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LITTÉRATURE.

OSSIAN, Barde du Troisieme Siecle, ou Poésies Galliques, en l'ers Français; par M. Baour-Lormian. Un Vol. in-12.

Il n'y a point d'allégorie plus ingénieuse et plus transparente que celle d'Homere, représenté sous la figure d'un grand fleuve, où les nymphes des fontaines et les naïades des fleuves subalternes viennent tour-à-tour puiser une eau limpide et féconde. La reconnaissance et l'admiration des siecles ne pouvaient choisir une image plus noble et plus juste pour peindre l'éternelle influence d'Homere sur tous les poëtes qui sont venus après lui. Quelques esprits systématiques ont essayé, dans ces derniers temps, d'obtenir les mêmes honneurs pour Ossian : ils ont cru retrouver ou feint de reconnaître, dans ce Barde à peu près inconnu, la source antique où tous les chantres du Nord se sont enivrés de mélancolie et d'amour. Je suis peu surpris qu'une découverte si singuliere ait séduit l'imagination mobile des femmes, des jeunes gens, de tous ceux qui, courant après les idées nouvelles, ne sont arrêtés ni par les monuments de l'histoire, ni par les conseils de la raison. Le génie même de la poésie doit sourire à cette fiction nouvelle qui partage son empire entre deux vieillards aveugles, dont l'un se montre au milieu des nuages, sur la cime d'une montagne d'Ecosse, la tête chauve, la barbe humide, une harpe à la main, et tenant à ses pieds tous les bardes de la Bretagne et de la Germanie; tandis que l'autre, assis au sommet du Parnasse, environné des Muses qui couronnent sa lyre de lauriers, éleve son front sous le beau

ciel de la Grece, et gouverne, avec un sceptre d'or, la patrie de Virgile, du Tasse et de Racine. Malheureusement la critique sévere, qui trouve cette fiction plus brillante et plus ingénieuse que toutes celles du fils de Fingal, ne peut y découvrir aucun fonds de vérité.

En effet, à l'exception des traducteurs et dés commentateurs, il paraît que personne en Europe ne doute plus aujourd'hui que les poésies publiées sous le nom d'Ossian ne soient l'ouvrage de M. Macpherson: il est prouvé, par une foule de circonstances réunies, que cet écrivain, membre du parlement Britannique, possesseur d'une terre considérable en Ecosse, y recueillit d'anciennes romances, qu'une tradition superstitieuse attribuait aux bardes calédoniens. Quelques traits de l'histoire ancienne de sa patrie étaient mêlés à ces chants fabuleux qui flattaient l'orgueil, les souvenirs et les préjugés des montagnards ses voisins. Macpherson eut l'art d'interpréter et de lier ensemble ces traditions confuses; il en composa des pieces entieres et des fragments mutilés qui ajoutaient à la vraisemblance, et publia le tout comme des poésies galliques découvertes dans un vieux manuscrit.

On peut supposer qu'en mettant son ouvrage, sous la protection d'un nom sans ennemis, M. Macpherson n'avait eu d'abord d'autre projet que d'échapper à la critique des siens. Mais le succès prodigieux de cette fraude innocente déconcerta les espérances mêmes de son auteur: il avait tellement multiplié les protestations; sa franchise et sa probité littéraires étaient si fort compromises, que son honneur devint, pour ainsi dire, complice de sa faiblesse, et qu'il se crut obligé de soutenir un mensonge pour n'être pas convaincu de mauvaise foi. Il avait aussi compté sur l'esprit systématique de son siecle et la vanité nationale de ses compatriotes:

l'orgueil écossais ne l'aveuglait pas au point de lui faire promettre aux poëmes de Fingal et de Témora le sort de l'Iliade et de l'Odyssée; mais il se flattait que sous le nom d'Ossian les Anglais s'empresseraient de l'adopter comme un génie original, au lieu qu'en reprenant celui de Macpherson, il se livrait lui-même au dépit et à l'humeur de tous ceux qu'il avait trompés.

Bientôt la querelle du Docteur Johnson et du traducteur supposé du barde calédonien retentit dans toute l'Europe littéraire: M. Macpherson, poussé à bout, ne put jamais montrer le manuscrit de Fingal, dont il avait fait une histoire ridicule, assurant qu'il l'avait trouvé dans un vieux coffre chez un paysan, et que ce manuscrit était en papier et en caracteres runiques. Or, Johnson démontra que ni le papier ni l'alphabet runiques n'étaient en usage en Ecosse à l'époque fixée par M. Macpherson. On publia depuis, que le véritable texte d'Ossian avait été retrouvé; une partie fut imprimée avec quelques poëmes de Smith: mais il fut aisé de reconnaître que les prétendus poëmes d'Ossian avaient été traduits de l'anglais dans la langue calédonienne, sur le texte même de Macpherson. Plusieurs montagnards écossais étaient devenus complices de lá fraude, et c'est ce qui trompa le Docteur Blair pendant quelque temps.

Indépendamment de ces circonstances, aujourd'hui généralement connues, dès que les poésies galliques ont été lues avec une attention réfléchie, lé secret de M. Macpherson a été découvert. Il est même vraisemblable que si les discussions sur la fraude matérielle avaient moins occupé les esprits, on ne se fût jamais trompé sur le véritable autem des poëmes d'Ossian. L'homme du dix-huitieine siecle, comme l'observe très-bien M. de Châteaubriant, y perce de toutes parts. Il en cite pour

preuve l'apostrophe du barde au soleil, l'un des mor ceaux que M. Baour-Lormian a le plus heureusement traduit:

Roi du monde et du jour, Guerrier aux cheveux d'or,
Quelle main te couvrant d'une armure enflanimée,
Abandonna l'espace à ton rapide essor,

Et traça dans l'azur ta route accoutumée ?
Nul astre à tes côtés ne leve un front rival :
Les filles de la nuit à ton éclat pâlissent;
La lune devant toi fuit d'un pas inégal,

Et ses rayons douteux dans les flots s'engloutissent.
Sous les coups réunis de l'âge et des autans
Tombe du haut sapin la tête échevelée;
Le mont même, le mont, assailli par le temps,
Du poids de ses débris écrase la vallée.
Mais les siecles jaloux épargnent ta beauté;
Un printemps éternel embellit ta jeunesse;
Tu t'empares des cieux en monarque indompté,
Et les vœux de l'amour t'accompagnent sans cesse.
Quand la tempête éclate et rugit dans les airs,
Quand les vents font rouler, au milieu des éclairs,
Le char retentissant qui porte le tonnerre,
Tu paraîs, tu souris et consoles la terre.
Hélas! depuis long-temps tes rayons glorieux
Ne viennent plus frapper ma débile paupiere.
Je ne te verrai plus, soit que dans ta carriere
Tu verses sur la plaine un océan de feux;
Soit que vers l'occident le cortége des ombres
Accompagne tes pas, ou que les vagues sombres
T'enferment dans le sein d'une humide prison.
Mais peut-être, ô Soleil! tu n'as qu'une saison;
Peut-être succombant sous le fardeau des âges,
Un jour tu subiras notre commun destin;
Tu seras insensible à la voix du matin,
Et tu t'endormiras au milieu des nuages.

A travers la parure moderne de ce morceau, l'original offre à la réflexion tant d'idées complexes, sous les rapports moraux, physiques et métaphy→ siques, qu'on ne peut, presque sans absurdité, les attribuer à un barde sauvage. Les notions les plus

abstraites du temps, de la durée, de l'étendue, se retrouvent à chaque page d'Ossian. Or, c'est une observation constante et mille fois répétée, que les peuples dont la civilisation n'est pas plus avancée que celle des Calédoniens au troisieme siecle, parlent souvent des temps écoulés, mais jamais des temps à naître. Quelques grains de poussiere au fond d'un tombeau leur restent en témoignage de la vie dans le néant de l'avenir? Cette anticipation du futur, qui nous est si familiere, est une des plus fortes abstractions où la pensée de l'homme soit arrivée, quand elle n'est pas produite par les lumieres de la religion; et l'on sait qu'il n'y a point de religion dans les ouvrages d'Ossian.

La beauté de sa morale est encore plus étonnante. M. Baour-Lormian, qui a raison d'en parler avec admiration, ne s'est point aperçu que sa perfection même démentait l'origine des prétendues poésies galliques. Comment, en effet, le sauvage Ossian, sur un rocher de la Calédonie, tandis qu'autour de lui tout est grossier, barbare et sanguinaire, peut-il être parvenu à des connaissances morales que Socrate eut à peine dans les siecles les plus éclairés de la Grece? Voyez si les poésies scandinaves ont la même couleur que celle du barde écossais: jugezen par le contraste des guerriers de Morven avec ceux de Locklin. La valeur féroce était la seule vertu des peuples du Nord à l'époque où l'on suppose que vivait le fils de Fingal : les véritables chants du barde ressemblaient à ceux des Hurons et des Iroquois. "Je ne crains point la mort, je suis "brave; que ne puis-je boire dans le crâne de mes "ennemis et leur dévorer le cœur!" Le séjour qu'Odin promet aux héros après leur mort est un palais où leur plus douce occupation sera de combattre et de renaître pour s'égorger de nouveau. La morale seule d'Ossian révele la religion de M. Macpherson.

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