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allait sur-le-champ au-delà; elle me donnait la faculté de vivre de la vie de l'individu sur laquelle elle s'exerçait en me permettant de me substituer à lui, comme le derviche des Mille et une Nuits prenait le corps et l'âme des personnes sur lesquelles il prononçait certaines paroles.

D

Lorsque, entre onze heures et minuit, je rencontrais un ouvrier et sa femme revenant de l'Ambigu-Comique, je m'amusais à les suivre depuis le boulevard du Pont-aux-Choux jusqu'au boulevard Beaumarchais. Ces braves gens parlaient d'abord de la pièce qu'ils avaient vue; de fil en aiguille ils arrivaient à leurs affaires; la mère tirait son enfant par la main sans écouter ni ses plaintes ni ses demandes. Les deux époux comptaient l'argent qui leur serait payé le lendemain. Ils le dépensaient de vingt manières différentes. C'étaient alors des détails de ménage, des doléances sur le prix

excessif des pommes de terre ou sur la lo.. · gueur de l'hiver et le renchérissement des mottes, des représentations énergiques sur ce qui était dû au boulanger, enfin des discussions qui s'envenimaient et où chacun déployait son caractère en mots pittoresques. En entendant ces gens, je pouvais épouser leur vie, je me sentais leurs guenilles sur le dos, je marchais les pieds dans leurs souliers percés; leurs désirs, leurs besoins, tout passait dans mon âme et mon âme passait dans la leur; c'était le rêve d'un homme éveillé. Je m'échauffais avec eux contre les chefs d'atelier qui les tyrannisaient ou contre les mauvaises pratiques qui les faisaient revenir plusieurs fois sans les payer. Quitter ses habitudes, devenir un autre que soi par l'ivresse des facultés morales et jouer ce jeu à volonté, telle était ma distraction. A quoi dois-je ce don? Est-ce une seconde vue? Est-ce une de ces qualités

dont l'abus mènerait à la folie? Je n'ai jamais recherché les causes de cette puissance; je la possède et je m'en sers, voilà tout. »

Nous avons transcrit ces lignes, doublement intéressantes, parce qu'elles éclairent un côté peu connu de la vie de Balzac, et qu'elles montrent chez lui la conscience de cette puissante faculté d'intuition qu'il possédait déjà à un si haut degré et sans laquelle la réalisation de son œuvre eût été impossible. Balzac, comme Vichnou, le dieu indien, possédait le don d'avatar, c'est-à-dire celui de s'incarner dans

des

corps différents et d'y vivre le temps qu'il voulait; seulement, le nombre des avatars de Vichnou est fixé à dix: ceux de Balzac ne se comptent pas, et de plus il pouvait les provoquer à volonté. Quoique cela semble singulier à dire en plein XIXe siècle, Balzac fut un voyant. Son mérite d'observateur, sa perspicacité de physiologiste, son génie d'écrivain

ne suffisent pas pour expliquer l'infinie variété des deux ou trois mille types qui jouent un rôle plus ou moins important dans la Comédie humaine. Il ne les copiait pas, il les vivait idéalement, revêtait leurs habits, contractait leurs habitudes, s'entourait de leur milieu, était eux-mêmes tout le temps nécessaire. De là viennent ces personnages soutenus, logiques, ne se démentant et ne s'oubliant jamais, doués d'une existence intime et profonde, qui, pour nous servir d'une de ses expressions, font concurrence à l'état civil. Un véritable sang rouge circule dans leurs veines au lieu de l'encre qu'infusent à leurs créations les auteurs ordinaires.

Cette faculté, Balzac ne la possédait d'ailleurs que pour le présent. Il pouvait transporter sa pensée dans un marquis, dans un financier, dans un bourgeois, dans un homme du peuple, dans une femme du monde, dans

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une courtisane, mais les ombres du passé n'obéissaient pas à son appel : il ne sut jamais, comme Goethe, évoquer du fond de l'antiquité la belle Hélène et lui faire habiter le manoir gothique de Faust. Sauf deux ou trois exceptions, toute son œuvre est moderne; il s'était assimilé les vivants, il ne ressuscitait pas les morts. L'histoire même le séduisait peu, comme on peut le voir par ce passage de l'avantpropos qui précède la Comédie humaine : « En lisant les sèches et rebutantes nomenclatures de faits appelées histoires, qui ne s'est aperçu que les écrivains ont oublié dans tous les temps, en Egypte, en Perse, en Grèce, à Rome, de nous donner l'histoire des mœurs? Le morceau de Pétrone sur la vie privée des Romains irrite plutôt qu'il ne satisfait notre curiosité. »

Cette lacune laissée par les historiens des sociétés disparues, Balzac se proposa de la combler pour la nôtre, et Dieu sait s'il rem

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