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j'occupe peu de place dans ce grand abîme des ans! Je ne suis rien; ce petit intervalle n'est pas capable de me distinguer du néant où il faut que j'aille. Je ne suis venu que pour faire nombre, encore n'avoiton que faire de moi; et la comédie ne se seroit pas moins bien jouée, quand je serois demeuré derrière le théâtre. Ma partie est bien petite en ce monde, et si peu considérable, que quand je regarde de près, il me semble que c'est un songe de me voir ici, et que tout ce que je vois ne sont que de vains simulacres: Præterit figura hujus mundi (1).

Ma carrière est de quatre-vingts ans tout au plus; et pour aller là, par combien de périls faut-il passer? par combien de maladies, etc.? à quoi tient-il que le cours ne s'en arrête à chaque moment? ne l'ai-je pas reconnu quantité de fois? J'ai échappé la mort à telle et telle rencontre : c'est mal parler, J'ai échappé la mort. J'ai évité ce péril, mais non pas la mort : la mort nous dresse diverses embûches; si nous échappons l'une, nous tombons en une autre ; à la fin il faut venir entre ses mains. Il me semble que je vois un arbre battu des vents; il y a des feuilles qui tombent à chaque moment; les unes résistent plus, les autres moins que s'il y en a qui échappent de l'orage, toujours l'hiver viendra; qui les flétrira et les fera tomber : ou comme dans une grande tempête, les uns sont soudainement suffoqués, les autres flottent sur un ais abandonné aux vagues; et lorsqu'il croit avoir évité tous les périls, après avoir duré long-temps, un flot le pousse contre un écueil et le brise. Il en est de même le grand nombre

(1) I. Cor. vu. 31.

d'hommes qui courent la même carrière fait que quelques-uns passent jusques au bout; mais après avoir évité les attaques diverses de la mort, arrivant au bout de la carrière où ils tendoient parmi tant de périls, ils la vont trouver eux-mêmes, et tombent à la fin de leur course : leur vie s'éteint d'elle-même, comme une chandelle qui a consumé sa matière.

Ma carrière est de quatre-vingts ans tout au plus, et de ces quatre-vingts ans, combien y en a-t-il que je compte pendant ma vie? le sommeil est plus semblable à la mort : l'enfance est la vie d'une bête. Combien de temps voudrois-je avoir effacé de mon adolescence? et quand je serai plus âgé, combien encore? voyons à quoi tout cela se réduit. Qu'est-ce que je compterai donc ? car tout cela n'en est déjà pas. Le temps où j'ai eu quelque contentement, où j'ai acquis quelque honneur? mais combien ce temps est-il clairsemé dans ma vie? c'est comme des clous attachés à une longue muraille, dans quelques distances; vous diriez que cela occupe bien de la place; amassez-les, il n'y en a pas pour emplir la main. Si j'ôte le sommeil, les maladies, les inquiétudes, etc. de ma vie ; que je prenne maintenant tout le temps où j'ai eu quelques contentemens ou quelque honneur, à quoi cela va-t-il? Mais ces contentemens, les ai-je eus tous ensemble? les ai-je eus autrement que par parcelles? mais les ai-je eus sans inquiétude, et s'il y a de l'inquiétude, les donnerai-je au temps que j'estime, ou à celui que je ne compte pas ? et ne l'ayant pas eu à la fois, l'ai-je du moins eu tout de suite? l'inquiétude n'a-t-elle pas toujours divisé deux contentemens? ne s'est-elle pas toujours jetée à la

traverse

traverse pour les empêcher de se toucher? Mais que m'en reste-t-il des plaisirs licites? un souvenir inutile: des illicites? un regret, une obligation à l'enfer, ou à la pénitence, etc.

Ah! que nous avons bien raison de dire que nous passons notre temps! nous le passons véritablement, et nous passons avec lui. Tout mon être tient à un moment; voilà ce qui me sépare du rien: celui-là s'écoule, j'en prends un autre : ils se passent les uns après les autres; les uns après les autres je les joins, tâchant de m'assurer; et je ne m'aperçois pas qu'ils m'entraînent insensiblement avec eux, et que je manquerai au temps, non pas le temps à moi. Voilà ce que c'est que de ma vie; et ce qui est épouvantable, c'est que cela passe à mon égard; devant Dieu, cela demeure, ces choses me regardent. Ce qui est à moi, la possession en dépend du temps, parce que j'en dépends moi-même; mais elles sont à Dieu devant moi, elles dépendent de Dieu devant que du temps; le temps ne les peut retirer de son empire, il est au-dessus du temps: à son égard cela demeure, cela entre dans ses trésors. Ce que j'y aurai mis, je le trouverai : ce que je fais dans le temps, passe par le temps à l'éternité; d'autant que le temps est compris et est sous l'éternité, et aboutit à l'éternité. Je ne jouis des momens de ce plaisir que durant le passage; quand ils passent, il faut que j'en réponde comme s'ils demeuroient. Ce n'est pas assez dire, Ils sont passés, je n'y songerai plus : ils sont passés, oui pour moi, mais à Dieu, non; il m'en demandera compte.

Eh bien! mon ame, est-ce donc si grande chose BOSSUET. XVI.

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que cette vie? et si cette vie est si peu de chose, parce qu'elle passe, qu'est-ce que les plaisirs qui ne tiennent pas toute la vie, et qui passent en un moment? cela vaut-il bien la peine de se damner? cela vaut-il bien la peine de se donner tant de peines, d'avoir tant de vanité? Mon Dieu, je me résous de tout mon cœur en votre présence de penser tous les jours, au moins en me couchant et en me levant, à la mort. En cette pensée, j'ai peu de temps, j'ai beaucoup de chemin à faire, peut-être en ai-je encore moins que je ne pense; je louerai Dieu de m'avoir retiré ici pour songer à la pénitence. Je mettrai ordre à mes affaires, à ma confession, à mes exercices avec grande exactitude, grand courage, grande diligence; pensant non pas à ce qui passe, mais à ce qui demeure.

FIN DU TOME DOUZIÈME.

DU TOME DOUZIÈME.

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SERMON POUR LE SAMEDI APRÈS LES CENDRES. Sur l'Eglise.
- Fermeté immobile de l'Eglise au milieu des furieuses
tempêtes qui l'ont agitée. Principe d'opposition aux vé-

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