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grandes villes, on rend public le nombre des naissances au bout de l'année; et sur la règle exacie et sûre que vient de donner un Hollandais aussi habile qu'infatigable, on sait le nombre des habitants par celui des naissances. Voilà déjà un des objets de la curiosité de quiconque veut lire l'histoire en citoyen et en philosophe. Il sera bien loin de s'en tenir à cette connaissance; il recherchera quel a été le vice radical et la vertu dominante d'une nation; pourquoi elle a été puissante ou faible sur la mer; comment et jusqu'à quel point elle s'est enrichie depuis un siècle: les registres des exportations peuvent l'apprendre. Il voudra savoir comment les arts, les ma nufactures se sont établies; il suivra leur passage et leur retour d'un pays dans un autre. Les changements dans les mœurs et dans les lois seront enfin son grand objet. On saurait ainsi l'histoire des hommes, au lieu de savoir une faible partie de l'histoire des rois et des cours.

En vain je lis les annales de France; nos historiens se taisent tous sur ces détails. Aucun n'a eu pour devise: Homo sum, humani nil à me alienum puto. Il faudrait donc incorporer avec art ces connaissances utiles dans le tissu des évènements. Je crois que c'est la seule manière d'écrire l'histoire moderne en vrai politique et en vrai philosophe. Traiter l'histoire ancienne, c'est compiler, je pense, quelques vérités avec mille mensonges. Cette histoire n'est peut-être utile que de la même manière dont l'est la fable, par de grands évènements qui fout le sujet perpétuel de nos tableaux, de nos poëmes, de nos conversations, et dont on tire des

traits de morale. Il faut savoir les exploits d'Alexandre, comme on sait les travaux d'Hercule. Enfin cette histoire ancienne me paraît, à l'égard de la moderne, ce que sont les vieilles médailles en comparaison des monnaies courantes; les premières restent dans les cabinets; les secondes circulent dans l'univers pour le commerce des hommes. il faut Mais pour entreprendre un tel voyage, des hommes qui connaissent autre chose des livres; il faut qu'ils soient encouragés par le gouvernement, autant au moins pour ce qu'ils feront, que le furent les Boileau, les Racine, les Valincourt, pour ce qu'ils ne firent point; et qu'on ne dise pas d'eux ce que disait de ces messieurs un commis du trésor royal, homme d'esprit : « Nous n'avons vu >> encore d'eux que leur signature.

ART. XII. De l'utilité de l'histoire.

que

CET avantage consiste surtout dans la comparaison qu'un homme d'état, un citoyen, peut faire des lois et des mœurs étrangères avec celles de son pays; c'est ce qui excite l'émulation des nations mo‐ derues dans les arts, dans l'agriculture, dans le

commerce.

Les grandes fautes passées servent beaucoup en tout genre. On ne saurait trop remettre devant les yeux les crimes et les malheurs. On peut, quoi qu'on en dise, prévenir les uns et les autres. L'histoire du tyran Christiern peut empêcher une nation de confier le pouvoir absolu à un ty ran; et le désastre de Charles XII devant Pultava, avertit un général de ne pas s'enfoncer dans l'Ukraine sans avoir des vivres.

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C'est pour avoir lu les déta Is des batailles de Crécy, de Poitiers, d'Azincour, de Saint Quentin, de Gravelines, etc., que le célèbre maréchal de Saxe se déterminait à chercher, autant qu'il pouvait, ce qu'il appelait des affaires de postes.

Les exemples font un grand effet sur l'esprit d'un prince qui lit avec attention. Il verra que Henri IV n'entreprenait sa grande guerre, qui devait changer le système de l'Europe, qu'après s'être assuré du nerf de la guerre, pour la pouvoir soutenir plusieurs années sans aucun nouveau secours de fi

nances.

Il verra que la reine Élisabeth, par les seules ressources du commerce et d'une sage économie, résista au puissant Philippe II; et que de cent vaisseaux qu'elle mit en mer contre la flotte invincible, les trois quarts étaient fournis par les villes commerçantes d'Angleterre.

La France, non entamée sous Louis XIV, après neuf ans de la guerre la plus malheureuse montra évidemment l'utilité des places frontières qu'il construisit. En vain l'auteur des causes de la chute de l'empire romain blâme-t il Justinien d'avoir eu la même politique; il ne devait blâmer que les empereurs qui négligèrent ces places frontières, et qui ouvrirent les portes de l'empire aux barbares.

Un avantage que l'histoire moderne a sur l'ancienne, c'est d'apprendre à tous les potentats que depuis le quinzième siècle, on s'est toujours réun¡ contre une puissance trop prépondérante. Ce système d'équilibre a toujours été inconnu des anciens: et c'est la raison des succès du peuple romain qui,

ayant formé une milice supérieure à celle des autres peuples, les subjugua l'un après l'autre, du Tibre jusqu'à l'Euphrate.

Il est nécessaire de remettre souvent sous les yeux les usurpations des papes, les scandaleuses discordes de leurs schismes, la démence des disputes de controverse, les persécutions, les guerres enfantées par cette démence, et les horreurs qu'elles ont produites.

Si on ne rendait pas cette connaissance familière aux jeunes gens; s'il n'y avait qu'un petit nombre de sayants instruits de ces faits, le public serait aussi imbécille qu'il l'était du temps de Grégoire VII. Les calamités de ces temps d'ignorance renaîtraient infailliblement, parce qu'on ne prendrait aucune précaution pour les prévenir. Tout le monde sa t à Marseille par quelle inadvertance la peste fut apportée du levant, et on s'en préserve.

Anéantissez l'étude de l'histoire, vous verrez peutêtre des Saint-Barthélemi en France, et des Cromwell en Angleterre.

ART. XIV. Fragment sur la Saint-Barthélemi.

On prétend en vain que le chancelier de l'Hospital et Christophe de Thou, premier président, disaient souvent: Excidat illa dies (1)! que ce jour périsse ! Il ne périra point; ces vers même en conservent la mémoire. Nous fîmes aussi nos efforts autrefois pour le perpétuer. Virgile avait mieux réussi que nous à transmettre aux siècles futurs la

(1) Ce sont des vers de Silius Italicus: Excidat illa dies ævo, nec postera credant sæcula.

.etc.

journée de la ruine de Troie. La grande poésie s'occupa toujours d'éterniser les malheurs des hommes.

Nous fûmes étonnés de trouver, en 1758, près de deux cents ans après la Saint-Barthélemi, un livre contre les protestants, dans lequel est une dissertation sur ces massacres; l'auteur veut prouver ces quatre points qu'il énonce ainsi :

1°. Que la religion n'y a eu aucune part;
2o. Que ce fut une affaire de proscription;
3o. Qu'elle n'a dû regarder que Paris;

4°. Qu'il y a péribeaucoup moins de monde qu'on n'a écrit.

Au 1o. nous répondrons: Non sans doute, ce ne fut pas la religion qui médita et qui exécuta les massacres de la Saint-Barthélemi; ce fut le fanatisme le plus exécrable. La religion est humaine, parce qu'elle est divine; elle prie pour les pécheurs, et ne les extermine pas; elle n'égorge point ceux qu'elle veut instruire. Mais si on entend ici par religion ces querelles sanguinaires de religion, ces guerres intestines qui couvrirent de cadavres la France entière pendant plus de quarante années, il faut avouer que cet effroyable abus de la religion arma les mains qui commirent les meurtres de la Saint-Barthélemi. Nous convenons que Catherine de Médicis, le duc de Guise, le cardinal de Birague, et le maréchal de Retz, qui conseillèrent ces massacres, n'avaient pas plus de religion que monsieur l'abbé (1) qui en veut diminuer l'horreur. Il nous reproche d'avoir appelé Birague cardinal, sous prétexte qu'ik (1) Caveyrac.

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