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CHAPITRE VI

L'ORGANISATION DES POUVOIRS PUBLICS.

LA SÉPARATION ET LA COOPÉRATION DES POUVOIRS.

La séparation des pouvoirs et la garantie des droits. La question de l'origine des pouvoirs publics étant résolue, examinons leur organisation. Le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif sont distincts et confiés à des mains différentes. Pourquoi ? Ne serait-il pas plus simple de les réunir dans les mêmes mains? En effet ! Mais il faut se défier en politique des solutions « simplistes »; un État civilisé a quelque chose de la complexité des organismes vivants dont la supériorité se mesure à la division du travail physiologique.

Le principe de la séparation des pouvoirs est fondamental dans notre droit public. « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a pas de Constitution.» Cet article de la Déclaration des droits de 1789 se retrouve dans la Constitution de 1848 sous cette forme: «La séparation des pouvoirs est la première condition d'un gouvernement libre. »

Il y a à cela plusieurs raisons. Un peuple libre a le droit de déléguer ses pouvoirs et de les reprendre lors de l'expiration de leur mandat à ceux qui ne se sont

pas montrés dignes de sa confiance; mais il importe précisément d'avoir des garanties à l'égard des hommes temporairement investis de l'autorité et de s'assurer qu'ils n'en useront pas de manière à empêcher qu'on ne puisse la leur reprendre.

Dans les cités de l'antiquité, ce fait se produisait souvent: Un personnage se déclarait ami du peuple et défenseur des droits de la démocratie contre l'aristocratie; il demandait des gardes que le peuple lui accordait facilement, « craignant tout, comme le dit Platon 1, pour son défenseur et ne redoutant rien pour lui-même. » Puis il usait de son pouvoir pour commettre à l'égard des riches des exactions qui lui servaient à entretenir une garde plus nombreuse, et enfin il devenait l'oppresseur de ceux mêmes qui avaient créé sa puissance. Lorsque les citoyens voulaient lui retirer des mains l'arme imprudemment livrée, le tyran n'hésitait pas à la tourner contre eux; avec ses mercenaires aguerris il était devenu plus fort que le peuple. Ainsi le despotisme sortait de la démocratie dans les républiques qui reposaient pourtant sur le principe de la souveraineté nationale.

Supposons qu'une Assemblée élective concentre en elle tous les pouvoirs publics, on risquera d'avoir cinq cents tyrans au lieu d'un seul. En admettant qu'elle n'ait pas la volonté ou les moyens de prolonger ses pouvoirs au delà du terme fixé elle pourra faire peser pendant plusieurs années son despotisme sur la nation. Si, comme Louis XIV, elle peut dire : « l'État c'est moi », parce qu'elle dispose à la fois du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, son autorité

1. La République, liv. VIII.

est absolue comme l'était celle des anciens rois; il dépend d'elle de faire des lois injustes pour les appliquer elle-même aux individus qui lui sont suspects, elle peut user contre la minorité de la confiscation et des proscriptions.

Une assemblée, en France, a eu ce pouvoir: la Convention; tant qu'elle a duré, les libertés publiques ont été suspendues, les droits de l'homme et du citoyen étaient sans garanties. Le salut de la patrie demandait alors ce sacrifice temporaire. La guerre contre l'étranger et contre les ennemis de l'intérieur exigeait à cette terrible époque un régime d'exception analogue à celui qui était proclamé dans la république romaine lorsque la patrie étant en danger on nommait un dictateur.

Les patriotes avaient dû, pour ainsi dire, mettre la France entière en état de siège. « La République, disait un membre du Comité de salut public, n'est plus qu'une grande ville assiégée, il faut que la France ne soit plus qu'un vaste camp. »

La Convention avait proclamé elle-même le caractère d'exception de ce régime en déclarant (10 octobre 1793) que le gouvernement provisoire de la France était révolutionnaire jusqu'à la paix. L'inviolabilité personnelle des représentants du peuple fut même supprimée alors, et le Comité de sûreté générale pouvait, s'ils étaient suspects, les décréter d'accusation comme les simples citoyens.

Mais, dans les deux Constitutions élaborées par la Convention en 1793 et en 1795, le principe de la séparation des pouvoirs était reconnu; l'exécutif avait son autorité distincte, et même les juges élus par le peuple puisaient dans leur origine une indépen

dance plus grande que celle qu'ils ont eue par la suite.

On pourrait dire: puisque le peuple en possession du droit de vote peut appeler au gouvernement les meilleurs citoyens, pourquoi tant de précautions à l'égard de ses chefs et qu'est-il besoin de tant de garanties? Certes, il ne faut pas, à l'exemple de quelques politiques de l'école de Robespierre ou de Marat, exagérer la défiance jusqu'au point de ne voir dans les hommes au pouvoir que des suspects; on en vient ainsi à ne leur laisser, principalement à ceux qui détiennent l'exécutif, qu'une ombre d'autorité, et à paralyser l'initiative du bien sous prétexte d'empêcher le mal.- Mais, d'une part, le suffrage universel peut se tromper dans ses choix, d'autre part, l'exercice du pouvoir risque d'en développer le goût à l'excès et de produire l'esprit de domination : qui peut tout est amené à vouloir plus qu'il ne doit. Les meilleurs alors se justifient à leurs propres yeux de l'abus qu'ils font de l'autorité en prétextant de l'intérêt public; s'ils ne cèdent pas à un égoïsme vulgaire pour satisfaire délibérément leur ambition au détriment de l'État, ils sont tentés au moins d'imposer à autrui leur conception du bien, et de violer les droits du peuple pour faire son bonheur à leur manière. « C'est une expérience éternelle, dit Montesquieu 1, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. Qui le dirait? la vertu même a besoin de limites. >>

L'auteur de l'Esprit des Lois ajoute: << Pour qu'on

1. L'Esprit des Lois, liv. XI, chap. 4.

ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. >> Il expose ensuite sa théorie à l'occasion de la constitution d'Angleterre et distingue les trois pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire.

<< Tout serait perdu si le même homme ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs: celui de faire les lois, celui d'exécuter. les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. Lorsque dans le même homme ou dans le même corps de magistrature la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y a point de liberté parce qu'on peut craindre que le même monarque ou le même Sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. Si la puissance de juger était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur... »

Le Pouvoir judiciaire. Cependant il n'y a, d'après notre Constitution, que deux pouvoirs publics; quelle est donc dans l'État la situation du Pouvoir judiciaire? Il se rattache à l'exécutif qui nomme les magistrats; aussi bien, la puissance de juger est-elle dans le langage même de Montesquieu « la puissance exécutrice des lois qui dépendent du droit civil. » Mais l'autorité judiciaire, dont nous verrons plus loin l'organisation, n'en a pas moins des garanties spéciales d'indépendance. Les juges n'ont pas, comme les fonctionnaires administratifs, à exécuter les ordres du Gouvernement; celui-ci ne peut modifier leurs décisions, ni substituer sa volonté à leurs arrêts. Un conseiller à la cour, un juge n'est pas révocable comme un préfet ces magistrats ne peuvent être dépossédés de leurs fonctions, en raison de la manière dont ils les remplissent, que pour forfaiture; et ils n'ont

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