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ces secours à des inclinations trop puissantes par elles-mêmes, si vous dites que la seule représentation des passions agréables, dans les tragédies d'un Corneille et d'un Racine, n'est pas pernicieuse à la pudeur, vous démentez ce dernier, qui a renoncé publiquement aux tendresses de sa Bérénice, que je nomme parce qu'elle vient la première à mon esprit et vous, un prêtre, un Théatin, vous le ramenez à ses premières erreurs.

Vous dites que ces représentations des passions agréables ne les excitent qu'indirectement, par hasard et par accident, comme vous parlez. Mais, au contraire, il n'y a rien de plus direct ni de plus essentiel dans ces pièces, que ce qui fait le dessein formel de ceux qui les composent, de ceux qui les récitent, et de ceux qui les écoutent. Dites-moi, que veut un Corneille dans son Cid, sinon qu'on aime Chimène, qu'on l'adore avec Rodrigue, qu'on tremble avec lui lorsqu'il est dans la crainte de la perdre, et qu'avec lui on s'estime heureux lorsqu'il espère de la posséder? Si l'auteur d'une tragédie ne sait pas intéresser le spectateur, l'émouvoir, le transporter de la passion qu'il a voulu exprimer, où tombe-t-il, si ce n'est dans le froid, dans l'ennuyeux, dans l'insupportable, si on peut parler de cette sorte? Toute la fin de son art et de son travail, c'est qu'on soit comme son héros, épris des belles personnes, qu'on les serve comme des divinités; en un mot, qu'on leur sacrifie tout, si ce n'est peutêtre la gloire, dont l'amour est plus dangereux que celui de la beauté même. Si le but des théâtres n'est pas de flatter ces passions, qu'on veut appeler déli

cates, mais dont le fond est si grossier, d'où vient que l'âge où elles sont les plus violentes, est aussi celui où l'on est touché le plus vivement de leur expression? Pourquoi, dit saint Augustin (1), si ce n'est qu'on y voit, qu'on y sent l'image, l'attrait, la pâture de ses passions? Et cela, dit le même saint, qu'est-ce autre chose qu'une déplorable maladie de notre cœur? On se voit soi-même dans ceux qui nous paroissent comme transportés par de semblables objets. On devient bientôt un acteur secret dans la tragédie : on y joue sa propre passion; et la fiction au dehors est froide et sans agrément, si elle ne trouve au dedans une vérité qui lui réponde. C'est pourquoi ces plaisirs languissent dans un âge plus avancé, dans une vie plus sérieuse; si 'ce n'est qu'on se transporte, par un souvenir agréable, dans ses jeunes ans, les plus beaux, selon les sens, de la vie humaine, et qu'on en réveille l'ardeur qui n'est jamais tout-à-fait éteinte.

Si les nudités, si les peintures immodestes causent naturellement ce qu'elles expriment, et que pour cette raison on en condamne l'usage; parce qu'on ne les goûte jamais autant qu'une main habile l'a voulu, qu'on n'entre dans l'esprit de l'ouvrier, et qu'on ne se mette en quelque façon dans l'état qu'il a voulu peindre: combien plus sera-t-on touché des expressions du théâtre, où tout paroît effectif, où ce ne sont point des traits morts et des couleurs sèches qui agissent; mais des personnages vivans, de vrais yeux, ou ar

(1) Conf. lib. 11, cap. 11; tom. 1, col. 88, 89. De Catechiz. rudib. cap. XVI, n. 25; tom. VI, col. 280, 281.

dens,

dens, ou tendres, et plongés dans la passion; de vraies larmes dans les acteurs, qui en attirent d'autres dans ceux qui regardent ; enfin de vrais mouvemens qui mettent en feu tout le parterre et toutes les loges et tout cela, dites-vous, n'émeut qu'indirectement, et n'excite que par accident les passions?

Dites encore que les discours, qui tendent directement à allumer de telles flammes, qui excitent la jeunesse à aimer, comme si elle n'étoit pas assez insensée; qui lui font envier le sort des oiseaux et des bêtes, que rien ne trouble dans leurs passions, et se plaindre de la raison et de la pudeur, si importunes et si contraignantes : dites que toutes ces choses et cent autres de cette nature, dont tous les théâtres retentissent, n'excitent les passions que par accident: pendant que tout crie qu'elles sont faites pour les exciter; et que si elles manquent leur coup, les règles de l'art sont frustrées, et les auteurs et les acteurs travaillent en vain.

Je vous prie, que fait un acteur, lorsqu'il veut jouer naturellement une passion, que de rappeler autant qu'il peut celles qu'il a ressenties; et que s'il étoit chrétien, il auroit tellement noyées dans les larmes de la pénitence, qu'elles ne reviendroient jamais à son esprit, ou n'y reviendroient qu'avec horreur au lieu que, pour les exprimer, il faut qu'elles lui reviennent avec tous leurs agrémens empoisonnés, et toutes leurs grâces trompeuses.

Mais tout cela, dites-vous, paroît sur les théâtres comme une foiblesse : je le veux; mais comme une belle, comme une noble foiblesse, comme la BOSSUET. XXXVII. 33

foiblesse des héros et des héroïnes; enfin comme foiblesse si artificieusement changée en vertu, qu'on l'admire, qu'on lui applaudit sur tous les théâtres, et qu'elle doit faire une partie si essentielle des plaisirs publics, qu'on ne peut souffrir de spectacle où non-seulement elle ne soit, mais encore où elle ne règne et n'anime toute l'action.

Dites, mon Père, que tout cet appareil n'entretient pas directement et par soi le feu de la convoitise, ou que la convoitise n'est pas mauvaise, et qu'il n'y a rien qui répugne à l'honnêteté et aux bonnes mœurs dans le soin de l'entretenir; ou que ce feu n'échauffe qu'indirectement, et que ce n'est que par accident que l'ardeur des mauvais désirs sort du milieu de ces flammes: dites que la pudeur 'd'une jeune fille n'est offensée que par accident, par tous les discours où une personne de son sexe parle de ses combats, où elle avoue sa défaite, et l'avoue à son vainqueur même. Ce qu'on ne voit point dans le monde; ce que celles qui succombent à cette foiblesse y cachent avec tant de soin, une jeune fille le viendra apprendre à la comédie: elle le verra, non plus dans les hommes, à qui le monde permet tout, mais dans une fille qu'on représente modeste, pudique, vertueuse, en un mot, dans une héroïne; et cet aveu, dont on rougit dans le secret, est jugé digne d'être révélé au public, et d'emporter comme une nouvelle merveille l'applaudissement de tout le théâtre.

Je crois avoir assez démontré que la représentation des passions agréables porte naturellement aù péché; puisqu'elle flatte et nourrit, de dessein pré

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médité, la concupiscence qui en est le principe. Vous direz, selon vos maximes, qu'on purifie l'amour, et que la scène, toujours honnête dans l'état où elle paroît aujourd'hui, ôte à cette passion ce qu'elle a de grossier et d'illicite : c'est un chaste amour de la beauté, qui se termine au nœud conjugal. A la bonne heure du moins donc, s'il plaît à Dieu, à la fin vous bannirez du milieu des chrétiens les prostitutions et les adultères, dont les comédies italiennes ont été remplies, même de nos jours où le théâtre vous paroît si épuré, et qu'on voit encore toutes crues dans les pièces de Molière. Vous réprouverez les discours, où ce rigoureux censeur des grands canons (*), et des mines et des expressions de nos précieuses, étale cependant dans le plus grand jour les avantages d'une infâme tolérance dans les maris, et sollicite les femmes à de honteuses vengeances contre leurs jaloux. Du moins, vous confesserez qu'il faudroit réformer le théâtre par ces endroits-là, et qu'il ne falloit pas tant louer l'honnêteté de nos jours. Mais si vous faites ce pas; si une fois vous ouvrez les yeux aux désordres que peut exciter l'expression des sentimens vicieux, vous serez bientôt poussé plus loin. Car, mon Père, quoique vous ôtiez en apparence à l'amour profane ce grossier et cet illicite, il en est inséparable. De quelque manière que vous vouliez qu'on le tourne et qu'on le dore, dans le fond ce sera toujours, quoi qu'on puisse dire, la concupiscence de la chair,

(*) Les canons, dont Molière se moque, étoient un ornement de drap, de soie, ou de toile, froncé, et quelquefois orné de rubans ou de dentelle. On l'attachoit au-dessus du genou. (Edit. de Vers.)

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