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Le recueil d'où nous avons tiré toutes ces lettres et ces différens écrits, contenant encore d'autres pièces relatives à la même contestation, nous avons cru faire plaisir au lecteur en lui donnant ici l'extrait des témoignages qui confirment le jugement que Bossuet a porté de cette question.

L'auteur de la Démonstration l'ayant envoyée à une personne de mérite (1) de ses amis, pour lui en demander son sentiment, il en reçut cette réponse.

1

J'ai lu et relu avec bien du plaisir votre Démonstration; non pas à la vérité avec ce plaisir qu'on a quand on sent son esprit enlevé et emporté par une entière conviction; car franchement, la Démonstration n'a point eu sur le mien cet effet : mais avec ce plaisir et cette satisfaction qu'on ressent, quand on voit une preuve autant bien suivie, et une opinion autant bien soutenue qu'elles le peuvent être. Vous aurez beaucoup avancé quand vous m'aurez bien prouvé la quatrième Proposition, et qu'on n'y doit pas mettre la limitation que je crois y devoir entrer.

« Il est de l'ordre de punir le péché », dites-vous; el j'en conviens, si la personne offensée ne se relâche pas de son droit. « L'ordre demande, ajoutez-vous, que le » péché soit puni à proportion de sa grandeur » : cela est encore vrai, à moins que la personne offensée ne

(1) Nous soupçonnerions que cette personne pourroit être Nicole: mais nous ne pouvons que le conjecturer; parce que le manuscrit ne s'explique point assez clairement. La manière dont le père Lami lui répond, nous donne à entendre que celui à qui il écrivoit étoit un homme d'un mérite distingué. « H paroît, lui » dit-il, que vous n'avez pas jugé la Démonstration indigne de vo、 >> tre application; puisque vous l'avez même honorée de votre cri» tique. Je l'en aime mieux, de s'être attirée cet honneur; et ce » n'est que pour la mettre en état de le mieux soutenir, que je vais » tâcher de l'appuyer un peu contre vos attaques v.

veuille bien diminuer quelque chose en faveur du coupable. Or je ne vois point qu'il soit contre l'ordre que Dieu se relâche de son droit, et qu'il ne punisse pas le coupable dans toute la rigueur. Cela, ce me semble, doit être considéré comme très-libre en Dieu; et la réparation de sa justice en toute rigueur, ne doit être regardée que comme un bien borné et limité, qu'il lui est entièrement libre de prendre ou de ne prendre pas.

Quant à ce que l'on dit, « qu'il aime invinciblement » sa justice » ; je crois que la proposition est véritable en ce sens, qu'il aime invinciblement sa justice comme un attribut inséparable de lui-même; mais non pas en ce sens, qu'il aime invinciblement la réparation de sa justice en toute rigueur. Car encore bien que cette réparation en toute rigueur doive être quelque chose d'infini, c'est pourtant quelque chose hors de Dieu qui ne lui est point essentiel, et qui par conséquent doit lui être trèslibre et c'est en ce sens que j'ai dit que c'est un bien limité et borné; à peu près comme les théologiens disent du mystère de l'Incarnation.

Le père Lami entreprit de répondre à cette lettre, et de confirmer ce qu'il avoit déjà tâché d'établir, qui est que l'ordre en Dieu exige tellement qu'il punisse le péché, qu'il ne peut rien relâchen de la peine qu'il mérite.

L'auteur de l'Objection ayant reçu la réponse de dom Lami, lui répliqua peu de temps après en ces termes.

L'auteur de l'Objection à l'auteur de la démonstration.

Je tiens que l'ordre est en effet immuable, et je suis fort éloigné de croire qu'il soit arbitraire en Dieu. Mais encore que l'ordre soit immuable, et que le péché blesse l'ordre, il ne s'ensuit pas que le péché doive être absolument puni, sans qu'il soit permis à la personne offensée de se relâcher en faveur du coupable. Si j'avois laissé passer cette quatrième démonstration, il eût fallu né

cessairement avouer tout le reste; car il se suit parfaitement bien. Je suis, etc.

Des que le père Lami eut vu cette réplique, il se hâta d'y répondre par une nouvelle lettre, où il rebat les mêmes principes. Son adversaire la réfuta, en ajoutant de nouvelles raisons aux premières qu'il avoit déjà déduites : mais nous n'avons que des extraits de sa lettre, rapportés dans celle que dom Lami lui écrivit encore pour défendre sa thèse, et nous les rapporterons ici.

Je viens, dit ce révérend Père, aux véritables motifs qui vous ont engagé au combat, et que vous ne pouvez exposer sans m'attaquer tout de nouveau.

la

Le premier de ces motifs est, dites-vous, que "» proposition raisonnée, touchant la satisfaction de Jesus» Christ, tend à établir la nécessité absolue du mystère » de l'Incarnation, qui est si universellement désavouée » par tout ce que nous avons d'habiles théologiens ».

Le second a quelque chose de plus spécieux, le voici. C'est, dites-vous, « que cette démonstration va à détruire >> une opinion non moins universellement reçue par ces >> théologiens, qui est que Jésus-Christ, par une seule >> action, sans rien souffrir, en demandant seulement le » pardon des péchés des hommes, en a pu mériter la ré>> mission »>.

Je l'avoue, Monsieur; si la Démonstration alloit à détruire un sentiment si raisonnable, je l'abandonnerois à l'instant. Mais il est plus évident que le jour, qu'elle n'y donne nulle atteinte; et vous le verriez comme je le vois, si le grand nom et l'autorité de M. de Meaux ne vous avoit ébloui, et empêché d'apercevoir la solidité de la réponse que je lui fais. Il faut donc tâcher de vous mettre dans le point de vue je vous demande seulement un moment de suspension d'esprit.

Sur ce que j'ai dit dans la Démonstration, « qu'il est » de l'ordre que le péché soit puni », l'illustre prélat m'a objecté « que tous les théologiens conviennent que

» Jésus-Christ pouvoit mériter le pardon de tous les » hommes, seulement en le demandant; et qu'ainsi Dieu » pouvoit pardonner le péché sans en imposer la peine » à Jésus-Christ ».

A cela j'ai répondu, qu'en matière de satisfaction, c'est souvent la plus grande de toutes les peines, que de demander pardon, surtout si la personne qui le doit demander est d'une dignité fort éminente.

Réponse qui marque assez que je conviens que JésusChrist a pu satisfaire à Dieu par une simple demande du pardon; mais qui fait voir aussi que cette demande de pardon seroit toujours une grande satisfaction, et une grande punition du péché.

Cependant, Monsieur, cette réponse n'a pas eu l'honneur de vous plaire : « elle vous semble foible; et si ja» mais le prélat me presse là-dessus, vous ne voyez pas où je pourrai parer ce coup ».

» par

Je le parerai, Monsieur, comme j'espère que je vas parer le vôtre le voici.

:

« La peine, dites-vous, qu'on ressent à demander par» don à son égal ou à son supérieur, n'est qu'un mał d'i» magination, qui ne peut naître que de l'orgueil d'un » esprit hautain : nous sentons le rabaissement à propor» tion de notre orgueil. Mais ces sentimens ne pouvant » jamais être dans Jésus-Christ, on ne peut dire raison»nablement que la demande de pardon qu'il auroit faite » à son père pour les péchés des hommes, lui eût été pé»nible ». Le père Lami s'efforce de prouver ici, que quoique cette demande de pardon ne fût pas pénible à Jésus-Christ, elle étoit cependant une très-grande peine, et une terrible punition du péché.

Malgré tout le zèle que dom Lami témoignoit pour la défense de la Proposition du père Malebranche, il n'eut pas la consolation de se voir applaudi, même par tous les partisans de ce philosophe. Un disciple de ce dernier fit une Dissertation pour montrer que le père Lami avoit mal pris la pensée de son maître; et que dans son

systême, bien loin que la satisfaction de Jésus-Christ fût favorable aux damnés, elle leur portoit au contraire un préjudice extrême, qui tournoit au profit de Dieu; parce que, au lieu que sans cette satisfaction ils auroient été anéantis, ils sont au contraire conservés par son moyen, pour être éternellement misérables.

Dom Lami composa une longue lettre pour réfuter ce nouvel adversaire, et prouver qu'il avoit très-bien saisi le sens de la proposition du père Malebranche. Il fit plus. Pour justifier, par l'autorité de la tradition, sa prétendue démonstration, il analysa le premier livre du traité de saint Anselme, intitulé, Cur Deus Homo? et différens livres de saint Augustin; s'appliquant à faire voir que leurs principes, qui supposent en Dieu un ordre essentiel, éternel et immuable, admettent en même temps l'obligation indispensable de punir le péché, et la nécessité absolue de l'Incarnation. Notre recueil est terminé par ces analyses, où dom Lami, épris de ses agréables inventions, s'efforce de tirer des textes qu'il cite toutes les conséquences qui peuvent l'affermir dans ses opinions. Mais telle est la suite ordinaire d'un premier engagement : quand une fois on s'est laissé éblouir par les belles spéculations de son génie, tout paroît décisif et concluant pour le systême qu'on a embrassé. Plus on raisonne, plus on se fait d'illusions; et l'on s'enfonce, sans s'en apercevoir, dans un labyrinthe où l'on prend plaisir à s'égarer. L'amour que l'homme porte à ses idées et à tout ce qu'il a conçu, met un obstacle presque invincible au retour; parce qu'il ferme l'entrée de son esprit à la lumière qui pourroit dissiper ses ténèbres, et l'empêche de peser les raisons avec ce désintéressement, ce dépouillement de soi-même, si nécessaire pour trouver la vérité et reconnoître son erreur. Tant il est vrai qu'on ne sauroit trop, dès le premier mouvement, se défier de ses vues; parce que si une fois on s'en laisse préoccuper, on n'est plus en état d'en porter un jugement impartial.

Mais ajoutons encore qu'il est toujours très-dangereux de vouloir tout pénétrer, d'agiter des questions inutiles, ou qui contribuent peu à notre instruction. C'est une démangeaison naturelle à notre curiosité inquiète, et qu'il est bien important de réprimer, surtout dans les choses de la religion; puisque cette insatiable avidité de savoir a causé les plus grands maux à l'Eglise. Et moins encore convient-il de prendre pour guide dans des matières si étrangères à nos pensées, une raison aveugle et orgueilleuse, qui n'est capable, lorsqu'on s'y livre, que de nous précipiter dans les erreurs les plus funestes, comme l'expérience l'a si souvent fait voir.

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