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prises, lui avoit écrit contre nous, et s'étoit plaint de ce que Bart, qui ne se conduisoit que par mon conseil, l'avoit fait mettre aux fers, de peur qu'il ne fût témoin de toutes nos voleries. Sur ces relations, l'intendant s'étoit plaint lui-même au ministre, et avoit enchéri sur tout ce que le commissaire lui avoit écrit.

Nous arrêtâmes que, sans témoigner le moindre mécontentement, je prendrois la poste pour la cour; que Bart me suivroit à petites journées, et qu'étant arrivé à Paris, il ne verroit personne avant que de m'avoir parlé. Cette détermination prise, je partis le lendemain de mon arrivée à Dunkerque, et je fus me présenter à M. de Pontchartrain, à qui je justifiai si pleinement la conduite que nous avions tenue, que le ministre, qui avoit été prévenu contre nous, se rendit à la vérité, et déclara qu'il étoit content de tout ce que nous avions fait. J'allai ensuite saluer le Roi, qui me reçut parfaitement bien.

Bart arriva peu de jours après : il fut reçu beaucoup mieux qu'il ne méritoit, car il n'avoit presque point de part à tout ce qui avoit été fait. Cependant, en récompense de la campagne, on lui donna mille écus de gratification, le tout parce qu'il portoit le titre de commandant; et moi, qui avois été chargé de tout l'embarras, je n'eus rien; ce qui me mortifia très-fort.

Comme Bart avoit beaucoup de réputation, toute la cour souhaitoit de le voir. Je l'introduisois partout; sur quoi les plaisans disoient en badinant : « Allons «voir le chevalier de Forbin, qui mène l'ours; » et, à dire le vrai, ils n'avoient pas tout-à-fait tort. Bart avoit fort peu de génie : il ne savoit ni lire ni écrire, quoiqu'il eût appris à mettre son nom. Il étoit de Dun

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kerque de simple pêcheur, s'étant fait connoître par ses actions, sans protecteur, et sans autre appui que lui-même, il s'éleva, en passant par tous les degrés de la marine, jusqu'à devenir chef d'escadre. Il étoit de haute taille, robuste, bien fait de corps, quoique d'un air grossier; il parloit peu, et mal: du reste, trèspropre pour une action hardie, mais absolument incapable d'un projet un peu étendu.

Comme j'avois sur le cœur de n'avoir point eu de récompense ensuite d'une campagne pendant laquelle j'avois certainement bien servi, je souhaitois fort que M. de Pontchartrain fût instruit de la part que j'y avois, soit par rapport au projet, soit par rapport à l'exécution. Je priai Bart de l'en informer. Je comptois qu'il me rendroit ce service, d'autant plus volontiers que je lui en avois rendu un semblable après notre prison de Plymouth: mais, soit bêtise, soit timidité, il ne dit jamais un seul mot en ma faveur.

Ce procédé, qui me choqua plus que tout le reste, me fit songer à prendre des mesures pour ne retourner plus à Dunkerque ; car je ne voulois plus avoir à servir sous un homme avec qui il falloit faire toutes les fonctions, les écritures, les signaux et les projets, tandis qu'il en retiroit seul tout l'honneur et tout le profit. Je déclarai sur cela mes sentimens à mes amis du bureau de la marine, et je les priai de faire en sorte qu'on me mît au département de Brest; ce qui me fut accordé.

Pendant tout le temps que je passai à la cour, je me rendois régulièrement tous les jours chez Monseigneur, qui tenoit un fort grand jeu dans les appartemens que le Roi avoit établis à Versailles. Je fus mis de cette

partie : j'y passois les après-dînées à jouer, et j'y gagnai plus de deux mille louis, ce qui me fit d'abord grand plaisir mais j'eus bientôt lieu d'y avoir regret; car le Roi, qui étoit informé fort exactement de tout ce qui se passoit dans cette partie, demanda à Bontemps pourquoi il souffroit que je jouasse si gros jeu.

Il n'en fallut pas davantage pour m'attirer une forte réprimande. L'amitié que Bontempsa voit pour moi, et les services qu'il m'avoit rendus, le mettoient en droit de me dire tout ce qu'il vouloit. Il me parla si vivement, en présence de M. de Fourville et du chevalier de Betomas, tous deux mes amis particuliers, que je lui promis de ne jouer plus à l'avenir si gros jeu. Je lui tins parole; et, pour n'être pas tenté de lui en manquer, je fus à Paris, où je jouai quelquefois; mais je n'y fus pas si heureux qu'à Versailles.

[1692] Je me rendis à Brest un peu avant la fin de l'hiver. On m'y donna, pour la seconde fois, le commandement du vaisseau nommé la Perle. Quelque temps avant le départ de l'armée, nous fûmes détachés, le sieur d'Ivry, capitaine de vaisseau, et moi, pour aller à Saint-Malo escorter plusieurs vaisseaux marchands que le Roi avoit destinés à aller embarquer des troupes à La Hogue, pour le service du roi Jacques, qui devoit passer en Angleterre.

Ce point étoit pourtant encore secret, et tous les raisonnemens qu'on en faisoit ne portoient que sur des conjectures qui pouvoient être fausses, et sur lesquelles la cour ne s'étoit pas encore expliquée. Nous avions mené notre convoi jusqu'à l'endroit qui nous avoit été marqué, et nous retournions sur nos pas, lorsque nous fûmes obligés de mouiller devant le

Havre-de-Grâce, pour couvrir la sortie d'un vaisseau de guerre qu'on y avoit construit.

Ce port a cela d'incommode, que, manquant de fond, on n'y sauroit mettre les gros navires en mer qu'après les avoir déchargés de tous leurs canons. Nous étions donc devant le Havre, lorsque je reçus dès le point du jour un billet de M. de Louvigny, dont voici les propres paroles: Quarante-cinq navires ennemis sont mouillés le long de la côte, à cinq lieues de vous: sauve qui peut ! Sur ce billet, dont je donnai avis à ma conserve (1), je mis à la voile sur-le-champ, et je me sauvai. Les ennemis me virent, mais ils me laissèrent aller paisiblement, et sans me chasser.

En contiuuant ma route pour Brest, je rencontrai un petit bâtiment français qui m'assura être sorti du port avec l'armée du Roi, commandée par le maréchal de Tourville. Instruit par le pilote de ce bâtiment de la route que l'armée avoit prise, je fis voile de ce côté, et je la joignis en effet dès le soir même. Je me hâtai d'aller rendre compte au général de l'avis que j'avois reçu de l'intendant du Havre, et je restai joint au corps de l'armée, où je trouvai mon poste marqué. Les vues de la cour, et le projet d'une descente en Angleterre, n'étoient plus ignorés de personne : le roi Jacques s'étoit même déjà rendu à La Hogue, où il attendoit, pour s'embarquer à la tête d'une armée de plus de vingt mille hommes, le succès d'une bataille contre les Anglais, que M. de Tourville avoit ordre de donner, et de hasarder même s'il le falloit.

(1) Conserve: Vaisseau qui en accompagne un autre, pour le se

courir ou en être secouru.

Il étoit nécessaire de risquer ce coup pour assurer la descente, qui ne pouvoit avoir d'autre obstacle que l'armée des ennemis.

Il est hors de doute que s'ils avoient eu du pire (ce qui vraisemblablement seroit arrivé si l'on avoit empêché la jonction des flottes ennemies), ce projet de descente, qui échoua par l'échec que notre armée reçut, auroit pu donner bien de l'inquiétude et de l'exercice aux Anglais : mais les vents contraires qui régnèrent pendant trois semaines, et qui nous empêchèrent d'avancer, donnèrent le temps aux ennemis de se réunir; en sorte qu'au lieu de quarante-cinq vaisseaux qu'on leur comptoit, il se trouva qu'après leur jonction ils montoient au nombre de quatre-vingt-seize.

Les vents étant devenus plus favorables, l'armée du Roi rentra dans la Manche. Je fus détaché pour la découverte. Je rencontrai la flotte des ennemis par le travers du Havre-de-Grâce : ils me donnèrent tout le loisir de les bien examiner. Je tirai mon canon, et je fis, selon mes ordres, les signaux pour marquer le nombre de leurs vaisseaux. Nonobstant leur supériorité, le maréchal, qui, comme j'ai déjà dit, avoit ordre d'attaquer, fort ou foible, mit le signal du combat. Je pris mon poste, qui étoit le troisième navire du corps de bataille près l'amiral.

Les ennemis nous attendoient en bon ordre, et nous laissèrent approcher tant que nous voulûmes. On combattit d'abord avec beaucoup de vigueur, et même avec quelque avantage de notre part; mais le vent, qui dès le commencement de l'action étoit favorable aux vaisseaux du Roi, changea tout à coup, et devint favorable aux ennemis. Pour profiter de cet

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