Images de page
PDF
ePub

rappeler que le 30 novembre 1854, un firman du Vice-Roi concédait à M. de Lesseps le droit exclusif de constituer une compagnie dans le but de percer l'isthme qu'un canal relierait ensuite au Nil. Le 19 mai 1855, une réserve fut apportée aux termes généraux du firman. Le Pacha envoyait une copie de ce document au concessionnaire : « la concession faite à la compagnie universelle de l'isthme de Suez devant être ratifiée par le Sultan. Quant aux travaux, continuait la lettre d'en voi, ils ne pourront être commencés qu'après obtention de l'autorisation de la Sublime-Porte. Cette réserve fut renouvelée par le Vice-Roi, lorsque le 5 janvier 1856, il approuva les statuts de la compagnie. M. de Lesseps n'avait donc plus qu'à se pourvoir auprès du Gouvernement ottoman pour obtenir son adhésion. Mais jusqu'à ce jour nul succès de ce côté. Pourquoi? c'est que ce n'était pas la Porte, mais l'Angleterre qui refusait. On verra plus loin (Grande-Bretagne) que la question fut portée devant le Parlement, où les orateurs les plus populaires, ceux que n'aveuglait point un étroit égoïsme national, M. Gladstone, lord Russell, M. Roebuck, M. Milne Gibson et M. Bright, se prononcèrent hautement pour le percement du canal de Suez. Mais cette fois encore l'opposition ancienne, prononcée, du gouvernement dont lord Palmerston était l'organe, l'emporta: 290 voix contre 60 condamnèrent l'entreprise. Il serait surabondant de rappeler les motifs déterminants de cette opposition tenace et invétérée. Ils pouvaient se résumer dans les trois objections suivantes. La première qui d'ailleurs entraînait les autres, c'est que le percement de l'isthme menacerait les établissements anglais dans l'Inde. Les autres objections portaient, l'une sur une prétendue influence exclusive de la France, la seconde sur un surcroît d'indépendance qui en résulterait pour l'Égypte vis-à-vis du Sultan. Quant à la Sublime Porte elle-même, ce n'était pas une opposition ouverte qu'elle faisait. D'après certains documents produits par le chef de l'entreprise, elle y verrait plutôt une issue favorable à ses intérêts, et n'annoncerait d'autre prétention que de faire régler, une fois les travaux accomplis, les questions de surveillance, de police et de neutralité, d'un commun accord entre toutes les puissances intéressées. M. de Lesseps se

1858

30

trouvait donc en réalité en présence de l'Angleterre seulement. Dans ces circonstances, il résolut de tourner l'obstacle. Comment? en intéressant dans l'entreprise les capitaux du monde financier, en d'autres termes, en appelant par une souscription générale tous ceux qui auraient foi dans l'œuvre projetée, à en recueillir les avantages. En ouvrant cette souscription (octobre), M. de Lesseps en exposa les avantages commerciaux et financiers: 1° le droit d'ouvrir à travers l'isthme de Suez un canal de grande navigation, destiné à réunir la Méditerranée à la mer Rouge et aux mers des Indes, de la Chine, etc.; 2o la jonction du Nil au canal de grande navigation traversant l'isthme de Suez, au moyen d'un canal d'irrigation et de navigation fluviale; la mise en valeur de 133,000 hectares de terres concédés à la Compagnie, dont 63,000 hectares de terres cultivables, et 70,000 hectares formant une bande de deux kilomètres de largeur sur chaque rive des canaux et autour de chaque port. Le prospectus ajoutait, que le canal à travers l'isthme de Suez abrégerait de 3,000 lieues la traversée entre l'Europe et la mer des Indes, et économiserait une somme immense à la grande navigation. Le capital de la Compagnie était fixé à 200 millions de francs, divisés en 400,000 actions de 500 francs chacune. Nous ne pousserons pas plus avant les détails et les conditions de cette entreprise, qui n'avait pas seulement un but national et en vue de la France, mais international et en vue des intérêts du monde entier. Politiquement, ce que voulait l'initiateur du projet de percement de l'isthme de Suez, c'était de se poser visà-vis du Gouvernement de la Graude-Bretagne avec un argument rarement sans effet, celui du fait accompli : une entreprise appuyée sur les capitaux fournis par toutes les nations commerçantes ou maritimes. Comment le Gouvernement anglais, et, après lui, la Sublime Porte résisteraient-ils indéfiniment à l'action d'un pareil levier (1)?

Dans l'état présent des choses, on pouvait se faire une idée

(1) Le défaut d'espace ne nous permettant pas d'entrer dans de plus grands développements sur cet « Episode de l'histoire du XIXe siècle, comme l'appelle M. E. Desplaces dans l'ouvrage si complet qu'il a publié sous ce titre le Canal de Suez, nous y renvoyons volontiers le lecteur.

de l'importance du mouvement commercial dans ces parages. En 1857, le nombre des bâtiments entrés dans le port de Suez avait été de 55, et le nombre des bâtiments qui en étaient sortis, de 56. A l'arrivée, il y avait eu 3,642 passagers, et au départ, 3,762, parmi lesquels 2,752 soldats anglais ayant pris la voie d'Égypte pour se rendre dans l'Inde. Dans l'ensemble du mouvement de la même année, la Compagnie pénitentiaire et orientale avait figuré pour 93 navires (ou traversées), mesurant 107,760 tonneaux, et portant 9,257 passagers civils et militaires. Dans le même ensemble, la Compagnie australienne comptait, pour 18 navires, 36,740 tonneaux et 899 passagers. Le numéraire transporté par ces Compagnies représentait, pour la première, une valeur de 659,893,122 fr., et, pour la seconde, de 46,323,655 fr., formant ensemble un total de 706,216,777 fr. A aucune époque, le transit des espèces par Suez n'avait atteint de telles proportions. On comprend qu'à raison des événements de l'Inde et de la Chine, et du transport toujours plus considérable de troupes, la navigation du port de Suez avait dû prendre, dans ces derniers temps, une plus grande extension.

TUNIS.

A entendre quelques fanatiques, le Bey n'avait pas sévi d'une manière digne des espérances qu'avait fait concevoir son avénement, contre les auteurs des scènes féroces que nous avons rapportées (Ann. 1856 et 1857), et dont le prétendu blasphème d'un israélite avait été l'occasion. Comprenant enfin que, dans le grand mouvement de ce siècle, il ne lui était guère permis de persister plus longtemps dans de si dangereux errements, Sidi-Mohammed prit le parti de suivre plutôt le sage exemple de son prédécesseur Achmet, et d'entrer hardiment dans les voies de l'équité, et, dès lors, de la civilisation. Les principes généraux de la Constitution octroyée solennellement par ce Prince, en son palais du Bardo, et en présence de la divinité qu'il invoquait, sont connus (v. Ann. 1857). Égalité des sujets devant l'impôt, devant la loi; abolition des monopoles commerciaux et industriels; admission des chrétiens à la pro

priété territoriale, et des juifs au droit commun. Ils pourraient même entrer dans la composition des tribunaux. Des juridictions mixtes prononceraient entre justiciables de cultes différents. Quant aux israélites en particulier, ils obtenaient une autre insigne faveur, celle de quitter le bonnet noir pour la chachia (calotte rouge) des musulmans. Il n'y avait donc plus à douter de l'esprit libéral du Gouvernement. De plus grandes réformes étaient annoncées; on défricherait le pays, on restaurerait les édifices publics. Des routes seraient pratiquées, et la Régence s'ouvrirait à la curiosité des voyageurs. Enfin, on songeait, au moyen d'un système de chemins de fer, en projet, à se rattacher à l'Algérie. Inutile d'ajouter que l'influence des agents étrangers, et surtout de la France, était pour beaucoup dans toutes ces innovations, où il ne s'agissait plus que de persister.

Tout en posant les bases d'une administration exclusive de l'arbitraire et du monopole, le Bey ne perdait pas de vue que la sûreté des transactions reposait sur la confiance que devait inspirer le système monétaire. Or, la monnaie de cuivre actuellement en circulation avait donné lieu à des plaintes générales de la part du commerce européen et des consuls. Les 2 et 5 août, décrets aux termes desquels, 1o la monnaie de cuivre en circulation ne devra plus avoir cours, après 30 jours, que pour la moitié de sa valeur nominale; 2o la perte de l'autre moitié sera remboursée au détenteur au moyen de bons du Gouvernement. Ordre, en outre, donné à l'hôtel de la monnaie (Dar-el-Sekha), de suspendre la fabrication des pièces de cuivre.

Après avoir doté le pays en général d'une Constitution, le mouchir Mohamed-Pacha entra dans une voie jusque-là inconnue en Orient, celle des institutions municipales. Tunis eut un conseil municipal. Ainsi le vassal s'avançait plus rapidement que le suzerain vers une certaine assimilation de la législation avec les lois européennes.

Le décret introductif de cette innovation était intitulé: Constitution organique du Conseil municipal de Tunis, et débutait ainsi : « Louange à Dieu! Constitution organique du conseil municipal institué pour l'utilité générale des habitants du pays. » Suivait cette charte municipale en 24 articles, dont on citera les

dispositions principales : 1. Le conseil serait choisi parmi les notables. 2. Les opinions qui y seraient émises seraient transcrites sur un registre, afin de rendre possible au Bey l'exécution des mesures par lui sanctionnées. 3. Le conseil serait chargé de l'examen des questions relatives aux revenus « affectés aux besoins de la capitale. » Il s'occuperait de la location des immeubles municipaux, examinerait les questions relatives à la conservation des édifices publics de la cité, à l'entretien des rues. En cas de dissidence dans le conseil, la majorité l'emporterait. Mais voici venir une disposition quelque peu rigoureuse : « Le public ne sera pas admis aux séances des délibérations du conseil; ses décisions ne seront communiquées au public qu'après qu'elles auront obtenu notre sanction. » Autre disposition inattendue, c'est que le soin de la police des rues était commis au président. Il était chargé aussi de surveiller les revenus affectés aux besoins de la ville, de régler les dépenses. Le président avait à cet égard les attributions des préfets. En effet, il était chargé en outre de soumettre au conseil le budget des recettes et des dépenses. L'article 10 donnait au conseil la faculté d'exproprier pour cause d'utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité.

Défense aux habitants de gêner d'une façon quelconque la circulation: «< car, disait l'article 15 (ce que l'on chercherait vainement dans les ordonnances de certains pays civilisés), les rues appartiennent, à proprement parler, aux passants. » Puis d'autres et sages prescriptions d'utilité locale. Interdiction d'encombrer la voie publique par des matériaux de construction ou autres obstacles. Et, progrès inévitable : des agents nommés par le conseil pour la surveillance des rues, devaient faire connaître au président les contraventions faites à ce règlement. Comme sanction pénale, le décret établissait, suivant les cas, un système d'amendes, dont la fixation était confiée à deux membres du conseil; mais l'exécution ou le recouvrement de l'amende était remise « à l'autorité naturelle du contrevenant, attendu que le conseil n'a aucun pouvoir de contrainte. » Ainsi, nulle confusion de pouvoirs dans ce remarquable règlement. Le conseil était chargé en outre de diriger l'alignement des marchés,

« PrécédentContinuer »