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jusqu'en 1758 quarante-cinq éditions. Hallam reconnaît que le traité de Grotius fait époque dans l'histoire philosophique aussi bien que dans la politique de l'Europe, et que trente à quarante ans après sa publication il était encore cité comme autorité par les professeurs des universités et placé au premier rang des livres indispensables pour l'étude du droit civil.

L'œuvre de Grotius a été sérieusement combattue dans sa méthode et ses tendances par quelques publicistes. Un des arguments qu'on a invoqués contre elle consiste à dire que l'auteur, trop préoccupé de la jurisprudence romaine, a souvent perdu de vue l'idée philosophique du droit. Quelque grave que cette critique paraisse au premier abord, on en appréciera mieux la véritable portée, si l'on se rappelle que, même de nos jours, on se plaît encore à chercher dans la législation et la jurisprudence romaines les sources du droit international, et qu'une célèbre école moderne, l'école historique, représentée en Allemagne par Savigny entre autres, a défendu et continue de défendre des prétentions supérieures à celles de Grotius.

Selon J.-J. Rousseau, Grotius a confondu le fait avec le droit et les devoirs avec la pratique des nations. Hallam, réfutant l'opinion du publiciste de Genève, trouve que, si Grotius a reconnu la légitimité de l'esclavage et proclamé la soumission complète aux princes, il n'est cependant pas allé jusqu'à sanctionner la servitude personnelle; le premier principe de la philosophie de Grotius est le respect de ce qu'il considère comme une vérité divine; s'il s'est quelquefois trompé dans l'application de ce principe, son erreur est due aux idées de son époque; enfin ceux qui condamnent d'une manière absolue le principe d'autorité ne peuvent apprécier son livre avec justice et impartialité. Pour nous, l'objection fondamentale opposée à Grotius nous semble des plus faciles à combattre; elle ne repose que sur le point de vue exclusif et incomplet adopté par l'auteur qui la met en avant. En effet une méthode supérieure à celle de Rousseau lui-même aboutit forcément à cette conclusion: que les faits constituent aussi une théorie; qu'il existe un rapport intime entre le fait et l'idée qu'il manifeste; et que l'histoire, comme l'a dit un publiciste contemporain, est la métaphysique en action de l'humanité. Si Grotius s'en est généralement tenu aux faits, il n'y a là aucun juste motif de blâme. Au contraire, il mérite une considération et un respect bien plus grands encore pour avoir su éviter, avec ce bon sens pratique qui le distingue, les dangers de nouvelles et injustifiables théories.

Cependant le Droit de la guerre et de la paix est loin d'être un ouvrage complet. Comme tous les grands publicistes, Grotius est avant tout un homme de son temps. Son mérite est d'avoir soulevé des questions de droit international; son défaut, de n'avoir pas suffisamment précisé les bases de son livre. Pour Grotius, en réalité, le droit de la guerre n'existe pas; à ses yeux toute guerre est un fait anti-juridique et anti-social; la seule chose qu'il admette, c'est que, quand ce fait s'est produit, on doit faire respecter autant que possible les devoirs de l'humanité; par conséquent le principe sur lequel il a édifié son œuvre n'est ni justifié ni fondé sur la raison. Aussi depuis Grotius, la tendance de tous les publicistes, comme nous le verrons plus loin, a-t-elle été d'éviter cette grave difficulté, qui, laissant le droit international sans raison d'être, l'érigeant jusqu'à un certain point en fait passager et transitoire, compromet l'existence de tous les autres faits et nie logiquement l'histoire et la société elle-même.

Toutes les autres critiques élevées contre Grotius et ses œuvres sont superficielles et, pour ainsi dire, étrangères à leur objet; ou bien elles sont dictées par un esprit manifeste de partialité.

Il existait depuis longtemps deux traductions françaises du Droit de la guerre et de la paix: l'une par M. de Courtin, publiée au dix-septième siècle; l'autre par Barbeyrac, en 1746; mais ces deux traductions, incomplètes et insuffisamment exactes, ne répondaient plus aux besoins de notre temps, d'autant plus que le second traducteur confesse s'être « donné la liberté de suppléer des transitions, de transporter des pensées, de changer l'ordre des périodes, de faire passer des notes dans le texte et vice versa, d'abréger certains passages, » etc., de sorte qu'on pouvait dire avec raison que Grotius était peu connu en France. C'est ce qui a engagé M. Pradier-Fodéré, professeur de droit public et d'économie politique au collège arménien de Paris, à entreprendre une nouvelle traduction, laquelle a paru en 1867.

M. Pradier-Fodéré a traduit Grotius aussi fidèlement que possible, en suivant de très près le texte, préférant l'exactitude à l'élégance du style; il a accompagné sa traduction d'un choix de notes empruntées aux commentateurs qui l'ont précédé, Gronovius, Barbeyrac, etc., et de notes nouvelles, ayant surtout pour objet de mettre l'œuvre de 1623 en harmonie avec l'état actuel de la science et de montrer dans quelle mesure elle a contribué aux conquêtes du droit public contemporain.

Le livre de M. Pradier-Fodéré est précédé d'un essai biographique et historique, dans lequel il fait parfaitement ressortir l'importance des travaux de Grotius et l'influence qu'ils ont exercée sur les mœurs politiques du monde civilisé; enfin une table analytique des matières complète la vulgarisation, entreprise par son nouveau traducteur, d'un ouvrage qu'on peut considérer comme la source mère de la science du droit moderne (1) *.

TROISIÈME ÉPOQUE. DEPUIS LA PAIX DE WESTPHALIE JUSQU'A LA
PAIX D'UTRECHT. 1648-1713.

-

Prix de

Westphalie.

C'est avec raison que l'on a regardé la paix de Westphalie (2) comme le point de départ de l'histoire du droit international moderne et comme la base des rapports de peuple à peuple jusqu'à prusse for

1. M. Pradier-Fodéré ne s'est pas borné à traduire, à annoter, à commenter les principaux publicistes et surtout les créateurs du droit international moderne; il a aussi écrit plusieurs ouvrages sur le droit public, le droit administratif et le droit commercial Nous citerons entre autres son dernier livre, qui est en quelque sorte le résumé, le compendium de ses travaux antérieurs, et sur lequel M. Franck, membre de l'Institut, a présenté au mois d'octobre 1869 un rapport à l'Académie des sciences morales et politiques. Les Principes généraux de droit, de politique et de législation, d'après le jugement du rapporteur, sont à la fois un manuel et un dictionnaire général de jurisprudence, de droit constitutionnel, administratif et international; la conscience éclairée des lumières de la philosophie et la philosophie de M Pradier-Fodéré est profondément spiritualiste est la source d'où l'auteur fait découler les principes des lois qui doivent gouverner des peuples civilisés.

. Franck, Réformateurs et publicistes de l'Europe, dix-septième siècle, pp. 253-332; Glafey, Geschichte des Rechts der Vernunft, p. 98; L. de Neumann, Éléments, § 4, p. 17; Pradier-Fodéré, Essai biographique dans Le droit de Grotius; Wheaton, Hist., t. I, pp. 53-62; Cauchy, t. II, pp. 39-45; Hallam, Int. to the lit., vol II, pt. 3, ch. 4; Cantu, Hist. univ, t. XV, pp. 408 et seq.; Laurent, Hist, t. X, pp. 477 et seq.; Phillimore, Com., vol. I, préf., pp. XI, XII; Manning, pp. 20-25; Ward, Hist., vol. II, ch. 18; Mackintosh, Miscel. works, vol. I, pp. 54-57, 355 et seq.; Paley, Principles, préf.; Fiore, Nouv. droit int. pub., t. I, ch. 2; Halleck, ch. 1, § 14; Réal, Science, t. VIII, pp. 545 et seq.; Heffter, §5: Martens, Précis, § 12; Garden, Traité, t. I, pte. 1, p. 59; Schlegel, Vorlesungen, pp. 421 et seq.; Ompteda, Lit., t. II; Luden, Hugo Grotius; Butler, Life of Grotius; Burigny, Vie de M. Hugo Grotius; De Brandt et Cattenbourg, Vie de Grotius; Desjardins, Les derniers progrès du droit international, Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1882, p. 331; Nys, Le Droit de la guerre, p. 154; New American cyclopædia, v. Grotius; Alcorta, t. I, p. 385; Card, La guerre continentale, p. 14.

2. Dumont, Corps dipl., t. VI, pte. 1, p. 550; Léonard, Recueil, t. III; Traités publics de la maison royale de Savoie, t. I, p. 552.

Fin des guerres de religion. - La

mant contre

poids à l'Autriche.

la révolution française. Les traités célèbres qui ont rendu la paix à l'Europe en 1648, ont en effet proclamé la légitimité de la réforme, consacré en droit une entière égalité entre le catholicisme, le lutheranisme et le calvinisme, fermé l'ère des luttes religieuses et mis un terme aux guerres qui avaient déchiré si longtemps. l'Allemagne, facilité enfin l'agrandissement de la Prusse, qui devait désormais servir de contrepoids à la puissance de la maison d'Autriche.

Peu de temps après la paix de Westphalie, l'Espagne et la France signaient le traité dit des Pyrénées (1), qui eut pour double résultat d'amener l'union de l'infante Marie-Thérèse avec Louis XIV et de préparer l'avènement de la dynastie des Bourbons au trône d'Espagne.

La paix de Westphalie coïncide avec l'apparition de nouveaux publicistes qui se sont donné pour tâche d'approfondir les principes du droit des gens, et avec l'établissement de légations qui, par leur caractère de permanence, ont si puissamment contribué à la stabilité des relations internationales.

Depuis la paix de Westphalie jusqu'à la paix d'Utrecht, c'est-à-dire pendant une période d'un peu plus d'un demi-siècle, la politique internationale fut dominée par les prétentions de Louis XIV, qui s'efforça non seulement d'étendre les limites de la France jusqu'au Rhin, mais encore de s'emparer de la souveraineté sur l'Espagne et ses immenses colonies. Ces guerres furent suspendues par les traités d'Aix-la-Chapelle en 1668 (2), de Nimègue en 1678 (3) et de Ryswick en 1697 (4). Durant cette période les Provinces-Unies s'allièrent tantôt avec la France, tantôt avec l'Angleterre, selon les craintes que leur inspirait l'agrandissement de l'une ou de l'autre de ces puissances. Pendant ce temps l'Angleterre, de son côté, achevait sa révolution politique, et l'attitude de son gouvernement, secondée d'ailleurs par sa position géographique, l'isolait dans une certaine mesure des affaires du continent *.

1. Dumont, t. VI, pte. 2, p. 264; Léonard, t. IV; Savoie, t. II, pp. 1, 67.

2. Dumont, t. VII, pte. 1, p. 89; Léonard, t. IV.

3. Dumont, t. VII, pte. 1, p. 365; Léonard, t. IV.

4. Dumont, t. VII, pte. 2, pp. 381, 386, 399, 408, 421, 422.

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Wheaton, Hist., t. I, pp. 107 et seq; Cauchy, t. I, pp. 499 et seq. ; Cantu, Hist. univ., t. XV, pp. 327 et seq.; t. XVI, pp. 1 et seq.; Laurent, Hist., t. XI; Miraflores, Memoria historico legal; Mignet, Négociations, t. I; Capefigue, Richelieu; Mariana, Hist. general, t. IV; Coxe, L'Espagne, t. I ; t. II, pp. 1-18; Rivas, Succession; Hume, Hist., t. III; Halleck, ch. 1, § 16; Garden, Traité, t. I, pte. pp. 60 et seq.; Lawrence, Commentaires, p. 107.

C'est à dater de la paix de 1648 que les États européens ont commencé à entretenir entre eux des rapports plus intimes, plus fréquents, à se trouver tellement en contact que les changements opérés dans l'un ou l'agrandissement territorial d'un autre ont exercé une influence plus ou moins marquée sur la situation de tous. C'est dans ce nouvel ordre de choses qu'a pris sa source le principe qui, en se développant, a fini par constituer la base du droit international européen nous voulons parler de l'équilibre des grands États *.

Équilibre européen,

vention,

Mais comme dans les relations internationales il n'y a pas de Droit d'interprincipe qui ne renferme en soi ou ne crée un droit et des devoirs corrélatifs, ce principe de l'équilibre européen a logiquement et nécessairement donné naissance à ce qu'on appelle le droit d'intervention, que nous trouverons plus ou moins directement en jeu dans les questions de prépotence, de conquêtes et d'équilibre dont nous aurons à nous occuper (1)**.

Louis XIV et sa politi

paix de West

Les résultats de la paix de Westphalie, permanents quant au fond, ne le furent pas dans leur application, à cause de la politique que depuis la adoptée par Louis XIV. Au lieu de se borner à maintenir la pré-phalie, pondérance de la France sur les deux branches de la maison d'Autriche, ce souverain menaça à la fois l'indépendance de la Hollande et de l'Allemagne et la suprématie de l'Espagne sur ses provinces des Pays-Bas. Cette conduite du monarque français hâta la révolution de 1688 et poussa l'Angleterre à entrer dans la ligue d'Augsbourg. Un autre fait vint compliquer encore la situation déjà si critique de l'Europe ***.

Guerre de

succession en

La ligne masculine de la maison régnante en Espagne était à la veille de s'éteindre avec Charles II. Les souverains d'Autriche, de Espagne. France et de Bavière élevèrent chacun les mêmes prétentions au trône d'Espagne; et quoique Louis XIV eût renoncé à tous droits du chef de son mariage avec l'infante Marie-Thérèse, il n'hésita pas à les revendiquer de nouveau en faveur des enfants provenant de ce même mariage. L'Europe était intéressée à combattre les plans de Louis XIV, aussi bien que ceux de l'empereur d'Autriche, afin d'empêcher la prépondérance absolue que l'un ou l'autre

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Wheaton, Hist., t. I, pp. 110 et seq.; Cauchy, t. 11, pp. 127 et seq.; Heffter, § 9; Laurent, Hist., t. XI.

(1) Voir le livre III.

Wheaton, Hist., t. I, pp. 110 et seq.; Heffter, § 9.

*** Mignet, Négociations, t. I; Wheaton, Hist., t. I, pp. 114, 115; Laurent, Hist., t. XI.

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