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SUR L'ACCORD PROVISOIRE DU 10 JUILLET 1883

d'une motion sans signification et incolore, dont les termes n'avaient jamais été contestés par le Gouvernement ni par M. de Lesseps luimême, qui, au contraire, dans une déclaration faite en décembre de l'année précédente, avait dit « qu'en ce qui concernait la construction d'un canal maritime, on pouvait choisir tout autre point que l'isthme de Suez. >>

Passant alors à l'examen de la valeur légale de la concession, l'Avocat général présentait les considérations suivantes :

D'après les opposants, la concession de 1854 aurait été exclusive à M. de Lesseps. Mais ne savait-on pas que lorsqu'il s'agissait de la création d'une Compagnie de la nature de celle du Canal de Suez, il était de règle d'accorder la concession à quelque personne au nom de la Compagnie et que le bénéfice de la concession revenait à la Compagnie dès sa constitution. A chaque ligne de la concession de 1854, il y avait un don fait à la Compagnie; cette concession avait été exécutée, observée et reconnue dans toute discussion avec le Gouvernement égyptien et la Compagnie, et elle formait la base de la Compagnie. La clause 4 portait « que les travaux seraient exécutés aux frais de la Compagnie exclusivement ». De quelle compagnie s'agissait-il? Incontestablement de la compagnie qui serait formée. Un autre article déclarait que la durée de la Compagnie serait de 99 ans. Cela pouvait-il s'entendre de la durée de la vie de M. de Lesseps? Plus loin, dans un autre article, il était déclaré qu'à l'expiration du délai ainsi accordé, la Compagnie devait livrer le Canal et les travaux en bon état d'exploitation au Gouvernement égyptien. Cette disposition pouvait-elle se comprendre avec une concession accordée personnellement à M. de Lesseps seul? L'orateur tenait, disait-il, à discuter la question d'une manière plus large qu'on ne l'avait fait jusqu'alors.

On devait, suivant lui, examiner cette question conformément aux principes régissant la loi anglaise. Ce qui s'était fait en Egypte n'était pas autre chose que ce qui se faisait toujours en Angleterre, c'est-à-dire une concession de la couronne en faveur d'un sujet pour faire ce que celui-ci n'aurait pu entreprendre sans l'appui de la Couronne. C'était, en réalité, un droit de franchise; la Couronne se trouvait, en pareil cas, dans l'impossibilité de procurer à un autre de nouveaux avantages dans la même proportion. C'était un cadeau en compensation et non un cadeau volontaire.

En ce qui était de l'interprétation légale de la concession accordée à M. de Lesseps, il lui paraissait que le Gouvernement égyptien avait dit à la Compagnie du Canal: « Nous vous demandons d'exécuter certains travaux; construisez ce Canal à vos frais; dépensez des millions pour cette œuvre ; vous la tiendrez en bon état pendant quatre-vingtdix-neuf ans, et, à l'expiration de ce délai, vous nous l'abandonnerez

à nous, Gouvernement égyptien. » En échange, la Compagnie devait recevoir les péages pendant ces quatre-vingt-dix-neuf ans. C'était juste, car, si le Canal ne réussissait pas, la Compagnie ne recevrait rien. Ces péages devaient-ils être retirés maintenant que le Canal était un succès ? Et si la prétention de ceux qui s'opposaient maintenant au pouvoir de la Compagnie était correcte, ils devraient l'exprimer dans le langage qui aurait dù, en pareil cas, être employé à l'origine et qui eût été celui-ci : « Nous nous adressons à vous qui êtes sur le point de répondre à l'appel de la Compagnie pour la souscription de son important capital; nous nous adressons à vous pour construire le Canal, pour courir les risques que des ingénieurs éminents déclarent devoir être très considérables et pour consentir à la cession de cette entreprise à la fin de la période fixée; mais nous vous déclarons que, si le Gouvernement se décide à donner à un autre la construction d'un nouveau Canal, il accordera à cette nouvelle entreprise des pouvoirs aussi étendus que ceux qu'il vous concède à vous-mêmes. N'était-il pas évident que, si l'on avait dit cela, personne n'eût été assez insensé pour souscrire la moindre somme en faveur du Canal? Si les Anglais avaient devancé les autres nations dans cette entreprise et avaient obtenu la concession, qu'auraient-ils dit si les Français avaient fait des démarches pour obtenir une nouvelle concession? Qu'aurait dit le Gouvernement anglais, dans de pareilles circonstances, au Gouvernement égyptien ?

Rien, faisait observer l'orateur, n'avait été dit par le Premier Ministre en ce qui concernait le pouvoir de M. de Lesseps de construire maintenant un second Canal; rien, relativement au pouvoir du Khédive, dans certaines circonstances, de créer un Canal; rien, non plus, au sujet de ce que pourrait être le nouvel état de choses si les propriétaires du Canal actuel venaient à faillir dans l'accomplissement de leurs devoirs. La situation était celle-ci : La nation anglaise était-elle en état d'appuyer les prétentions d'une nouvelle Compagnie s'adressant au Khédive pour lui demander une concession dans les limites mêmes de l'isthme de Suez, en vue de la construction d'un Canal côte à côte, aussi rapproché que possible du Canal actuel et avec le pouvoir de percevoir les trois cinquièmes du péage? Le Gouvernement croyait-il pouvoir déclarer que M. de Lesseps ne possédait pas un pouvoir exclusif pour repousser de pareilles prétentions. Or, c'était de ce pouvoir exclusif, seulement, que le Premier Ministre avait parlé; c'était à l'égard de cette prétention, seule, et non des autres auxquelles il avait fait allusion, qu'il considérait M. de Lesseps comme ayant un pouvoir exclusif. On devait agir d'après les choses existantes et non en prévision des circonstances qui pourraient se produire; et c'était parce qu'il considérait comme inopportun de parler des circonstances qui pourraient naître dans l'avenir, que l'orateur préférait l'amendement à la motion.

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Dans le cours des dernières semaines, dit en terminant l'orateur, lui et ses expérimentés collègues avaient reçu plus que des critiques. Il espérait, qu'une fois l'émotion calmée, le moment de la réflexion viendrait, et il était sûr qu'alors l'appréciation des commerçants serait d'accord pour l'adoption de l'amendement. Ceux-ci savaient bien, en faisant le commerce avec des nations étrangères, qu'il était des points qui les plaçaient en meilleure situation que de rapides communications ou des abaissements de taxes. Ils savaient bien que, dans les affaires, si minimes qu'elles soient, le crédit et l'honneur de la nation à laquelle ils appartiennent était un plus grand bienfait pour eux que des avantages pécuniaires. Ils eussent été les premiers à le blâmer, lui et ses collègues, s'ils s'étaient mis à l'œuvre avec le dessein de découvrir des défauts que leur sens commun ne pouvait reconnaître. Les officiers légaux de la Couronne, en donnant leur avis, qui avait été suivi par le Gouvernement dans la mesure indiquée, estimaient encore avoir fait leur devoir, non seulement envers ceux qui sollicitaient leur opinion, mais aussi envers ceux dont les intérêts matériels étaient le plus engagés.

Après une courte réplique de Sir S. Northcote, concluant par une protestation <«< contre les prétentions formulées par M. de Lesseps au nom de la Compagnie du Canal et que le Gouvernement avait si aisément acceptées », la Chambre passa au vote sur la motion, qui fut repoussée par 282 voix contre 183; majorité contre, 99 voix. L'amendement de M. Norwood fut ensuite adopté.

Nonobstant ce vote, la question donna encore lieu à de nouveaux débats dans les séances de la Chambre des Communes des 2, 9, 10, 13, 14, 20 et 21 août 1883.

Les demandes d'explications et de renseignements qui furent adressées au Gouvernement au cours de ces séances, et les réponses qu'il y fit peuvent se résumer de la manière suivante :

Un membre ayant demandé si le Gouvernement avait répondu à la dépêche du 14 septembre 1872, par laquelle le colonel Stanton disait, au sujet de la prétention de M. de Lesseps au droit exclusif de communication maritime entre la Méditerranée et la mer Rouge, «< que c'était une prétention que le Khédive, toutefois, n'était nullement disposé à admettre, soutenant à juste titre, pensait l'auteur de la lettre, qu'aucune interprétation semblable ne pouvait être donnée aux termes de la concession de M. de Lesseps, et qu'il ne pouvait exister aucun doute au sujet de son propre droit de faire des canaux

ou d'exécuter quelque autre travail public dans le territoire égyptien »>, M. GLADSTONE répondit qu'aucune réponse quelconque n'avait été faite à la lettre en question, le Gouvernement n'ayant alors aucune mesure à examiner en ce qui concernait le Canal de Suez ou l'acquisition d'un intérêt quelconque dans cette entreprise.

Le CHANCELIER DE L'ECHIQUIER, interrogé à son tour sur le point de savoir s'il avait lu la dépêche mentionnée avant de recevoir, le 13 juillet, la députation des armateurs; si, relativement au monopole réclamé par M. de Lesseps, il avait dit que le Gouvernement en était arrivé à la conclusion « que M. de Lesseps ou sa Compagnie avait un droit exclusif de communication par eau à travers l'isthme, aboutissant au golfe de Suez », et s'il adhérait encore à cette déclaration,

Répondit que, lorsqu'il avait reçu la députation d'armateurs, il avait connaissance de la correspondance de 1872 relatant une prétention que l'on supposait avoir été émise par M. de Lesseps au monopole de toutes les routes par eau entre la Méditerranée et la mer Rouge, à l'égard tant du Khédive que de toute autre Compagnie; que la question discutée avec la députation n'avait pas été celle du pouvoir du Khédive de faire des canaux gouvernementaux en Egypte, mais de son pouvoir d'accorder à une Compagnie anglaise une concession pour un Canal parallèle à travers l'isthme sur lequel insistaient plusieurs députations et mémoires d'armateurs; enfin, que c'était en référence à cette proposition qu'il avait employé les termes rappelés par la demande d'explications et qu'il ne voyait aucune raison de revenir sur cette déclaration.

Un membre ayant demandé si l'attention du Gouvernement avait été appelée sur un télégramme paru dans presque tous les journaux du 9 août, annonçant que le Conseil d'administration de la Compagnie du Canal, dans sa séance mensuelle de la veille, avait donné son approbation sans réserve à la lettre de M. de Lesseps à M. Gladstone en date du 20 juillet'; si les trois administrateurs anglais, qui assistaient à ce Conseil, avaient participé à cette approbation sans réserve d'un document prétendant que la Compagnie devait jouir pendant 99 ans du

1. Extrait de la délibération du Conseil d'administration de la Compagnie dans sa séance du 8 août 1883 (publié dans le journal de la Compagnie. du 12):

Le Conseil approuve dans tous ses termes la lettre écrite le 20 juillet à M. Gladstone, par M. Ferdinand de Lesseps, et il adopte, à l'unanimité, comme délibération, le dernier paragraphe de cette lettre ainsi conçu:

« Nous continuerons en paix, sans trouble, comme jusqu'ici, d'accord avec les représentants de la Reine dans le Conseil, à exploiter et à améliorer le Canal maritime, suivant les exigences d'une œuvre faite pour demeurer librement ouverte et facile aux flottes de toutes les nations « sans exclusion, ni faveur suivant les termes de notre concession. >>

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monopole exclusif de creuser tout Canal maritime à travers l'isthme égyptien; et, s'il en était ainsi, si le Gouvernement avait pris des mesures quelconques pour montrer à la Compagnie que cette expression d'opinion de la part des administrateurs anglais n'impliquait pas nécessairement sa propre adhésion,

M. GLADSTONE exposa, en réponse, que ce qui avait été proposé au Conseil d'administration de la Compagnie, c'était une approbation de la lettre en général, laquelle approbation à ce qu'il comprenait, ne s'appliquait pas à autre chose qu'au but général de la lettre; mais. qu'une approbation spéciale avait été demandée pour le dernier paragraphe, lequel n'avait aucun rapport avec une question contestée ou contestable et se référait uniquement à l'intention de donner un surcroît de commodité sur toute la ligne du Canal actuel; enfin, que l'acceptation, sans protestation, de la proposition par les administrateurs anglais n'avait pu engager le Gouvernement anglais, dont les opinions et engagements ne devaient être tirés que de ses propres déclarations écrites ou verbales. M. Gladstone rappela, d'ailleurs, que, dans le cours des discussions précédentes, il avait dit qu'il croyait que le pouvoir exclusif auquel il avait fait allusion était le pouvoir d'empêcher autrui de percer l'isthme et n'affectait pas, soit affirmativement, soit négativement, la question de savoir si la Compagnie était autorisée à faire un second canal.

Le même membre, insistant sur la question, demanda alors jusqu'à quel point le Gouvernement pourrait laisser la Compagnie sous l'impression que l'approbation générale de la lettre contenant les mots cités avait l'adhésion des administrateurs anglais. Il demanda également si des mesures seraient prises, conformément à l'assurance donnée par le Secrétaire d'Etat à la Guerre, pour que les administrateurs anglais fussent avertis de ne pas se mêler de questions politiques.

M. GLADSTONE répondit que le Gouvernement donnerait de temps en temps aux administrateurs anglais telles instructions qui pourraient lui sembler nécessaires. Il ne regardait pas d'ailleurs comme exacte la supposition que tous les arguments et expressions de la lettre avaient été adoptés par le Conseil d'administration de la Compagnie. Si, en effet, faisait-il remarquer, tel était le cas, la distinction entre l'approbation générale donnée à la lettre en général et l'approbation spéciale donnée au dernier paragraphe disparaîtrait complètement et serait sans valeur.

Le même membre, insistant encore, demanda si les trois administrateurs anglais, qui avaient été chargés des négociations avec la Compagnie et qui, dans leurs négociations, s'étaient engagés à conserver le monopole de M. de Lesseps et de la Compagnie, avaient le droit après

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