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dessein, dont depuis des siècles on avait rêvé, ne devait plus tarder longtemps à s'accomplir sa réalisation eut lieu sept ans plus tard, et par l'initiative d'un ancien consul de France, M. Ferdinand de Lesseps. C'est effectivement le 15 novembre 1854 qu'au cours d'une excursion dans la Haute Egypte, à laquelle il avait été invité par Mohammed-Saïd Pacha dès son avènement au trône égyptien, M. de Lesseps présenta au vice-roi un mémoire demandant la jonction de la Méditerranée et de la mer Rouge par un canal navigable (1), et c'est quinze jours après, le 30, qu'en réponse à ce mémoire, il obtint du souverain de l'Egypte un firman lui donnant pouvoir exclusif de constituer et de diriger une compagnie pour le percement de l'isthme de Suez et l'exploitation d'un canal entre les deux mers. Ainsi se trouva en peu de temps consacré un projet que M. de Lesseps avait conçu dès 1832, alors qu'il était élève consul à Alexandrie, et dont il avait ensuite sollicité vainement l'exécution auprès du précédent vice-roi Abbas Pacha et de son suzerain le sultan de Constantinople. L'amitié qui depuis vingt ans liait M. de Lesseps à Mohammed-Saïd explique en grande partie le facile succès de sa démarche.

Le firman du 30 novembre 1854, que Mohammed-Saïd adressait à son « ami », M. Ferdinand de Lesseps, constitue la charte fondamentale du canal de Suez (2). Il en établit avec une certaine précision le régime juridique. On peut résumer ce régime dans les quatre formules suivantes : 1o Le canal forme une partie du

territoire de l'Egypte. C'est en effet seulement le droit de construire et d'exploiter un canal à travers l'isthme de Suez que le vice-roi d'Egypte a accordé à M. de Lesseps; il ne s'est en aucune façon dépouillé en sa faveur du territoire sur lequel le canal doit être établi le firman est non pas un acte de cession, mais un acte de « concession >>> : la concession consentie est même limitée à une durée de 99 ans. Ses articles 1, 3 et 4 sont formels à cet égard. Il a été spécialement jugé par une décision du tribunal civil d'Alexandrie du 18 mai 1885, confirmée par un arrêt de la cour d'appel d'Alexandrie du 9 février 1887, que le canal de Suez est compris dans le territoire égyptien et par cela même dans la ligne douanière de ce pays (3). -2° Il s'agit, portent le préambule et l'article 1er du firman, d'une « voie navigable pour les grands navires », d'un « passage propre à la grande navigation ».

(1) V. le texte de ce mémoire dans F. de Lesseps, Exposé et documents officiels sur le percement de l'isthme de Suez, 1" série, 1855, pp. 43 et s. (2) V. le texte de ce firman, dans de Lesseps, Exposé et documents offi_ ciels sur le percement de l'isthme de Suez, 1′′ série, 1855, pp. 53 et s. (3) V. Revue de droit international maritime, 1886, p. 728.

3° L'entreprise a un caractère universel: le canal doit être accessible à toutes les nations et sur un pied de complète égalité ; l'Etat sur le territoire duquel il est situé a renoncé au droit de l'exploiter à son profit exclusif. Cela est dit expressément dans les articles 1 et 6 du firman: « M. Ferdinand de Lesseps, déclare l'article 1", constituera une compagnie universelle du canal maritime de Suez pour le percement de l'isthme de Suez ». « Les tarifs des droits de passage du canal de Suez, concertés entre la compagnie et le vice-roi d'Egypte et perçus par les agents de la compagnie, ajoute l'article 6, seront toujours égaux pour toutes les nations, aucun avantage particulier ne pouvant jamais être stipulé au profit exclusif d'aucune d'elles ». 4° La concession de M. de Lesseps forme un monopole, qui interdit, pendant sa durée, au gouvernement égyptien d'établir une nouvelle voie de communication par mer entre la Méditerranée et la mer Rouge. Les expressions du firman démontrent en effet que l'idée qui a prévalu est celle de la construction d'un seul canal dans ses articles il n'est pas question simplement de l'établissement « d'un canal », mais toujours de l'établissement d'un « canal maritime de Suez », et c'est un « pouvoir exclusif » qu'on confère à M. de Lesseps pour la formation et la direction de la compagnie destinée à percer l'isthme de Suez et à construire le canal entre les deux mers. Au surplus, l'effet de concessions du genre de celle octroyée à M. de Lesseps est d'assujettir un individu ou une compagnie à l'obligation de construire et de maintenir à ses propres frais et risques un ouvrage d'utilité publique contre l'abandon fait par le gouvernement au concessionnaire pour un temps déterminé de la faculté de percevoir des droits comme indemnité de son travail et de sa dépense, perception qui est la seule récompense de l'individu ou de la compagnie pour l'ouvrage qu'ils ont entrepris; or le fait d'accorder à un individu ou à une compagnie une concession ayant un objet identique à celui d'une concession antérieure, en pleine exploitation, est manifestement de nature à diminuer par lui-même l'usage de l'ouvrage public et par conséquent le produit des taxes y perçues, c'est-à-dire de porter atteinte, par un acte de gouvernement, aux conditions mêmes de l'entreprise. La question a été tranchée en ce sens par un avis du Conseil d'Etat égyptien de mai 1883 (1).

Mais, pour constituer dans les formes et conditions généralement adoptées la compagnie que M. de Lesseps avait reçu pouvoir de créer, il convenait de stipuler dans un acte plus détaillé et plus complet les concessions, charges et redevances auxquelles

(1) V. Journal du droit international privé, t. X, p. 321.

la société devait être soumise ou avoir droit. Le 5 janvier 1856, le vice-roi d'Egypte accorda en conséquence à M. de Lesseps un nouveau firman, qui constitua la nouvelle charte de la compagnie universelle du canal maritime de Suez (1). On retrouve dans ce second acte les mêmes idées que dans le premier. Ce que le gouvernement abandonne à la compagnie, ce n'est pas la propriété mais uniquement la « jouissance » des terrains nécessaires au canal: c'est une simple « concession » pour sa construction et son exploitation qui est octroyée par le vice-roi d'Egypte (art. 1 et s., 10, 12). Et c'est non pas un canal, mais « le canal maritime de Suez » ou« un grand canal entre Suez et le golfe de Péluse », que le firman reconnaît à la compagnie le droit de construire et d'exploiter (art. 1, 14), ce qui implique toujours l'existence à son profit d'un monopole. L'acte de 1856, comme celui de 1854, consacre enfin l'assimilation des pavillons. En effet, l'article 14 déclare d'une manière formelle « le grand canal maritime de Suez à Péluse et les ports en dépendant ouverts à toujours, comme passages neutres, à tout navire de commerce traversant d'une mer à l'autre, sans aucune distinction, exclusion ni préférence de personnes ou de nationalités », et l'article 17 n'autorise la compagnie à percevoir des droits de navigation, de pilotage et de remorquage sur les navires passant dans le canal qu'à la condition expresse que ces droits seront perçus « sans aucune exception ni faveur, sur tous les navires, dans des conditions identiques ».

Le firman de 1854 dispose, sans préciser davantage, que la voie à construire sera une « voie navigable pour les grands navires ». Une rédaction aussi générale pouvait faire supposer que le canal serait accessible aux navires de guerre comme aux navires de commerce. Etait-ce bien là l'intention de Mohammed-Saïd ? Le firman de 1856, tout en parlant de nouveau d'un « passage propre à la grande navigation » (préambule et art. 1), semble avoir voulu donner à ces expressions une portée plus restreinte, car il ajoute dans une de ses dispositions (art. 14) que « le grand canal sera ouvert à toujours comme passage neutre à tout navire de commerce ». En ne faisant ainsi allusion qu'aux navires de commerce, il paraissait bien exclure les navires de guerre. C'était aussi, semble-t-il, la conclusion qu'il fallait tirer du caractère « neutre » qu'il attribuait au passage: n'est-ce pas une règle du droit des gens qu'un territoire continental neutre doit être fermé aux navires de guerre, et le canal n'est-il pas une partie du territoire continental de l'Egypte ? En réalité, le texte du firman était obscur et manquait

(1) V. le texte de ce firman, dans de Lesseps, op. cit., 2o série, 1856, pp. 291. et s.

de précision. Si le territoire continental neutre doit être fermé au passage des navires de guerre, il n'en est pas de même du territoire maritime neutre ; or il n'est point anti-juridique de soutenir que le canal est un territoire maritime et non pas un territoire continental. D'autre part, l'article 14 ne laissait pas d'être un peu équivoque : en déclarant le passage « ouvert à toujours » aux « navires de commerce », n'a-t-il pas simplement entendu dire qu'au contraire pour les navires de guerre il ne sera pas ouvert à toujours, mais seulement d'une manière exceptionnelle, d'après la volonté du souverain local ? Il paraît bien qu'à l'époque l'opinion qui prévalait était que le canal ne devait pas donner accès aux bâtiments de guerre on redoutait des tentatives. d'obstruction et des faits de guerre. En effet, dans une consulta tion que M. de Lesseps demanda en 1856 au prince de Metternich, celui-ci émettait l'avis que le meilleur régime à appliquer au canal de Suez était celui de la neutralité sur le modèle de la convention des détroits du 13 juillet 1841 qui fermait le Bosphore et les Dardanelles aux bâtiments de guerre (1). Et la même année, dans une lettre qu'il adressait à Napoléon III. M. de Lesseps demandait qu'on introduisît dans le traité de paix à conclure avec la Russie une clause déclarant que « les puissances signataires garantissent la neutralité du canal maritime de Suez en tout temps » et qu'« aucun bâtiment ne pourra jamais être saisi ni dans le canal ni à quatre lieues des entrées des deux mers », expliquant qu'une semblable clause « garantirait, en tout temps, pour la navigation, aux commerçan's de tous les pays, la liberté de passage et la neutralité du canal » (2).

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5121. Au moment où il fut question d'accorder la concession du canal, un grave problème se posa. Le traité de Londres du 15 juillet 1840 et le firman du sultan du 13 février 1841 ont fait bénéficier l'Egypte d'une situation privilégiée en lui permettant d'accomplir certains actes dans une indépendance entière, sans avoir à demander l'autorisation de la Porte. Devait-on ranger dans la catégorie de ces actes le percement de l'isthme de Suez ? M. deLesseps le pensa; mais le vice-roi fut d'un avis opposé : il estimait que le percement de l'isthme de Suez, par lui-même et par ses conséquences, constituait une de ces « affaires importantes >> pour lesquelles le consentement de la Porte est nécessaire. En conséquence, à la suite de chacun des firmans que rendit Mohammed-Saïd, il fut inséré une disposition stipulant que « la concession accordée à la compagnie universelle du canal de Suez.

(1) V. F. de Lesseps, Lettres, journal, documents, t. I, (2) V. Rossignol, op. cit., p. 179.

p. 402.

devra être ratifiée par S. M. I. le Sultan » et que « les travaux relatifs au creusement du canal ne seront commencés qu'après l'autorisation de la Sublime Porte ».

512. Communiqués à tous les cabinets européens, les firmans de 1854 et de 1856 rencontrèrent de la part de la Grande-Bretagne et, sous l'influence de celle-ci, de la part de la Turquie, une vive opposition. Dès le lendemain du premier firman, les agents britanniques s'efforcèrent, en le menaçant de la colère de l'Angleterre, de décider le vice-roi à abandonner l'idée du canal. Mais ils ne parvinrent pas à l'intimider. Ils se tournèrent alors du côté de la Turquie pour faire retarder ou même refuser, par le sultan, l'autorisation qu'on attendait de lui. Le cabinet de Constantinople semblait à ce moment favorable à l'entreprise : dans une lettre à M. de Lesseps, le grand vizir en avait reconnu l'utilité. A force de manoeuvres, l'ambassadeur d'Angleterre, Lord Stratford de Reddclife, finit par obtenir du gouvernement turc la nomination d'une commission de trois membres qui devrait avant toute discussion examiner en détail les articles du firman du 30 novembre. C'était gagner du temps. Mais la commission, dont M. de Lesseps avait jugé la création attentatoire aux droits du sultan et qu'il avait refusé de reconnaître, ne fonctionna pas Alors le grand vizir Rechid-Pacha, devenu l'instrument de l'Angleterre, fit savoir officieusement à Mohammed-Saïd que la Porte désirait un supplément d'explications sur un certain nombre de points et en particulier sur les garanties à réclamer de la compagnie du canal pour le passage des bâtiments de guerre. Il fallait plus à Lord Stratford. Multipliant les démarches, il insista de toutes manières pour que l'autorisation ne fût pas donnée, faisant valoir notamment que le canal accroîtrait l'importance de l'Egypte et relâcherait le lien de vassalité qui l'unit à la Turquie. La Porte ne consentit qu'à garder le silence. Bientôt ce ne fut plus seulement au Caire et à Constantinople que l'intervention anglaise se manifesta. Dans une note à M. Walewski, ministre des affaires étrangères, Lord Cowley, ambassadeur à Paris, déclara que son gouvernement ne considérait pas le projet de canal comme possible, attendu que son but commercial n'était qu'un prétexte et que son véritable motif était un motif politique. M. Walewski répondit que le percement de l'isthme était une entreprise particulière à laquelle le gouvernement n'avait pas à mettre obstacle. L'hostilité des Anglais s'expliquait en réalité par la crainte que, grâce au canal, la France n'augmentât son influence en Egypte au détriment de celle de la Grande-Bretagne et que, se trouvant de son fait plus près des Indes, elle ne pût les attaquer facilement. Cependant, les intrigues du cabinet britannique se faisaient de jour en

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