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de son droit de conservation, tenir compte des intérêts des autres et aussi de ceux de la communauté internationale (n°* 2531 et 253'). C'est pour cela que nous avons admis que, sauf les limitations réclamées par leur conservation personnelle, les Etats ont l'obligation d'ouvrir leur territoire aux ressortissants des autres nations (n° 441' et s.), Mais, à cet égard, il n'y a évidemment aucun motif de distinguer entre le territoire terrestre et le territoire maritime. L'ouverture du territoire maritime s'mpose même en réalité davantage, car souvent ce territoire conduit directement à un espace du globe qui, comme la mer, est mis par la nature à la disposition de tous les peuples. Si telle est la vérité juridique, il y a donc lieu, par la seule application de l'idée de souveraineté entendue dans son sens moderne, de poser comme une règle du droit international la liberté du passage dans le canal unissant deux mers qu'un Etat a creusé sur son territoire, sauf à cet Etat à pourvoir par des règlements administratifs et par des mesures de police aux exigences légitimes de sa propre sûreté et à la protection de ses intérêts commerciaux, financiers et fiscaux. La conception relative de la souveraineté, si elle permet d'assurer le libre usage innocent du canal, en temps de paix et en temps de guerre, pour tous les navires étrangers, de commerce ou de guerre, ne saurait toutefois suffire à mettre le canal à l'abri des détériorations et de la destruction dans le cas où la puissance territoriale est elle-même engagée dans une guerre territoire appartenant à cette puissance, il est alors en effet susceptible de servir de théâtre aux hostilités. Le seul moyen d'assurer, en cette hypothèse, la protection du canal est d'en établir la neutralité. Mais un pareil résultat ne saurait être atteint que par des engagements particuliers pris à l'occasion d'une guerre par les belligérants, ou encore, et mieux, par un accord général collectif, consenti dès le temps de paix par toutes les puissances maritimes. C'est de cette dernière manière, on le verra (n° 512), qu'il a été procédé spécialement pour le canal de Suez. Comp. n° 518', note.

511. De l'interdépendance et de la solidarité des rapports internationaux qui obligent ainsi un Etat à permettre à tous les peuples la navigation d'un canal dont il a la souveraineté, la doctrine (1) et la pratique (2) ont parfois voulu tirer encore une

(1) V. Abribat, op. cit., pp. 208-209.

(2) Comp. la protestation de Lord Salisbury contre le monopole attribué à M. de Lesseps par le firman de 1856 pour le percement de l'isthme de Suez: « Je mets en doute sérieux le droit du sultan ou du khédive de priver les autres peuples du droit naturel de passer à travers l'isthme de Suez pour

autre conséquence en ce qui concerne les canaux maritimes. On a prétendu qu'en raison du commerce international un Etat ne pouvait pas, de sa seule volonté, sans le consentement de toutes les puissances, construire sur son territoire un canal interocéanique. En effet, a-t-on dit, un Etat, s'il est souverain de son sol, ne doit pas faire usage de son autorité suprême pour y exécuter des ouvrages qui seraient susceptibles de léser les droits et les intérêts de nations étrangères; or, lorsqu'un Etat creuse un canal maritime à travers son domaine, il compromet plus ou moins la tranquillité et la sécurité externe d'un certain nombre de peuples, car, ceux-ci, à cause de la nouvelle voie, vont se trouver moins éloignés qu'auparavant d'Etats plus forts ou plus énergiques, désireux d'étendre leur influence politique ou économique. D'autre part, ajoute-t-on, l'établissement d'un canal modifie la forme de la mer or, si la mer est une res nullius, tous les pays peuvent bien également profiter des services qu'elle rend à l'homme mais aucun d'eux n'a le droit de l'utiliser exclusivement pour son usage particulier, et, si elle est une res communis, il n'appartient qu'aux nations dont elle est la copropriété de décider collectivement s'il convient de la transformer pour introduire des modifications dans la façon de l'exploiter. Une pareille prétention nous paraît quelque peu excessive. Creuser un canal, ce n'est pas modifier la mer, c'est seulement transformer un territoire : après son établissement, la mer demeure en effet ce qu'elle était avant sa création; l'usage en reste toujours aussi libre pour tous les Etats. On ne saurait davantage soutenir que la conséquence de l'interdépendance et de la solidarité des Etats est d'empêcher une nation de changer à son gré la forme de son territoire, car, s'il devait en être ainsi, ce serait à la suppression et non pas uniquement à la limitation de sa souveraineté qu'en réalité elles conduiraient résultat assurément inadmissible. Au surplus, ce sont les intérêts de l'ensemble des Etats, c'est-à-dire de la communauté internationale, et non point ceux d'Etats déterminés, qu'il y a lieu de prendre en considération; et, pour cet ensemble, le creusement d'un canal, par les facilités qu'il apporte aux communications, présente toujours plus d'avantages que d'inconvénients.

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le commerce du monde... Il s'agit de cette question supérieure de savoir jusqu'à quel point les gouvernements ont droit d'accorder à certaines personnes des concessions de nature à interdire la mise en œuvre des moyens de transport qui appartiennent au commerce du monde à titre de droit primordial ». V. Labrousse, Des servitudes en droit international public, 1911, p. 164.

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IV.

LE RÉGIME DES PRINCIPAUX CANAUX MARITIMES

1. Canal de Suez (1)

L'idée d'établir un canal joignant à travers l'Egypte la mer Méditerranée à la mer Rouge remonte à la plus haute antiquité. D'après Pline et Strabon, elle aurait été réalisée par Sėsostris qui régnait en Egypte de 1394 à 1328 avant Jésus-Christ. D'après Hérodote, l'honneur de l'entreprise devrait au contraire revenir à Néchao II, roi d'Egypte de 611 à 595, mais celui-ci aurait simplement amorcé le canal: continué par Darius I", de 521 à 485, il n'aurait été terminé que par Ptolémée II Philadelphe en 277. Qu'i! ait été l'œuvre de Sésostris ou celle de Néchao, le canal ne traversait pas l'isthme de Suez; il empruntait simplement une branche du Nil en partant de Bubaste pour aboutir aux environs de Suez, à

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(1) L'histoire de la construction du canal de Suez et les questions de droit international soulevées par le canal ont fourni matière à de nombreux travaux. Citons d'abord les documents publiés par M. F. de Lesseps sous ces titres : Percement de l'isthme de Suez, 1855-1860 et Lettres, journal et documents pour servir à l'histoire du canal de Suez, 1854-1869, 1875-1881. Indiquons en outre les ouvrages et articles suivants: Amos, The purchase of the Suez canal shores, 1876. Asser, Le canal de Suez et la convention de Constantinople, R. D. I., t. XX, p. 529. Aulneau, Suez et Panama, Annales des sciences politiques, 1909, p. 635. Autran, Revue internationale de droit maritime, 1886, p. 728. D'Avril, Négociations relatives au canal de Suez, Revue d'histoire diplomatique, t. II, pp. 1-26, 161_189. Charles-Roux, L'isthme et le canal de Suez, 1901. Camand, Etude sur le régime juridique du canal de Suez, 1899. Contuzzi, Il canale di Suez, 1908. Dedreux, Der Suezkanal in internationalen Rechte unter Berücksichtigung seiner Vorgeschichte, 1913. Desplaces, Le canal de Suez, 1858. Dufour, Urkunden zur Geschichte des Suezkanal, 1913. Flachat, Fitzgerald. The great canal of Suez, 1876. Mémoire sur les travaux de l'isthme de Suez. Marius Fontane, Le canal maritime de Suez illustré: histoire du canal et de ses travaux. Fournier de Flaix, L'indépendance de l'Egypte et le régime international du canal de Suez, 1883. De Freycinet, La question d'Egypte, 2e édit., 1905. von Grünan, Die staats-und völkerrechtliche Stellung Egyptens, 1903. Lieutenant-colonel Hawkshaw, Rapport sur les travaux du canal de Suez. Hennebert, Les Anglais en Egypte: l'Angleterre et le Mahdi; Arabi et le canal de Suez. Jacobs, Die schiffahrtsfreiheit im Suezkanal, 1912. Lesage, L'invasion anglaise en Egypte: l'achat des actions de Suez (novembre 1875), 1906. Le Saint, L'isthme de Suez: essais de canalisation dans les temps anciens et au moyen âge, projets de M. de Lesseps, phases diverses de la question, 1866. De Lesseps, Origines du canal de Suez, 1890. F. de Martens, La question égyptienne et le droit international, R. D. I., t. XIV, p. 355. Martin, La question d'Egypte, l'Angleterre et le canal de Suez, 1892. Hugh Morrisson, List of books and of articles in periodicals relating to interoceanic canal and railway routes, Washington, 1900. Ungard Edler v. Othalon, Der Suezkanal, 1905. La question égyptienne devant la nation: pas d'intervention, par un Officier de l'armée française, 1882. Rambaud, L'isthme et le canal de Suez, Revue des Deux-Mondes, 1" février

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Patumos ou Colzum. Mais on le laissa peu à peu s'ensabler. Les Romains, sous Trajan (98-117 après Jésus-Christ) et sous Adrien (117-138), le rétablirent. Remis de nouveau en état après la conquête musulmane de l'Egypte par le Khalife Omar (634-644), il disparut en 775, détruit par le Khalife Abou-Jafaz-el-Manzor qui voulait empêcher que par lui son neveu révolté Mohammedben-Ali-Thaleb, ne reçût des secours en hommes et en vivres (1).

au

Ce ne fut qu'à la fin du XVe siècle qu'on songea à établir en Egypte une voie de navigation entre la mer Rouge et la Méditerranée. Mais, à partir de cette époque, les projets se multiplièrent. Il ne s'agissait plus alors d'employer la voie du Nil; c'est l'isthme de Suez qu'on entendait percer. Aucun de ces projets ne parvint toutefois à un résultat, qu'ils fussent la pensée de gouvernants, de philosophes ou de publicistes projet de Venise en 1498; projets du sultan Sélim II de 1566 à 1574, du grand vizir Sokolli en 1588, des sultans Mustapha I, 1617-1618, et Mustapha III, 1757-1774; mémoire adressé par Leibnitz à Louis XIV (Consilium ægyptiacum); propositions émises XVIII siècle par d'Argenson (Journal et Mémoires) et par Voltaire (Essai sur les mœurs, chap. CXLII). L'idée parut devoir prendre corps davantage à l'époque de la Révolution française. Lors de l'expédition d'Egypte, un arrêté du Directoire du 12 avril 1798 donna comme instructions au général Bonaparte « de faire couper l'isthme de Suez et de prendre toutes les mesures pour assurer la libre et exclusive possession de la mer Rouge à la République française », et, se conformant à cet ordre, le vainqueur des Pyramides, après avoir fait procéder en 1799 à un examen des lieux par une commission de techniciens, chargea un ingénieur, M. Lepère, de faire un rapport sur la question. Mais l'armée française dut évacuer l'Egypte avant qu'un projet pût être définitivement institué : ce ne fut qu'en 1800 que M. Lepère terminait son rap

Rossignol, Le canal de Suez, 1898.

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1904. Louis Renault, Le canal de Suez: étude de droit international, La Loi des 16, 17 et 19 août 1882. Rolin-Jaequemyns, R. D. I., t. II, p. 314. Silvestre, L'isthme de Suez (1854-1869), 1869. Elie Sorin, Histoire de la jonction des deux mers, 1870. Suter, Het troctaat van Constantinopel van 29 october 1888, 1890. Swinderen, Het Suezkanaal, 1886. Travers-Twiss, La neutralisation du canal de Suez, R. D. I., t. VII, p. 682; De la sécurité de la navigation dans le canal de Suez, R. D. I., t. XIV, p. 572; Le canal maritime de Suez et la commission internationale de Paris, R. D. I., t. XVII, p. 615. Voisin-Bey, Historique administratif et actes constitutifs de la Compagnie de Suez, 1902. V. aussi Délibération et conclusions de l'Institut de droit international sur le canal de Suez, 1878, R. D. I., t. X, p. 380; t. XII, p. 100. Livres jaunes français sur le canal de Suez. On trouve une bibliographie très complète de l'isthme et du canal de Suez dans le tome II de l'ouvrage de M. Charles-Roux. (1) Les vestiges de ce canal existent encore aux environs de Suez. V. Elie Sorin, Suez: histoire de la jonction des deux mers, 1870, pp. 11 et s.

port qui, déclarant impossible un canal direct à travers l'isthme, concluait au rétablissement de l'ancien canal des Pharaons par le Nil. On n'en continua pas moins à s'occuper du problème. En 1828, Bentham adressa au pacha d'Egypte Mehemet Ali un mémoire pour l'engager à établir une communication directe entre la mer Rouge et la Méditerranée (1), et, en 1833, le chef des SaintSimoniens, Enfantin, partit en Egypte avec plusieurs de ses amis afin de décider Mehemet Ali à réaliser la percée de Suez. Mais leurs tentatives furent inutiles. En 1836, un des adeptes du père Enfantin, l'ingénieur français Lambert, soumit à Mehemet Alf une nouvelle proposition de percement d'un canal, et celui-ci, se montrant cette fois plus favorable, décida de consulter à son sujet le prince de Metternich: le prince, après avoir réservé son avis jusqu'à plus ample examen, conseilla en 1838 au pacha d'entreprendre le canal, en ajoutant qu'il devrait être neutralisé par un traité européen; le projet de l'ingénieur français finit cependant par être abandonné. L'opinion, un peu partout en Europe, commença bientôt à s'intéresser à la question. En 1841, une compagnie hollandaise offrit de se charger du creusement d'une voie de navigation entre la mer Rouge et la Méditerranée. Et, vers la même époque, une société se fonda en Angleterre pour la réalisation d'un projet de canal direct entre Péluse et Suez, dont un ingénieur français, M. Linant de Bellefonds, était l'auteur : elle n'eût toutefois aucune suite. Enfin, en France, en 1845, Enfantin provoqua la formation d'une société d'études du canal de Suez qui, constituée le 27 novembre 1846, fit exécuter sur place d'importants travaux de nivellement ses ingénieurs reconnurent ainsi que, contrairement à ce qu'avait déclaré Lepère en 1800, la mer Rouge et la Méditerranée étaient au même niveau et qu'un canal maritime direct était par suite pratiquement possible. D'autre part, de tous côtés, des mémoires furent publiés, exposant l'utilité et l'importance du percement de l'isthme de Suez; citons parmi les principaux celui de l'Anglais David Urquhart en 1843 et celui des Français Colin et de Naives en 1847 : ce dernier, adressé sousforme de pétition à la Chambre des députés, demanda l'applica tion, par un traité collectif, au << Bosphore artificiel de Suez », du principe de neutralité proclamé par la convention du 13 juil let 1841 pour le Bosphore et les Dardanelles (2). Mais le grand

(1) V. Nys, Etudes de droit international et de droit politique, 2o série, 1901, pp. 315 et s.

(2) Le percement de l'isthme de Suez: Enfantin et M. de Lesseps, 1869. De Font-Reaux, Les canaux, pp. 104-110. Barthélemy Saint-Hilaire, Note historique sur l'isthme de Suez, dans Exposé et documents sur le percement de l'isthme de Suez, par F. de Lesseps, 2 série, 1856, pp. 17 et s.

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