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Quand je revois, après vingt ans d'éloignement, la petite ville où j'ai vécu les premières années de mon enfance, je lui retrouve, avec une extrême précision, la physionomie paisible que lui ont faite quatre siècles sans histoire. Mais j'ai trop changé moi-même, j'ai transporté trop loin mes habitudes et mes affections pour revivre vraiment mes habitudes et mes affections d'autrefois; je n'ai plus rien à attendre du rajeunissement soudain de cette image pour mes intérêts présents, et la vivacité même de mes impressions renouvelées ne fait qu'accuser l'impossibilité pour le passé de s'unir au présent dans une même action. Ce passé m'est inutile; il rompt même, pour un instant, d'une manière saisissante, l'exercice intéressé de mon attention; et c'est pourquoi, sans doute, le charme passager en est si exquis et si reposant.

Au contraire, le souvenir d'un fait récent, banal et àdemi oublié, nous donne, si les circonstances le rappellent, une impression très nette de proximité. C'est que cet évènement a été lié de quelque façon à une habitude qui n'a pas disparu encore, à une virtualité encore efficace. On peut même dire que cette dépendance par rapport à une habitude est d'autant plus grande que l'évènement est plus banal; car les choses banales sont précisément celles dont nous avons l'habitude. J'apprends qu'un indifférent, que je rencontre de loin en loin, vient d'être victime d'un accident tragique. Je me rappelle alors l'avoir aperçu la semaine passée dans une rue où je passe fréquemment; cette rencontre ne m'a pas frappé, mais je m'en souviens comme d'un fait récent parce qu'elle est liée à une habitude présente.

§ 10.

Autre question. Pourquoi distinguonsnous, dans nos souvenirs, ceux des faits réels de ceux

mon atten

de nos rêves ou de nos lectures? Pourquoi n'arrivet-il jamais, en dehors des cas morbides, qu'on s'imagine avoir été le témoin réel d'une scène dont on a été vivement ému au théâtre? La réponse est aisée : nos souvenirs réapparaissent avec le coefficient de réalité qui leur est propre. Au théâtre, et c'est l'élément même de l'émotion dramatique, tion se trouve violemment disputée aux adaptations habituelles nécessaires à ma défense; - disputée, mais non pas «< divertie » entièrement; car, malgré la << distraction >> que je viens volontairement demander au théâtre, je ne perds pas un instant le sentiment plus ou moins confus du réel; le cadre du tableau, les décors du papier, la chute du rideau, le voisinage de témoins impassibles comme moi, pour ne rien dire des invraisemblances nécessaires de l'action et de l'outrance des gestes, retiennent vers le réel une large part de mon attention. Je ne confonds donc jamais les fictions de l'art avec mes souvenirs personnels, parce que ces fictions se sont, dès l'abord, présentées avec un caractère suffisant d'irréalité, c'est-à-dire d'inaptitude à s'adapter à mon présent, qui en est désormais inséparable.

Il n'en est pas moins vrai que, pour les amateurs de roman et de théâtre, les fictions littéraires finissent par devenir un véritable monde à part, qui redouble le monde réel, et parfois lui fait concurrence. Il y a un monde homérique, un monde shakespearien, un Pays de Tendre », une société ibsénienne. Ces mondes ont leur cadre, leurs conventions, leurs vertus et leurs vices. A la suite des grands évocateurs, nous nous transportons au milieu des héros et nous endossons, pour quelque temps, leurs croyances et discutons leurs jugements. Cette puissance suggestive des œuvres littéraires, cette «communication contagieuse

des imaginations fortes », dont Malebranche a décrit les effets en traits ineffaçables (1), a parfois donné au génie son orientation. La lecture de Walter Scott et de Châteaubriand a révélé à Augustin Thierry sa vocation d'historien. En revanche, on comprend que dans des esprits moins vigoureux, chez une Cathos, une Emma Bovary, la suggestion littéraire puisse, au sens propre du mot, «pervertir» le jugement, en détournant l'attention du monde réel où elle a pour fonction de nous guider.

(1) Recherche de la Vérité, livr. II, part. II.

CHAPITRE X

LA CROYANCE ABSTRAITE

I. OBJET DU CHAPITRE

§ 1. En passant du monde des percepts et des souvenirs à celui des concepts, nous ne pénétrons pas dans une région absolument nouvelle. Tout souvenir tend à se simplifier en image générique, à se fixer en habitude générale; et, réciproquement, le concept, dans lequel se rejoignent les expériences passées et et présentes, est toujours une habitude susceptible de réveil et d'action.

Cette parenté devient plus frappante encore si l'on songe à quel point s'applique aux croyances abstraites la distinction, maintes fois signalée plus haut, de la foi et de la croyance proprement dite. Nos affirmations les plus usuelles sont presque toujours les plus impersonnelles, celles qui ont coùté le moins d'efforts à notre invention. Elles sont une monnaie d'échange social que nous avons reçue toute frappée et que nous rendons inaltérée. Vérités scientifiques ou historiques, maximes empiriques du bon sens, principes moraux, dogmes religieux, toutes ces for

mes banales de l'affirmation sont, au sens propre du mot, des traditions, que bien peu de nous peuvent se vanter d'avoir accrues ou simplement repensées. La découverte originale est le privilège enviable du génie. Au surplus, nous verrons bientôt que cette originalité créatrice émerge toujours d'un fonds commun de traditions.

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§ 2. Il n'en reste pas moins vrai que toute affirmation a son origine première dans une conscience individuelle. Et d'ailleurs, s'il n'est donné qu'au très petit nombre de découvrir une loi naturelle, de fonder une loi morale ou un dogme, tout être pensant se trouve mis en demeure, par les nécessités de l'action, de faire l'épreuve personnelle d'un certain nombre d'articles de foi scientifiques, moraux ou religieux. Cette épreuve peut aboutir à la confirmation de la tradition, qui, dès lors, devient croyance réfléchie, ou à l'abandon formel de cette tradition, et cet abandon est encore une croyance. De toute façon, nous allons de la foi à la croyance en passant par le doute.

Il nous reste donc, avant d'étudier l'origine sociale de la croyance abstraite, à rechercher :

1° Comment la foi, en se vérifiant, devient croyance; 2o Comment la croyance, à son tour, se grossit de croyances originales.

II. DE LA FOI A LA CROYANCE

§ 3. - De ces deux questions, la première est sans doute la plus obscure. Car, s'il y a aujourd'hui des méthodes connues pour avancer dans la découverte de l'inconnu, le passage de la foi traditionnelle à la

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