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SPECTACLES DE PARIS.

Sur le Misantrope,

Par GEOFFROY.

J'ai souvent parlé du Misantrope; mais on n'a jamais tout dit sur un ouvrage si plein de choses: c'est une source éternelle de réflexions. Le public de 1666 ne goûta pas d'abord cette piece; faut-il en être surpris? puisqu'un grave philosophe, un siecle après la premiere représentation de ce chef d'œuvre, en a méconnu l'esprit et l'objet ? J. J. Rousseau s'est imaginé que Moliere avait voulu jouer dans le Misantrope le ridicule de la vertu: c'est à quoi il n'a pas songé; il a voulu nous montrer dans un honnête homme le ridicule de la bile, de l'humeur, de la colere, contre des vices et des abus qui paraissent tenir à la nature humaine, et sont inséparables d'une grande société. Moliere s'élevant dans cet ouvrage au dessus de la frivolité de son art, a prétendu nous donner une grande leçon de tolérance sociale, non moins nécessaire que la tolérance religieuse; car les troubles, les discordes, les bouleverements politiques n'arrivent que parce que les hommes ne savent ni se supporter les uns les autres, ni supporter les miseres attachées à la société et à l'humanité; ils cherchent un état meilleur, et tombent dans un pire.

Le Misantrope veut s'enfuir dans les bois, parce qu'un poëte dont il a offensé l'amour-propre est devenu son ennemi, parce qu'il a perdu un procès qui lui paraissait juste, parce qu'une coquette l'a trompé : il ne peut pas souffrir que les hommes soient hommes; les autres lui sont insupportables, et il est insuppor

table aux antres. Ce caractere d'un homme insociable qui hait ses semblables parce qu'ils ne sont pas parfaits, a un côté très-ridicule, que Moliere a saisi avec un discernement admirable; il n'y avait qu'un génie aussi profond que le sien, capable de choisir un pareil sujet ; et le siecle même de Louis XIV, à son époque la plus brillante, se trouva audessous des idées d'un comédien et d'un auteur qui, dans cette occasion, se montra très-grand philosophe. Le comédien Jean-Jacques, qui jouait avec assez de succès dans le monde le rôle de misantrope, trouva fort mauvais que le philosophe Moliere eût entrepris de jeter du ridicule sur ce personnage de réformateur chagrin et de frondeur bourru. Comme son dessein était qu'on prit pour de la vertu cette humeur sauvage, il accusa Moliere d'avoir voulu jouer dans le Misantrope le ridicule de la vertu. La scene du sonnet est un chef-d'œuvre de comique: c'est une situation bien plaisante que celle d'un misantrope vis-à-vis d'un poëte orgueilleux; la franchise sauvage aux prises avec l'amour-propre le plus rafiné, offre un contraste original. Il est impossible de peindre avec plus de naturel et de force, d'un côté, les politesses affectées, les avances de compliments et de louanges que fait un auteur pour qu'on les lui rende avec usure: de l'autre, l'embarras, l'air sombre, la défiance et l'ennui d'un homme brusque attaqué dans son dernier retranchement, et forcé de choisir entre une flatterie basse et une vérité offensante.

Moliere s'est moqué des beaux esprits presqu'autant que des médecins ; ses plaisanteries n'ont corrigé le charlatanisme ni des uns ni des autres: tous les jours, dans la société, on voit des poëtes renouveler impunément toutes les simagrées, tout le petit manége d'Oronte. On en rit au théâtre; mais dans un cercle on les prend au sérieux: on écoute avec une sorte de respect, et les vers fatigants, et le lecteur

infatigable; on s'ennuie, et on loue; on bâille, et l'on admire le poëte et ses auditeurs sont des per sonnages également comiques, et qui, par cette raison, ne sentent pas eux-mêmes à quel point ils sont ridicules; ils oublient qu'ils ne sont que les copies des originaux qu'ils ont vus au théâtre. Combien de femmes dans les coteries, dans les musées et les athénées, jouent sans le savoir le rôle des femmes savantes, et s'épuisent de très-bonne foi en éloges des Vadius et des Trissotin qui font les frais de la séance! Elles répetent bonnement les sottises qu'elles ont vues elles-mêmes exposées sur la scene à la risée publique: grande preuve de l'impuissance de la comédie la réforme des ridicules protégés par les passions. La vanité des lecteurs et celle des auditeurs, plus fortes que tous les sarcasmes du théâtre, perpétueront dans la société ce commerce de flatterie, de mauvais goût et de bel esprit. Le lecteur est ravi des louanges qu'il reçoit de ses auditeurs; les auditeurs sont enchantés de l'hommage que leur fait le lecteur de ses productions nouvelles, comme à de fins connaisseurs: il faut en conclure que dans leur conduite, les hommes consultent leurs passions, et non pas leurs lumieres ; et que la société où l'on fait le moins de sottises n'est pas celle où il y a le plus de philosophie, mais celle où les passions sont le plus réprimées.

pour

Sur le Devin du Village.

Le Devin du Village n'épuise point à Paris l'espece d'enthousiasme ou d'ivresse qu'il a fait éprouver dans sa nouveauté à la génération qui nous a précédés. Près d'un demi-siecle d'habitude ou de reprises fréquentes n'ont encore pu le décolorer: il est du petit nombre de ces morceaux de musique, tels que

le Stabat ou la Serva Padrona, qui se sauveront 'de l'ennui des répétitions et des caprices de la mode, On a reproché souvent à la musique d'être un art de fantaisie; mille preuves semblent appuyer cette opinion. Que reste-t-il aujourd'hui des ouvrages des grands musiciens d'Italie ? Leo, Durante, Porporati et beaucoup d'autres encore ne sont plus guere connus aujourd'hui que dans les solfeges qui servent de rudiment aux éleves. Quelques phrases de Lulli, mais en petit nombre; quelques morceaux de déclamation, trois ou quatre airs de Rameau, des chœurs et des airs de danse de ce dernier, vivent encore dans la mémoire des métrophiles; mais le Devin du Village est le seul ouvrage entier qui soit resté cher à l'universalité des sectateurs assidus de l'Opéra, Quelle en est la raison? Indépendamment de la mélodie et de l'expression naïve qui regne dans toute cette composition, ne faut-il pas attribuer ce succès unique au genre même que l'auteur a choisi? En effet, si l'on se rend un compte bien exact des sensations primitives que l'on éprouve, et qui sont toujours les plus durables, il semble que la musique a dû prendre naissance au milieu des champs, et que par conséquent celle qui nous en peindra les souvenirs sera toujours le plus en droit de nous plaire. Ce mouvement harmonieux qui regne dans la nature, ces bois peuplés de chantres ailés, ces chansons rustiques qui, suivant l'expression de Sterne, battent la mesure au travail; ces sons aigus du hautbois qui percent à travers le calme d'une belle soirée, et vous transportent encore au milieu d'une danse villageoise; ces accents mélancoliques d'une flûte qui charme l'oisiveté d'un pâtre indolent ou d'un berger amoureux; ces couplets de veillées, qui ne sont pas toujours rendus avec beaucoup d'art, mais qui annoncent du moins de la franchise et de la gaîté; telles sont les premieres impressions qui s'emparent de nos sens, et qui s'effacent d'autant moins qu'elles sont

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unies intimement à l'essence même des objets et des individus.

Le Devin du Village retrace une foule de ces souvenirs. Il plait à tous les états, à tous les âges, au savant, à l'ignorant, à celui qui a des passions, à celui qui peut se les rappeler encore. Il faut bien du temps pour nous accoutumer à ce héros qui soupire ou se tue en chantant.

La perfection de cet ouvrage a fait douter qu'il fût de J. J., Quelques jaloux ont cherché à lui en ravir la gloire. On demandait comment il était possible qu'un écrivain aussi sérieux, aussi énergique, aussi éloquent, se fût abaissé à soigner une bagatelle remplie de grâces, de naïveté, et si éloignée de son humeur et de sa maniere habituelle. On se rappelait certaine aventure racontée par luimême, avec une candeur toute particuliere dans ses Confessions, où il avoue l'humiliation la plus désastreuse qu'un homme puisse éprouver, en faisant exécuter le premier morceau de musique de sa façon et qui était bien la plus épouvantable cacophonie qu'on eût jamais entendue, où il n'y avait pas la plus légere notion de composition, sans compter Ï'absence totale de mélodie. On se demandait comment il était possible qu'un homme aussi ignorant eût donné ensuite de telles preuves de talent. Làdessus, on bâtissait des fables qui servaient à merveille les projets de la malignité et de l'envie. On supposait que J. J. avait acheté ou volé cette partition à un pauvre diable de musicien de village, qui lui en avait laissé toute la gloire et tout le profit. On allait jusqu'à nommer ce véritable acteur, qui ne s'est jamais montré. A toutes ces objections, il était bien facile de répondre que la sensibilité exquise dont la nature avait doué J. J., pouvait modifier sontalent de mille manieres; que le mécanisme de la musique n'est pas une chose si difficile, qu'avec quelque patience, on ne puisse en venir à bout i

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