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elles sont le plus violentes, est aussi celui où l'on est touché le plus vivement de leur expression? Mais pourquoi en est-on si touché, si ce n'est, dit saint Augustin (1), qu'on y voit, qu'on y sent l'image, l'attrait, la pâture de ses passions? et cela, dit le même saint (2), qu'est-ce autre chose, qu'une déplorable maladie de notre cœur? On se voit soi-même, dans ceux qui nous paroissent comme transportés par de semblables objets on devient bientôt un acteur secret dans la tragédie; on y joue sa propre passion; et la fiction au dehors est froide et sans agrément, si elle ne trouve au dedans une vérité qui lui réponde. C'est pourquoi ces plaisirs languissent dans un âge plus avancé, dans une vie plus sérieuse; si ce n'est qu'on se transporte par un souvenir agréable dans ses jeunes ans, les plus beaux de la vie humaine à ne consulter que les sens, et qu'on en réveille l'ardeur qui n'est jamais tout-à-fait éteinte.

Si les peintures immodestes ramènent naturellement à l'esprit ce qu'elles expriment, et que pour cette raison on en condamne l'usage, parce qu'on ne les goûte jamais autant qu'une main habile l'a voulu, sans entrer dans l'esprit de l'ouvrier, et sans se mettre en quelque façon dans l'état qu'il a voulu peindre; combien plus serat-on touché des expressions du théâtre, où tout paroît effectif; où ce ne sont point des traits

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(1) Confess. lib. 111, cap. 11; tom. 1, col. 88, 89.· (2) De Catechiz. rud. n. 25; tom. vi, col. 280, 281.

morts et des couleurs sèches qui agissent, mais des personnages vivans, de vrais yeux, ou ardens, ou tendres et plongés dans la passion; de vraies larmes dans les acteurs, qui en attirent d'aussi véritables dans ceux qui regardent; enfin de vrais mouvemens, qui mettent en feu tout le parterre et toutes les loges: et tout cela, ditesvous, n'émeut qu'indirectement, et n'excite que par accident les passions?

Dites encore que les discours qui tendent directement à allumer de telles flammes, qui excitent la jeunesse à aimer, comme si elle n'étoit pas assez insensée, qui lui font envier le sort des oiseaux et des bêtes que rien ne trouble dans leurs passions, et se plaindre de la raison et de la pudeur si importunes et si contraignantes : dites que toutes ces choses et cent autres de cette nature, dont tous les théâtres retentissent, n'excitent les passions que par accident, pendant que tout crie qu'elles sont faites pour les exciter, et que si elles manquent leur coup, les règles de l'art sont frustrées, et les auteurs et les acteurs travaillent en vain.

Je vous prie, que fait un acteur, lorsqu'il veut jouer naturellement une passion, que de rappeler autant qu'il peut celles qu'il a ressenties, et que s'il étoit chrétien, il auroit tellement noyées dans les larmes de la pénitence, qu'elles ne reviendroient jamais à son esprit, ou n'y reviendroient qu'avec horreur: au lieu que, pour les exprimer, il faut qu'elles lui reviennent avec

tous leurs agrémens empoisonnés, et toutes leurs grâces trompeuses?

Mais tout cela, dira-t-on, paroît sur les théâtres comme une foiblesse. Je le veux mais il y paroît comme une belle, comme une noble foiblesse, comme la foiblesse des héros et des héroïnes; enfin comme une foiblesse si artificieusement changée en vertu, qu'on l'admire, qu'on lui applaudit sur tous les théâtres, et qu'elle doit faire une partie si essentielle des plaisirs publics, qu'on ne peut souffrir de spectacle où non-seulement elle ne soit, mais encore où elle ne règne et n'anime toute l'action.

Dites que tout cet appareil n'entretient pas directement et par soi le feu de la convoitise; ou que la convoitise n'est pas mauvaise, et qu'il n'y a rien qui répugne à l'honnêteté et aux bonnes mœurs dans le soin de l'entretenir; ou que le feu n'échauffe qu'indirectement, et que pendant qu'on choisit les plus tendres expressions pour représenter la passion dont brûle un amant insensé, ce n'est que par accident que l'ardeur des mauvais désirs sort du milieu de ces flammes: dites que la pudeur d'une jeune fille n'est offensée que par accident, par tous les discours où une personne de son sexe parle de ses combats, où elle avoue sa défaite, et l'avoue à son vainqueur même, comme elle l'appelle. Ce qu'on ne voit point dans le monde; ce que celles qui succombent à cette foiblesse y cachent avec tant de soin, une jeune fille le viendra apprendre à la comédie. Elle le verra, non plus dans les

V.

Si la comé

die d'aujour

hommes, à qui le monde permet tout, mais dans une fille qu'on montre comme modeste, comme pudique, comme vertueuse; en un mot dans une héroïne et cet aveu, dont on rougit dans le secret, est jugé digne d'être révélé au public, et d'emporter, comme une nouvelle merveille l'applaudissement de tout le théâtre.

Je crois qu'il est assez démontré que la représentation des passions agréables porte naturelled'hui purifie ment au péché, quand ce ne seroit qu'en flatsuel en le fai- tant et en nourrissant de dessein prémédité la sant aboutir concupiscence qui en est le principe. On répond

l'amour sen

au mariage.

que, pour prévenir le péché, le théâtre purifie l'amour; la scène, toujours honnête dans l'état où elle paroît aujourd'hui, ôte à cette passion ce qu'elle a de grossier et d'illicite; et ce n'est, après tout, qu'une innocente inclination pour la beauté, qui se termine au nœud conjugal. Du moins donc, selon ces principes, il faudra bannir du milieu des chrétiens les prostitutions dont les comédies italiennes ont été remplies, même de nos jours, et qu'on voit encore toutes crues dans les pièces de Molière : on réprouvera les discours, où ce rigoureux censeur des grands canons (1), ce grave réformateur des mines et des expressions de nos précieuses, étale cependant au plus grand jour les avantages d'une infâme tolérance dans les maris, et sollicite les femmes à de honteuses vengeances contre leurs jaloux. Il a fait voir à notre siècle le fruit qu'on peut espérer de la morale du théâtre qui n'attaque que le ridicule (1) Voyez la note ci-dessus, pag. 515.

du

:

du monde, en lui laissant cependant toute sa corruption. La postérité saura peut-être la fin de ce poète comédien, qui, en jouant son Malade imaginaire ou son Médecin par force, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourut peu d'heures après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit presque le dernier soupir, au tribunal de celui qui dit : Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez (1). Ceux qui ont laissé sur la terre de plus riches monumens n'en sont pas plus à couvert de la justice de Dieu ni les beaux vers, ni les beaux chants ne servent de rien devant lui; et il n'épargnera pas ceux qui, en quelque manière que ce soit, auront entretenu la convoitise. Ainsi vous n'éviterez pas son jugement, qui que vous soyez, vous qui plaidez la cause de la comédie, sous prétexte qu'elle se termine ordinairement par le mariage. Car encore que vous ôtiez en apparence à l'amour profane ce grossier et cet illicite dont on auroit honte, il en est inséparable sur le théâtre. De quelque manière que vous vouliez qu'on le tourne et qu'on le dore, dans le fond, ce sera toujours, quoi qu'on puisse dire, la concupiscence de la chair, que saint Jean défend de rendre aimable, puisqu'il défend de l'aimer. Le grossier que vous en ôtez feroit horreur, si on le montroit: et l'adresse de le cacher ne fait qu'y attirer les volontés d'une manière plus délicate, et qui n'en est que plus périlleuse lorsqu'elle paroît plus

(1) Luc. VI. 25.

BOSSUET. XXXVII.

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