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d'ajuster un ruban; et enfin d'excellens chimistes qui, avec de l'essence de jambon et autres semblables élixirs, mettaient en peu d'années toute une maison entre les mains des médecins et des créanciers. Les Cachemiriens parvinrent par ces beaux arts à l'honneur de fournir de modes, de danseurs et de cuisiniers presque toute l'Asie.

"

On parlait cependant beaucoup de rendre la capitale plus commode, plus propre, plus saine et plus belle qu'elle ne l'était: on en parlait, et on ne fesait rien. Un philosophe de l'Indoustan 1 grand amateur du bien public, et qui disait volontiers et inutilement son avis quand il s'agissait de rendre les hommes plus heureux et de perfectionner les arts, passa par la capitale de Cachemire; il eut avec un des principaux bostangis un long entretien sur la manière de donner à cette ville tout ce qui lui manquait. Le bostangi convenait qu'il était honteux de n'avoir pas un grand et magnifique temple semblable à celui de Pékin ou d'Agra; que c'était une pitié de n'avoir aucun de ces grands bazars, c'est-à-dire de ces marchés et de ces magasins publics entourés de colonnes, et servant à la fois à l'utilité et à l'ornement. Il avouait que les salles destinées aux jeux publics étaient indignes d'une ville du quatrième ordre; qu'on

Voltaire. (CLOG.)

voyait avec indignation de très vilaines maisons sur de très beaux ponts, et qu'on désirait en vain des places, des fontaines, des statues, et tous les monumens qui font la gloire d'une nation.

Permettez-moi, dit le philosophe indien, de vous faire une petite question. Que ne vous donnez-vous tout ce qui vous manque? Oh! dit le petit bostangi, il n'y a pas moyen; cela coûterait trop cher. Cela ne coûterait rien du tout, dit le philosophe. On nous a déja étalé ce beau paradoxe, reprit le citoyen; mais ce sont des discours de sage, c'est-à-dire des choses admirables dans la théorie et ridicules dans la pratique : nous sommes rebattus de ces belles sentences. Mais qu'avezvous répondu, dit le philosophe, à ceux qui vous ont représenté qu'il ne s'agissait que de vouloir pleinement, et qu'il n'en coûterait rien à l'état de Cachemire pour orner votre capitale, pour faire toutes les grandes choses dont elle a besoin? Nous n'avons rien répondu, dit le bostangi; nous nous sommes mis à rire, selon notre coutume, et nous n'avons rien examiné. Oh bien, dit le philosophe, riez moins, examinez davantage, et je vais vous démontrer ce paradoxe qui vous rendrait heureux et qui vous alarme. Le Cachemirien, qui était un homme fort poli, se mordit les lèvres de peur d'éclater au nez de l'Indien, et ils eurent ensemble la conversation suivante :

LE PHILOSOPHE.

Qu'appelez-vous être riche?

LE BOSTANGI.

Avoir beaucoup d'argent.

LE PHILOSOPHE.

Vous vous trompez. Les habitans de l'Amérique méridionale possédaient autrefois plus d'argent que vous n'en aurez jamais; mais étant sans industrie, ils n'avaient rien de ce que l'argent peut procurer : ils étaient réellement dans la misère.

LE BOSTANGI.

J'entends: vous faites consister la richesse dans la possession d'un terrain fertile.

LE PHILOSOPHE.

:

Non car les Tartares de l'Ukraine habitent un des plus beaux pays de l'univers, et ils manquent de tout. L'opulence d'un état est comme tous les talens qui dépendent de la nature et de l'art. Ainsi la richesse consiste dans le sol et dans le travail. Le peuple le plus riche et le plus heureux est celui qui cultive le plus le meilleur terrain; et le plus beau présent que Dieu ait fait à l'homme est la nécessité de travailler.

LE BOSTANGI.

D'accord; mais, pour faire ce qu'on nous demande, il faudrait le travail de dix mille hommes pendant dix années: et où trouver de quoi les. payer?

LE PHILOSOPHE.

N'avez-vous pas soudoyé cent mille soldats pendant dix ans de guerre1?

LE BOSTANGI.

Il est vrai, et l'état ne paraît pourtant pas appauvri.

LE PHILOSOPHE.

Quoi! vous avez de l'argent pour envoyer tuer cent mille hommes, et vous n'en avez pas pour en faire vivre dix mille?

LE BOSTANGI.

Cela est bien différent : il en coûte beaucoup moins pour envoyer un citoyen à la mort que pour lui faire sculpter du marbre.

LE PHILOSOPHE.

Vous vous trompez encore. Trente mille hommes de cavalerie seulement sont beaucoup plus chers que dix mille artisans; et la vérité est que ni les uns ni les autres ne sont chers quand ils sont employés dans le pays. Que croyez-vous qu'il en ait coûté aux anciens Égyptiens pour bâtir des pyramides, et aux Chinois pour faire leur grande muraille? des ognons et du riz. Leurs terres ont-elles été épuisées pour avoir nourri des hommes laborieux, au lieu d'avoir engraissé des fainéans?

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Guerre de 1741 à 1748, pour la succession d'Autriche. Ce passage, comme nous l'avons dit, page 3, détermine à peu près la date de ce premier dialogue. (CLOG.)

LE BOSTANGI.

Vous me poussez à bout, et vous ne me persuadez pas. La philosophie raisonne, et la coutume agit.

LE PHILOSOPHE.

Si les hommes avaient toujours suivi cette maxime, ils mangeraient encore du gland, et ne sauraient pas ce que c'est que la pleine lune. Pour exécuter les plus grandes entreprises, il ne faut qu'une tête et des mains, et l'on vient à bout de tout. Vous avez de belles pierres, du fer, du cuivre, de beaux bois de charpente; il ne vous manque donc que la volonté.

LE BOSTANGI.

Nous avons de tout; la nature nous a très bien traités: mais quelles dépenses énormes pour mettre tant de matériaux en œuvre!

LE PHILOSOPHE.

Je n'entends rien à ce discours. De quelles dépenses parlez-vous donc? Votre terre produit de quoi nourrir et vêtir tous vos habitans; vous avez sous vos pas tous les matériaux: vous avez autour de vous deux cent mille fainéans que vous pouvez employer; il ne reste donc plus qu'à les faire travailler, et à leur donner pour leur salaire de quoi être bien nourris et bien vêtus. Je ne vois pas ce qu'il en coûtera à votre royaume de Cachemire; car assurément vous ne paierez rien aux

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