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diquer; on la prolonge, on la pousse jusqu'au bout; on en tire tout ce qu'elle contient. Lorsque Trissotin débite son célèbre couplet:

Pour celte grande faim qu'à nos yeux on expose,

Un plat seul de huit vers me semble peu de chose,
Et je pense qu'ici je ne ferai pas mal

De joindre à l'épigramme, ou bien au madrigal,

Le ragoût d'un sonnet, qui, chez une princesse,
A passé pour avoir quelque délicatesse ;

Il est de sel attique assaisonné partout,

Et vous le trouverez, je crois, d'assez bon goût',

il ne fait qu'épuiser la comparaison du goût qui goûte les mets d'une table avec le goût qui goûte les œuvres de l'esprit. Non seulement le style est métaphorique, mais l'expression, le mot le sont aussi; les choses les plus simples comme les plus relevées perdent leur nom, On ne dit plus les cheveux, mais la petite oie de la tête'; les dents, mais l'ameublement de la bouche; les joues, mais les trônes de la pudeur; les pieds, mais les chers souffrants, sans doute parce que l'élégance faisait aux Précieux et aux Précieuses un devoir de se chausser très juste; un almanach, c'est le mémoire de l'avenir; une bougie s'appelle lo supplément du soleil; la cheminée, l'empire de Vulcain; un soufflet, la petite maison d'Eole; un verre d'eau, un bain intérieur; le papier devient l'effronté qui ne rougit point; un portrait, un charmant insensible, tandis que la musique s'appelle l'agrément des oreilles, les femmes, les divinités visibles, les astres les pères de la fortune et des inclinaisons. Enfin, on ne dira pas se peigner, mais délabyrinther ses cheveux; souffler au feu, mais exciter l'élément combustible; dîner, mais prendre les nécessités méridionales; ne pas faire étalage de son esprit, c'est avoir un œuf caché sous la cendre; parler trop lentement, avoir la goutte à l'esprit; être en colère, avoir du fier contre quelqu'un; on ne se marie plus, on donne dans l'amour permis3. La Bruyère pourra écrire très justement du salon de Mlle de Scudéry, peut-être même de l'hôtel de Rambouillet finissant: «L'on a vu, il n'y a pas longtemps, un cercle de personnes des deux sexes liées ensemble par la conversation et par un commerce d'esprit. Ils laissoient au vulgaire l'art de parler d'une manière intelligible; une chose dite entre eux peu clairement en entraînoit une autre encore plus obscure, sur laquelle on enchérissoit par

1. Les femmes savantes, III, 2.

2. Sur le sens de ce mot petite oie, voy. ci-après, p. 138, n. 2. 3. Voy. ci-après, p. 102, n. 1.

de vraies énigmes, toujours suivies de longs applaudissements. Par tout ce qu'ils appeloient délicatesse, sentiments et finesse d'expressions ils étoient enfin parvenus à n'être plus entendus et à ne s'entendre plus, eux-mêmes. Il ne falloit, pour servir à ces entretiens, ni bon sens, ni mémoire, ni la moindre capacité; il falloit de l'esprit, non pas du meilleur, mais de celui qui est faux et où l'imagination a trop de part1. » La Rhétorique de Bary 2 donne une idée assez fidèle du beau langage, c'est-à-dire de la forme prétentieuse et affectée que revêtaient alors les idées les plus simples, de la fastidieuse affectation qui menaçait de tout gâter.

Quant aux genres de littérature goûtés de préférence par la société précieuse ou cultivés par elle, eux aussi suivent les diverses évolutions de cette société. Au début, l'hôtel de Rambouillet reconnaît son langage et son tour d'esprit dans la comédie de Mélite, où Pierre Corneille s'efforçait de «faire une peinture de la société des honnêtes gens », et qui malgré l'inextricable imbroglio de l'intrigue et trop de raffinement dans le style, est la simplicité même si on la compare aux cómédies antérieures. Il prend nettement le parti du Cid contre Richelieu et l'Académie. S'il a le tort de désapprouver le sujet chrétien de Polyeucte, du moins reconnaît-il l'éclatante beauté des rôles de Pauline et de Sévère". A vrai dire, ses écrivains favoris sont Voiture et Balzac, mais, en attendant les grands prosateurs, qui ne sont pas encore venus, ceux-là ne sont pas à dédaigner. Voiture, malgré ses pointes et ses jeux de mots, ses gentillesses de pensée et d'expression, ses tours de force d'esprit, est bien souvent ingénieux et séduisant; la prose française lui doit une partie de sa souplesse et de son élégance. Or, Voiture, c'est tout l'hôtel de Rambouillet 5. Balzac, épris de

1. De la Société, 63.

2. La Rhétorique françoise où l'on trouve de nouveaux exercices sur les passions et sur les figures, où l'on traile à fond de la matière des genres · oratoires, et où le sentiment des puristes est rapporté sur les usages de notre langue par RENÉ BARY, conseiller et historiographe du Roi, Paris, Pierre le Petit, 1659, avec privilège de 1652. Ce curieux petit livre n'a pas été assez étudié par les historiens de la société précieuse, quoique M. LIVET l'ait signalé depuis longtemps; il faut y joindre l'Homme de cour du même. Voy. surtout dans la Rhétorique, p. 223-224, un passage intéressant sur les « trois sortes de langages » des pédauts, du vulgaire, et de la Cour, et celui qu'il faut préférer.

3. Examen de Mélite.

4. Voy. ROEDERER, Mémoire, chap. viret x.

5. « Les lettres et les poésies de Voiture (sont) les véritables archives de

mots et de phrases, confond trop la forme extérieure de l'éloquence avec l'éloquence elle-même, mais il rend à la prose le service que Malherbe avait rendu à la poésie. Enfin, Vaugelas est un des premiers hôtes de Catherine de Vivonne; il recueille les façons de parler de l'hôtel, et c'est avec elles, en grande partie, qu'il compose ces Remarques sur la Langue françoise, qui ressemblent aussi peu au Dictionnaire des Précieuses de Somaize que les « pecques » de Molière à l'illustre marquise et à ses amies'.

Sous Julie d'Angennes, la littérature de la société précieuse n'est déjà plus aussi saine. Les écrivains de la force de Chapelain, de Colletet, de Ménage, etc., trouvent chez elles trop bon accueil pour ne pas gâter un peu le goût dans un cercle où ils forment, en somme la majorité. L'esprit qui règne autour d'elle se marque bien par la fameuse Guirlande de Julie, << une des plus illustres galanteries, dit Tallemant, qui aient jamais été faites». Voulant offrir à l'objet de son culte un présent qui surpassât tout ce que l'on connaissait de plus rare et de plus délicat, Montausier imagina de composer, avec le concours des beaux esprits de ses amis, soixante-seize madrigaux, inspirés par vingt fleurs, symboles des perfections de Julie. Lui-même en fit seize; les autres sont l'œuvre de vingt poètes, l'élite des familiers de l'hôtel, mais tous fort médiocres, si l'on en excepte Corneille et Racan fourvoyés en cette compagnie. « Le seul Voiture, qui n'aimait pas la foule, ou qui peut-être ne voulait pas être comparé, ne fit pas un pauvre madrigal; il est vrai que les chiens de M. Mautausier et les siens n'ont jamais trop chassé ensemble3. » Rien de plus fade et de plus froid, de plus cherché et de plus monotone que ces petites pièces, aussi alambiquées de pensée que de facture. Ces madrigaux, réunis dans un magnifique album sur vélin,

l'hôtel de Rambouillet en ses beaux jours. (V. COUSIN, Madame de Sable, p. 4.) Voy. encore, sur le rôle de Voiture, sa place à l'hôtel de Rambouillet, la valeur et l'intérêt historique de ses œuvres, la Jeunesse de Madame de Longueville, ch. 1, p. 135-142, et la Société française au dix-septième siècle, chap. VIII. Mais ici encore il faut chercher le correctif d'éloges exagérés dans SAINTE-BEUVE, Causeries du Lundi, t. XII.

1. La prose française, qui avait fait sa classe de grammaire avec Vaugelas et sa rhétorique sous Balzac, s'émancipa tout d'un coup et devint la langue du parfait honnête homme avec Pascal)» (SAINTE-BEUVE, Causeries du Lundi, t. I, p. 93.) Sur Vaugelas et la société précieuse, voy. A. CHASSANG, Introduction à son édition des Remarques t. I, p. xvi et suiv. 2. TALLEMANT, t. II, p. 523,

3. Id., ibid.

calligraphié par Jarry, avec les fleurs peintes par Nicolas Robert, et relié en maroquin rouge par Le Gascon, furent offerts à Julie le 22 mai 1641, jour de sa fête 1.

Quant à Mme de Sablé, si elle a l'honneur d'être presque la collaboratrice de La Rochefoucauld, elle donne trop, elle aussi, dans ces petits divertissements littéraires, lettres, billets, poésies galantes, énigmes, menues questions de grammaire, etc., qui n'étaient pas inconnus au temps de Catherine de Vivonne, mais qui, traités à leur juste valeur, comme passe-temps sans conséquence, ne formaient pas encore ce qu'ils devinrent chez Mlle de Scudéry, la plus féconde, la plus stérile, la plus pédante des littératures. Il n'y a qu'à feuilleter les volumineux papiers de Conrart2, pour voir l'importance que la société des Samedis donnait à ces puérilités et le sérieux qu'elle y apportait. Singulier contraste avec les énormes romans, ces métaphores en dix volumes, que la présidente du cercle publie à partir de 1649, dont les travestissements antiques nous semblent aujourd'hui si ridicules, et où les conversations de l'hôtel de Rambouillet, q.'ils prétendent reproduire, sont certainement gâtées par la diffusion, la subtilité, le romanesque fade, la manie de dogmatiser dont le nom de Mlle de Scudéry est devenu synonyme.

Avec les sociétés secondaires de Paris et de la province, on tombe véritablement dans la niaiserie et le grotesque. L'art de la conversation, qui ne saurait exister sans variété et sans liberté, se perd dans les dissertations, tantôt puériles, tantôt prétentieuses. Ræderer résume ainsi ce que l'abbé de Pure nous apprend à ce sujet; « On examine à qui, des sciences ou de la poésie, appartient la prééminence. On agite la question de savoir si l'histoire doit être préférée aux romans, ou les romans à l'histoire. On demande quelle est la liberté dont les femmes jouissent et ont droit de jouir dans la société et dans la vie conjugale: la liberté préconisée à cette occasion est plus

1. Sur la Guirlande de Julie, voyez V. COUSIN, la société française au dixseptième siècle, t. II, p. 37-39, et Ch.-L. LIVET, Précieux et Précieuses, où elle est réimprimée avec une Notice, p. 333 et suiv. Dans son édition sur les Précieuses ridicules (p. xx111), M. LIVET nous apprend le premier que cette fameuse Guirlande avait été composée à l'imitation d'une autre guirlande, célèbre en Italie, dont il cite le titre : la Ghirlanda della contessa Angela Bianca Beccaria, contesta di madrigali di diversi autori, raccolti e dechiarati dai sig. Stefano Guazzi,etc. Gènes, 1595, in-4°.

2. Sur son rôle dans la société précieuse, voy. A. BOURGOIN, Valentin Conrart, chap. vшI.

près de la domination que de l'indépendance... Une Précieuse fait l'éloge de Corneille, une autre lui préfère Bensérade, poète plus galant et homme de cour. Une troisième prend le parti de Chapelain. Chez les Scudéry, on disserte Quinault; et l'on est partagé sur son mérite : il est, selon les uns, un bon auteur, selon les autres un mauvais. Il arrive une autre fois qu'une Précieuse pleure un ami, et se met tout à coup à disserter sur la douleur; elle prétend que la douleur doit avoir pour objet de faire revivre le plaisir qu'on a goûté avec le défunt. Une antagoniste s'élève contre ce système, dans lequel elle ne trouve que de la barbarie. Les questions sur la langue sont innombrables; elles viennent à tout propos. Je ne sais qui de Somaize ou de de Pure cite une. belle précieuse qui ne permet pas de dire J'aime le melon, parce que c'est prostituer le mot j'aime, et qui n'autorise pas au-delà du mot j'estime pour cet usage1. »

Le faux goût devient alors une dangereuse maladie d'esprit, contagieuse comme toutes les modes, qui se répand de plus en plus. La préciosité est une sorte de culte, avec ses temples, ses grands prêtres, un cérémonial puéril. Il est temps de l'arrêter, sinon elle peut compromettre le succès de la vraie Jittérature. Des gens trop occupés de madrigaux et d'énigmes, de billets et d'impromptus, qui parlent un jargon de plus en plus inintelligible et dénaturent tous les sentiments naturels et vrais, sont le plus mauvais des publics pour de grands écrivains. Précieux et Précieuses doivent, sinon disparaître, du moins, être réduits à l'état de coterie impuissante. Ils ont eu leur utilité; ils ont, dans une certaine mesure, épuré le goût, poli et même enrichi la langue; mais ils sont en train de

1. Mémoire, etc., p. 144, 145.

2. Nous n'en parlons pas davantage ici, ces principales particularités devant être relevées au cours du commentaire des Précieuses ridicules.

3. Le jargon des Précieuses, en effet, n'a pas été tout à fait inutile à l'enrichissement de notre langue; plusieurs de leurs expressions y sont restées comme justes et pittoresques. Elles sont métaphoriques pour la plupart. Voy. le relevé que M. LIVET donne d'un certain nombre dans son édition du Dictionnaire des Précieuses, t. I, Préface, p. xxvIII-XXX. Châtier son style, dépenser une heure, être brouillé avec le bon sens, des cheveux d'un blond hardi, avoir le sens droit, tour d'esprit, prendre ses mesures, s'embarquer en une mauvaise affaire, briller dans la conversation, faire des avances, faire figure, etc., appartiennent au langage précieux. Il faut même tenir compte dans la lecture des Précieuses ridicules de cette adoption de certaines locutions précieuses par le langage usuel; M. MOLAND (OEuvres de Molière, t. II, p. 150) dit très justement à ce sujet : « De ce travail lentement accompli par l'usage, il s'ensuit que « le haut style » que Molière préte aux filles de Gorgibus ne ressort plus tout à fait aujourd'hui

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