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LETTRE CXLIX.

A M. LE FEVRE D'ORMESSON.

Sur la source du mérite des bonnes œuvres, et la manière dont la charité opère.

Il n'y a nul doute, Monsieur, que l'opinion dont nous parlâmes à Paris ne soit très-saine. C'est même une doctrine très-commune, ou plutôt une maxime très-universelle dans l'Ecole, que tout le mérite des bonnes œuvres a sa source dans la charité habituelle: ce qui suit aussi de la doctrine du concile de Trente, lorsqu'il déclare que le mérite de l'homme justifié vient de l'influence continuelle de Jésus-Christ comme chef dans ses membres (1). De dire maintenant que la charité influe dans les bonnes œuvres sans qu'on y pense, et sans qu'elle leur serve de motif, c'est trop la faire agir comme une chose morte et inanimée. Aussi trouverez-vous partout dans saint Thomas, qu'il n'y a de mérite que dans les œuvres qui sont ou produites ou commandées par la charité.

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Et quant à ce que vous disiez, qu'il s'ensuivroit que les actes de foi et d'espérance, ou même ceux de la crainte des jugemens de Dieu et des peines éternelles, ne seroient pas méritoires; la réponse est bien aisée. Si la charité ne pouvoit pas exciter ou commander une œuvre de foi, saint Paul n'auroit pas écrit aux Corinthiens que la charité croit

(1) Sess. vi, de Justif. cap. XVI.

tout (1). Si elle excite et fait agir la foi, elle peut bien faire agir la crainte, dont la foi est le fondement. Et qui doute qu'un homme qui aime Dieu ne soit bien aise d'abattre en lui-même la concupiscence, en se représentant les motifs de la crainte; afin que la charité soit d'autant plus ferme qu'elle sera moins attaquée? Il en est de même de l'espérance; puisque saint Paul, qui a dit: La charité croit tout, dit aussi que la charité, espère tout (2). Il est vrai qu'on ne peut pas dire qu'elle craigne; puisqu'au contraire elle tend de sa nature à chasser la crainte. Mais comme elle n'opère ce grand effet que lorsqu'elle est parfaite, comme le dit expressément l'apôtre saint Jean (3), elle peut bien, pendant qu'elle est infirme, se servir de la crainte pour se fortifier.

Mais on voudroit peut-être que l'exercice de la foi fût méritoire, sans que le motif de la charité y entrât. Je ne le puis croire; puisque saint Paul, après avoir dit tout ce qui ne sert de rien, ne compte parmi les choses qui servent, que la foi qui opère par la charité (4). Et à vous dire le vrai, il n'y a nulle apparence que la foi puisse être méritoire, ni doive agir dans l'homme justifié, sans la charité qui en est l'ame et la forme, du consentement unanime de toute l'Ecole.

Mais enfin, demandiez-vous, que sera-ce donc qu'un acte de foi détaché de l'exercice de la charité? Seroit-il bon? seroit-il mauvais? seroit-il indifférent? Il est encore aisé de répondre qu'il

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seroit bon; mais qu'il ne s'ensuit pas qu'il fût immédiatement méritoire. Il en seroit comme d'un acte de foi, qu'un homme feroit hors de l'état de grâce. Il est bon sans doute, parce qu'il met toujours dans le cœur de bonnes dispositions. Ainsi cet acte de foi que vous présupposez dans l'homme juste, le disposera sans doute à rendre la charité plus active; et je crois inême bien difficile qu'un homme juste exerce un acte de foi, sans que son cœur soit excité à aimer la vérité éternelle, et à s'attacher à celui qui est l'auteur comme l'objet de la foi.

Quoi qu'il en soit, je ne comprends pas la théo logie qui semble donner à la charité habituelle quelque chose pour nous exempter d'en exercer les actes au lieu qu'elle n'est donnée que pour nous y incliner, et pour nous les rendre faciles; ce qui rend l'obligation de les exercer plus étroite. En un mot, je conclus, Monsieur, que la charité n'iuflue dans nos bonnes œuvres que d'une manière vivante et vitale: d'où il s'ensuit qu'elle ne fait rien dans ceux qui n'y pensent pas; c'est-à-dire, qui n'agissent point par ce motif. Vous entendez bien, au reste, qu'il ne s'agit pas ici d'avoir toujours l'esprit actuellement tendu pour penser à Dieu : vous savez trop ce que c'est que l'intention virtuelle, pour vous arrêter à une si légère difficulté.

Voilà, Monsieur, mon sentiment, et une partie de mes raisons. Je vous exhorte à entrer dans ces vrais et solides principes mais sans mes exhortations, vous saurez toujours bien faire et penser tout ce qu'il y a de meilleur.

Une petite fluxion à l'épaule, qui fait que j'ai

peine à écrire, m'oblige à emprunter une main qui ne vous est pas inconnue.

A Meaux, ce 29 octobre 1687.

LETTRE CL.

A DOM MABILLON.

Il lui demande des éclaircissemens sur l'étendue de la persécution dans l'Occident, sous Dioclétien et ses successeurs.

Je vous remercie de votre Mémoire sur Maxence (1). J'en avois assez pour mon dessein de ce qui

(1) Nous croyons faire plaisir au lecteur de mettre ici le Mémoire dont il s'agit dans cette lettre. Le voici :

Je ne me souviens point d'avoir vu aucun acte de martyrs qui soit bon, sous la persécution de Maxence. Il n'y en a aucun dans le petit recueil sur lequel je travaille. Eusèbe dit que (Maxence donna d'abord un édit en faveur des chrétiens (*), pour faire paroître qu'il avoit de la douceur; mais qu'ensuite il se laissa aller à toute sorte de cruauté, d'impiété et d'injustice: il ne parle pas néanmoins qu'il les ait exercées en particulier sur les chrétiens, quoiqu'il le compare avec Maximin, qu'il dit les avoir beaucoup persécutés. Ce même historien rapporte plus au long, dans la Vie du grand Constantin, les déréglemens de Maxence (**) : mais il ne marque point non plus en cet endroit, que ce tyran ait fait de la distinction entre les chrétiens et les païens; sinon que les femmes chrétiennes témoignoient bien plus de courage que les païennes, pour conserver leur honneur; ce qui étoit à quoi ce tyran en vouloit le plus. Il marque même qu'une femme de qualité aima mieux se faire mourir, que de souffrir la violence de Maxence.

Pour ce qui est des Actes de saint Marcel, pape et martyr, on ne doit point du tout les tenir pour sincères. Le cardinal Baronius avoue même qu'il y a des faits qui sont tout-à-fait insoutenables. Je crois que tout ce qu'on peut croire de sûr de ce saint, est ren(*) Hist, eccles. lib. vIII, cap. XIV. (**) Lib. 1, cap. xxxш et seq.

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en étoit dans Eusèbe; mais j'étois bien aise de savoir s'il n'y avoit rien davantage. Je puis aussi me contenter de ce que dit Lactance de Constantius Chlorus, de Mortibus Persecutorum; mais je souhaiterois savoir si en Espagne ou ailleurs, dans sa portion de l'empire, il n'y a point eu quelque martyre ou quelque exécution contre les chrétiens, durant la persécution. Pour les Gaules où il étoit, je ne crois pas qu'il y en ait eu mais il est bon de savoir ce que les magistrats pourroient avoir fait, en exécution des édits qu'il n'avoit point révoqués (1).

La même chose du césar Sévère; quoique pour celui-ci je ne voie pas qu'il puisse rien y avoir, ni tant qu'il a été césar, ni dans le peu de temps qu'il a été empereur.

Je m'avise que quelques canons du concile d'Elvire marquent en Espagne quelques souffrances de l'Eglise la question est de la date; et il me semble que ce doit être sous Constantius Chlorus. Je sais l'endroit d'Eusèbe sur la durée de la persécution en Occident; mais ces choses générales ne sont pas toujours sans quelque exception. Je vous demande pardon, mon révérend Père, de la peine que je vous donne.

A Paris, ce 29 janvier 1688.

fermé dans les vers que saint Damase, pape, a faits de lui, où il dit qu'il fut envoyé en exil. Baronius rapporte ces vers au troisième tome de ses Annales, et après lui Bollandus au 16 de janvier.

(1) Sur ces questions, voyez la Préface que dom Thierri Ruinart a mise à la tête des Actes des Martyrs, §. 111, n. 60 et seq. pag. LXVI et seq. edit. 1713. Il y prouve que la persécution fut générale dans tout l'Empire, quoique moins violente dans la portion soumise à Constance Chlore.

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