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il n'y a pas un éditeur, il n'y a pas un critique, nous l'affirmons encore une fois, qui se soit avisé de soupçonner que le texte reçu des Pensées ne fût pas le texte authentique de Pascal; tandis qu'aujourd'hui, après notre travail, il reste péremptoirement démontré que, comparé au manuscrit autographe conservé à la bibliothèque du Roi, ce texte, jusqu'ici en possession d'une admiration religieuse, n'est rien moins qu'une infidélité continuelle. En effet, toutes les infidélités qu'il est possible de concevoir s'y rencontrent, omissions, suppositions, altérations.

Les omissions les plus fortes viennent de PortRoyal dans la première édition de 1669, et elles ont leur source dans deux motifs très-légitimes: 1° Comme je l'ai dit bien des fois, la crainte de la censure jésuitique, et surtout le loyal respect de la paix imposée aux Jésuites et aux jansénistes par le pape et par le roi, faisaient à MM. de Port-Royal, éditeurs des Pensées de Pascal, non-seulement une

Rapport, p. 16 et p. 85 et 86.

nécessité, mais un devoir de ne rien laisser paraître qui rappelât les querelles anciennes de là, la suppression forcée de tous les passages contre les Jésuites. 2o MM. de Port-Royal, voulant faire avant tout de l'ouvrage de leur illustre ami un livre édifiant, en retranchèrent naturellement les pensées qui devaient leur sembler à eux-mêmes fausses ou équivoques et d'un effet médiocrement salutaire sur les esprits et sur les âmes.

Mais les omissions ne sont pas le genre le plus grave d'altération que puisse éprouver un ouvrage posthume. Un temps vient où de nouveaux éditeurs rétablissent les passages omis; ainsi Bossut a donné les tirades véhémentes contre les Jésuites que MM. de Port-Royal avaient dû supprimer, et nous-même nous publions pour la première fois, avec plusieurs passages contre les Jésuites que Bossut avait négligés, des pensées nouvelles sur la religion et sur la philosophie, qui achèvent de mettre en lumière le dessein de Pascal. L'altération la plus dangereuse, parce qu'elle ne peut être découverte et réparée que par une étude approfondie du manuscrit original, c'est

la supposition de passages, conformes ou non conformes à la pensée de l'auteur, mais qui ne sont pas sortis de sa plume; par exemple ici des propos de Pascal, recueillis plus ou moins exactement par ses amis et ses parents, et introduits par Bossut sans aucun avertissement dans le texte même; surtout ces additions incroyables que Port-Royal a faites de sa propre main, particulièrement dans le morceau célèbre sur la règle des paris appliquée à la question de l'existence de Dieu, additions maintenues par Bossut et qui changent entièrement le caractère de ce fragment tant de fois cité.

Heureusement ces suppositions, sans être rares, ne sont pas très nombreuses; l'altération la plus déplorable est cette altération continuelle qui tombe à chaque page et presque à chaque ligne sur le style de Pascal, c'est-à-dire assurément sur ce qui nous reste de lui de plus durable et de plus grand; car le penseur dans Pascal a des supérieurs, mais l'écrivain n'en a pas.

Rapport, p. 187 sqq. Appendice, p. 258 sqq.

Pascal est venu à cette heureuse époque de la littérature et de la langue où l'art se joignait à la nature dans une juste mesure pour produire des œuvres accomplies. Avant lui et après lui, cette parfaite harmonie, qui dure si peu dans la vie littéraire d'un peuple, ou n'est pas encore ou bientôt n'est plus. Avant Pascal, dans Descartes même, la nature est puissante, mais l'art manque un peu; et quelque temps après Pascal, dès les premières années du XVIIIe siècle, l'art paraît déjà trop; la beauté de la forme commence à être recherchée pour elle-même, jusqu'à ce moment fatal, marqué avec tant d'éclat par J.-J. Rousseau, où commence le règne de la forme et par conséquent sa décadence. Dans Pascal, comme dans tous ses grands contemporains, et presque toujours encore dans la prose de Voltaire, la forme n'est pas autre chose que le vêtement le plus transparent que prend la pensée pour paraître le plus possible telle qu'elle est, créant elle-même l'expression qui lui convient, qui n'ôte rien, mais surtout n'ajoute rien à sa valeur propre. Plus tard vient la rhétorique avec son triste précepte d'embellir la

pensée par l'expression. La vraie rhétorique a le précepte contraire, celui de renfermer sévèrement la parole dans les limites de la pensée et du sentiment. Pascal est l'écrivain peut-être du xvII® siècle qui a le plus travaillé son style, mais seulement pour lui faire dire ce qu'il avait dans l'esprit et dans l'âme. Le sentiment, c'est-à-dire la pensée descendue jusque dans l'âme, voilà le trait distinctif, le grand côté de Pascal. A son début dans l'étude hasardeuse de la philosophie et de la théologie, Pascal n'a pu conquérir d'abord cette étendue et cette profondeur d'idées à laquelle Descartes lui-même, Bossuet et Leibnitz ne sont parvenus qu'après tant de veilles et de méditations sans cesse renouvelées; mais tout ce que pense ce jeune géomètre, il l'emprunte à sa propre nature, à sa courte et sombre expérience de la vie ; il le sent fortement et le rend de même. Les idées de Pascal ne sont point un jeu de son esprit; c'est le travail douloureux de son âme: elles le pénètrent, elles le consument; c'est la flèche de feu attachée à son flanc, et il soulage son mal en l'exprimant. Et encore, loin de s'épancher, comme les faibles, Pas

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