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des axiomes universels, nous avons des règles topiques, qui ne souffrent guère moins d'instances qu'elles ont d'exemples. Et néanmoins les hommes sont obligés d'employer ordinairement les termes de métaphysique; se flattant eux-mêmes d'entendre ce qu'ils sont accoutumés de prononcer. On parle toujours de substance, d'accident, de cause, d'action, de relation ou rapport, et de quantité d'autres termes, dont pourtant les notions véritables n'ont pas encore été mises dans leur jour car elles sont fécondes en belles vérités; au lieu que celles qu'on a sont stériles. C'est pourquoi on ne doit point s'étonner si cette science principale, qu'on appelle la première philosophie, et qu'Aristote appeloit la désirée, intovμévn, est cherchée encore.

Platon est souvent occupé, dans ses Dialogues, à rechercher la valeur des notions; et Aristote fait la même chose, dans ses livres qu'on appelle métaphysiques mais on ne voit pas qu'ils aient fait de grands progrès. Les Platoniciens postérieurs ont parlé d'une manière mystérieuse, qu'ils ont portée jusqu'à l'extravagance; et les Aristotéliciens scholastiques ont eu plus de soin d'agiter les questions que de les terminer. Ils auroient eu besoin d'un Gellius, magistrat romain, dont Cicéron rapporte qu'il offrit son entremise aux philosophes d'Athènes, où il étoit en charge, croyant que leurs différends se pouvoient terminer comme les procès. De notre temps, quelques excellens hommes ont étendu leurs soins jusqu'à la métaphysique. : mais le succès n'a pas encore été fort considérable. Il faut avouer que M. Descartes a fait encore en cela quelque chose

de considérable; qu'il a rappelé les soins que Platon a eus de tirer l'esprit de l'esclavage des sens, et qu'il a fait valoir les doutes des académiciens. Mais étant allé trop vite dans les affirmations, et n'ayant pas assez distingué le certain de l'incertain, il n'a pas obtenu son but. Il a eu une fausse idée de la nature du corps, qu'il a mis dans l'étendue toute pure, sans aucune preuve ; et il n'a pas vu le moyen d'expliquer l'union de l'ame avec le corps. C'est faute de n'avoir point connu la nature de la substance en général : car il passoit par une manière de saut à examiner les questions difficiles, sans en avoir expliqué les ingrédiens. Et on ne sauroit mieux juger de l'incertitude de ses méditations que par un petit écrit, où il les voulut réduire en forme de démonstrations, à la prière du père Mersenne, lequel écrit se trouve inséré dans ses réponses aux objections.

Il y a encore d'autres habiles hommes qui ont eu des pensées profondes: mais il y manque la clarté, qui est pourtant plus nécessaire ici que dans les mathématiques mêmes, où les vérités portent leurs preuves avec elles : car l'examen qu'on en peut toujours faire est ce qui les a rendues si sûres. C'est pourquoi la métaphysique, au défaut de ces épreuves, a besoin d'une nouvelle manière de traiter les choses, qui tiendroit lieu de calcul, qui serviroit de fil dans le labyrinthe, et conserveroit pourtant une facilité semblable à celle qui règne dans les discours les plus populaires.

L'importance de ces recherches pourra paroître par ce que nous dirons de la notion de la substance.

Celle que je conçois est si féconde, que la plupart des plus importantes vérités touchant Dieu, l'ame et la nature du corps, qui sont ou peu connues ou peu prouvées, en sont des conséquences. Pour en donner quelque goût, je dirai présentement que la considération de la force, à laquelle j'ai destiné une science particulière, qu'on peut appeler Dynamique, est de grand secours pour entendre la nature de la substance. Cette force active est différente de la faculté de l'Ecole, en ce que la faculté n'est qu'une possibilité prochaine pour agir; mais morte, pour ainsi dire, et inefficace en elle-même, si elle n'est excitée par dehors. Mais la force active enveloppe une entéléchie ou bien un acte; étant moyenne entre la faculté et l'action, et ayant en elle un certain effort, conatum : aussi est-elle portée d'elle-même à l'action sans avoir besoin d'aide, pourvu que rien ne l'empêche. Ce qui peut être éclairci par l'exemple d'un corps pesant suspendu, ou d'un arc bandé : car bien qu'il soit vrai que la pesanteur et la force élastique doivent être expliquées mécaniquement par le mouvement de la matière éthérienne, il est toujours vrai que la dernière raison du mouvement de la matière est la force donnée dans la création, qui se trouve dans chaque corps, mais qui est comme limitée par les actions mutuelles des corps. Je tiens que cette vertu d'agir se trouve en toute substance, et même qu'elle produit toujours quelque action effective, et que le corps même ne sauroit jamais être dans un parfait repos: ce qui est contraire à l'idée de ceux qui le mettent dans la seule étendue. On jugera aussi, par

ces méditations, qu'une substance ne reçoit jamais sa force d'une autre substance créée; puisqu'il en provient seulement la limitation ou détermination qui fait naître la force secondaire, ou ce qu'on appelle force mouvante, laquelle ne doit pas être confondue avec ce que certains auteurs appellent impetus, qu'ils estiment par la quantité du mouvement, et le font proportionnel à la vitesse, quand les corps sont égaux : au lieu que la force mouvante, absolue et vive, savoir celle qui se conserve toujours la même, est proportionnelle aux effets possibles qui en peuvent naître. C'est en quoi les Cartésiens se sont trompés, en s'imaginant que la même quantité de mouvement se conserve dans les rencontres des corps. Et je vois que M. Huygens est de mon sentiment là-dessus, suivant ce qu'il a donné, il y a quelque temps, dans l'Histoire des ouvrages des Savans, disant qu'il se conserve la même force ascensionnelle.

Au reste, un point des plus importans, qui sera éclairci par ces méditations, est la communication des substances entre elles, et l'union de l'ame avec le corps. J'espère que ce grand problême se trouvera résolu d'une manière si claire, que cela même servira de preuve pour juger que nous avons trouvé la clef d'une partie de ces choses: et je doute qu'il y ait moyen de donner une autre manière intelligible, sans employer un concours spécial de la première cause, pour ce qui se passe ordinairement dans les causes secondes. Mais j'en parlerai davantage une autre fois si le public ne rebute point ceci, qui ne doit servir qu'à sonder le gué. Il est vrai que

j'en ai déjà communiqué, il y a plusieurs années, avec des personnes capables d'en juger. J'ajouterai seulement ici ma réponse à des difficultés qu'un habile homme a faites sur ma manière d'expliquer la nature du corps par la notion de la force (1).

RÉPONSE DU MÊME

Aux objections faites contre l'explication de la nature du corps, par la notion de la force.

LES expressions de M. *** étant si obligeantes et si justes, on reçoit ses objections avec autant de plaisir que de profit. Si tout le monde en usoit de même, on iroit bien loin. Il paroît qu'il n'est pas entêté des opinions qui sont en vogue. J'aurois tort de prétendre qu'il se rende facilement à la mienne; et je ne me flatte pas assez pour espérer de le satisfaire entièrement sur ses objections. Cependant mon devoir veut que je fasse là-dessus ce qui dépend de moi.

I. Je croirois plutôt que la notion de la force est antérieure à celle de l'étendue; parce que l'étendue signifie un amas ou aggrégé de plusieurs substances; au lieu que la force se doit trouver même dans un sujet qui n'est qu'une seule substance: or, l'unité

(1) Cette pièce a été donnée en latin dans les Acta Eruditorum de Leipsick, au mois de mars 1694, pag. 110 et 111, et elle se trouve de même en latin seulement, dans le second volume de la collection des OEuvres de Leibniz, publiée à Genève en 1768, par M. Dutens, pag. 18 et 19. L'éditeur a réuni dans ce volume beaucoup d'autres écrits qui ont rapport à la même matière.

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