits à trente-cinq, restaient plongés . dans le sommeil et l'ivresse!... Ils furent emmenés à bord du Saint-Louis, et leur commandant embarqué sur le Tilsitt, où sa femme alla le rejoindre peu après.

Que s'était-il passé, en effet, dans la nuit du 13 au 14? Les soldats, découragés et combattant sans patriotisme, avaient cherché non une mort glorieuse sur la brèche, mais l'abrutissement dans l'orgie; la cantinière avait été assassinée dans le fort. De tels soldats sont bien ceux de l'homme qui a prê→ ché la croisade contre les puissances civilisées et fait appel au fanatisme le plus exagéré ! ·

Le général commandant la forteresse de Bomarsund était un brave officier, presque octogénaire, le général Bodisco, qu'on ne pourrait sans injustice rendre responsable des désordres dont nous venons de parler. Homme plein d'honneur, de valeur, ce général s'était défendu tant qu'il avait pu conserver l'espoir de repousser les assaillants; mais dès que l'inutilité de la défense lui avait été démontrée, il avait, sur les ruines de la forteresse, arboré le drapeau parlementaire afin de ne pas prodiguer inutilement le sang de ses soldats; mais il arriva que quelques-uns de ses subordonnés ivres blâmèrent sa conduite et voulurent s'opposer à la reddition de la place il s'ensuivit quelque désordre que l'arrivée de nos troupes fit cesser. Mais cela ne put empêcher que le vieux général fût violemment ému de cet incident: « J'ai fait mon devoir, disait-il en proie à la plus violente exaltation; s'il n'avait fallu que le sacrifice de ma vie pour repousser l'ennemi, Dieu m'est témoin que je l'aurais fait avec joie : mais il ne m'était pas permis de faire tuer mes soldats alors que leur mort ne pouvait rien sauver....... »

Heureusement le général Baraguey d'Hilliers, un des meilleurs juges sur le point d'honneur, vint rassurer le vieux gé

néral; il lui rendit son épée et lui dít : « Je vous félicite, gẻnéral, de la bravoure avec laquelle vous vous êtes défendu et de la prudence dont vous avez fait preuve en ne prolongeant pas une lutte inutile. »

Cette glorieuse expédition valut au général Baraguey d'Hilliers le bâton de maréchal de France et à l'amiral Parseval-Deschênes la grand'croix de la Légion d'honneur, récompenses bien méritées, mais qui furent malheureusement suivies des scènes les plus douloureuses. Le choléra, qui déjà depuis deux mois décimait l'armée d'Orient, éclata tout à coup sur les flottes de la Baltique. Laissons parler un témoin oculaire.

« Le lendemain même de la prise de Bomarsund, le choléra se déclara dans les îles d'Aland. A peine l'ambulance avait-elle été construite au village de Finby que tentes et baraques s'encombraient de cholériques apportés de toutes parts; mais les médecins, pharmaciens, infirmiers, employés de l'intendance, aumôniers rivalisent de zèle pour conjurer l'épidémie. Les vaisseaux en furent également attaqués, et les compagnies d'infanterie de marine, qu'on avait débarquées sur l'île de Presto, eurent cruellement à souffrir. »

Il faut le dire à l'honneur de nos braves soldats, ils supportèrent cette terrible épreuve sans que le découragement se montrât un seul instant parmi eux. Tous ceux qui se sentaient arriver à leur dernière heure réclamaient les secours de la religion; mais c'était sans défaillance, et l'on eût dit que sur les traits de ceux qui succombaient se peignait le sentiment du devoir rempli et du plus grand, du plus noble sacrifice fait à la patrie.

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Le choléra se déclare dans l'armée des alliés en Orient. - Mort du duc d'Elchingen, petit-fils de l'illustre maréchal Ney. - L'expédition de Crimée est résolue. Départ de l'expédition. - Débarquement de l'armée expéditionnaire. et ordre du jour du maréchal de Saint-Arnaud, fourrageurs.

Rapport

Bon esprit de l'armée.

- Les

Le choléra, qui décimait l'expédition de la Baltique, n'épargnait pas l'armée d'Orient concentrée à Gallipoli et à Varna. Une des premières victimes de ce terrible fléau fut le général duc d'Elchingen, petit-fils de l'illustre maréchal Ney; peu de jours après succomba le général Carbuccia, qui avait amené d'Afrique la brigade qu'il commandait. Il y eut alors des exemples inouïs d'admirable abnégation et d'incroyable dévouement : nos braves soldats, inaccessibles à la crainte, mouraient sur le lit de douleur comme ils seraient tombés sous le feu de l'ennemi, heureux de donner leur dernier soupir à la patrie.

Certes, la prise de Bomarsund était un beau fait d'armes, et suffisant pour donner une juste idée de la valeur de nos soldats; mais d'autres et plus brillantes preuves de cet admirable héroïsme ne devaient pas tarder à se produire. Nommé commandant en chef de l'armée française en Orient,

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